Avec la défaite et l’invasion de la France, commençait l’heure des choix. Beaucoup a été dit sur l’attitude des Français de l’an 1940. À l’été qui succède à la défaite, c’est une population abasourdie, dont un quart a suivi les routes de l’exode, qui voit s’installer l’occupant au nord et le nouveau régime au sud, partir deux millions de prisonniers vers l’Allemagne et avec eux leurs dernières illusions de grande puissance. Face au désastre et à cette situation inédite, chacun, au long de ces années, a répondu différemment. Choix d’un camp ou de l’autre, passivité ou engagement, les Français se sont placés entre le refus, la résignation, l’accommodement1 ou l’approbation, sachant que les frontières entre ces attitudes n’étaient pas étanches et que les prises de position furent souvent fluctuantes dans le temps et selon les circonstances2. Cependant, quelques-uns refusèrent dès le début d’abdiquer devant la défaite militaire et de condamner l’espoir. Parce qu’ils refusaient de s’incliner devant les armes, ils rejetèrent l’appel à cesser le combat le 17 juin 1940, le régime proclamé moins d’un mois plus tard, le 10 juillet à Vichy, et la politique de collaboration scellée à Montoire le 24 octobre de la même année. Cette conviction, rare, ne fut pas seulement celle du général de Gaulle et des quelques Français libres de Londres. Elle fut partagée par des hommes et des femmes qui, ne sachant forcément que faire pour inverser le cours des choses, refusaient ce que la plupart pensaient être une fatalité, quand ce n’était, à l’instar de Charles Maurras, une « divine surprise » d’en finir avec la République. Leur refus était aussi le rejet de ceux qui avaient fait le choix opposé, ayant accueilli les Allemands ou s’en étant au plus vite rapprochés. Cette césure dans la société française n’allait cesser de s’approfondir. Une lutte à mort s’engageait entre deux camps et la répression qui tombait sur ceux qui étaient restés dignes laisserait un jour la place à l’épuration des indignes.
Dès le 17 juin 1940, dans ce qui est considéré comme un des premiers refus de la défaite, le démocrate-chrétien Edmond Michelet distribuait dans les boîtes aux lettres de Brive un tract sur lequel on pouvait lire « En temps de guerre celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi ». L’appel à cesser le combat, à renoncer en l’espoir d’une prochaine victoire, fut perçu par un certain nombre de Français comme une trahison. L’antagonisme entre l’Axe et les alliés franco-britanniques se brouillait. L’ennemi n’était plus seulement l’Allemagne, il comprenait désormais les Français qui faisaient le choix de l’Europe nazie. Parmi les premières manifestations de résistance, les tracts, les graffitis ou les affichettes, résultats d’initiatives personnelles ou tout au moins isolées, pointaient le désir de s’en prendre aux traîtres, c’est-à-dire aux ennemis français. Dans la commune de Châtillon-la-Palud, dans l’Ain, fut apposée en août 1940 une affiche dénonçant la trahison des chefs et célébrant le sacrifice des soldats qui, « morts[,] crient vengeance3 ». À Paris, toujours au cours de l’été, fut distribuée sous le manteau une brochure écrite par le socialiste Jean Texcier, Conseils à l’occupé. Parmi les trente-trois règles édictées dès juillet dans ce petit manuel de dignité face à l’envahisseur, était déjà dénoncé « le marivaudage d’une de ces femmes que l’on dit honnête, avec [les] occupants ». L’auteur invitait ensuite le lecteur à se projeter dans l’avenir : « Au-delà du Rhin cette jolie personne serait publiquement fouettée. Alors, en la détaillant, repère soigneusement la tendre place, et savoure d’avance ton plaisir. » Dans un registre grivois ou dramatique, ces prémices manifestaient une intention : celle de s’en prendre le jour venu aux partisans de l’occupant.
Jusqu’en novembre 1942 la présence de l’occupant dans la seule zone nord n’était pas sans effet sur les choix d’action pris de part et d’autre de la ligne de démarcation.
Au nord, la priorité était d’abord la lutte contre l’occupant, qu’elle fût menée par le renseignement, la propagande, l’aide aux pourchassés, parfois aussi le sabotage ou l’attentat contre des soldats allemands. « Un seul ennemi, l’envahisseur », comme le proclamaient les papillons accolés sur les murs de la capitale à l’automne 1940 par le groupe Jeune République4. Les historiens de la Résistance ont bien montré comment ses premiers pas et ses premières actions furent déterminés par la présence ou non de l’occupant.
Cependant, au même moment en zone sud certains groupes de résistance naissant s’en prirent aussi à ceux qui défendaient la collaboration avec l’Allemagne. L’intention première du groupe créé à Cannes par d’Astier de la Vigerie à l’automne 1940 était déjà de s’attaquer de manière violente et spectaculaire aux collaborateurs. Deux expéditions punitives avaient été prévues à l’encontre du fondateur du journal Gringoire, Horace de Carbuccia, et de son éditorialiste vedette, Henri Béraud.
Mais la faiblesse des moyens orienta d’abord l’action vers la propagande. Ainsi, dans la nuit du 27 au 28 février 1941, ses membres collèrent des milliers de papillons dans six villes de la zone sud. Ils dénonçaient le journal collaborationniste Gringoire mais en s’inscrivant explicitement dans une logique punitive : « La Gestapo habite Vichy, 6 rue Chomel. Elle a trouvé des Français qu’elle paie pour lui servir de mouchards. Ils seront punis. » Parce que ces partisans (ou activistes) étaient encore peu habitués à la clandestinité, des imprudences provoquèrent plusieurs arrestations et la fin de ce groupe5. Mais les menaces planaient toujours et les collaborateurs ne pouvaient ignorer que, dans l’ombre, de plus en plus nombreux étaient ceux qui prévoyaient un jour de les châtier.
Cependant, qu’il s’agisse d’actes isolés ou de choix d’action de réseaux en constitution, s’en prendre aux collaborateurs devenait, pour la résistance intérieure, au fur et à mesure du prolongement de l’Occupation, non seulement une question de justice ou de morale, mais de plus en plus une nécessité stratégique. En effet, alors que l’URSS en juin 1941 puis les États-Unis en décembre 1941 entraient en guerre, celle-ci devenait mondiale. La fatalité d’une Europe sous la Pax Germanica s’estompait, la lutte se faisait plus âpre et la répression plus féroce. Aussi devenait-il impératif de dissuader les tièdes de rejoindre le camp de la collaboration. La peur qui tenaillait les résistants, dont l’engagement se faisait au risque de leur vie, allait changer de camp. Les collaborateurs devaient désormais comprendre qu’ils devenaient des cibles et que leur choix dangereux était passible de châtiment. Par la menace comme par l’action punitive, les résistants jetaient les bases d’une épuration de la France à libérer et reconstruire.
Les menaces n’avaient de sens que si elles étaient prolongées par des actes. En plusieurs endroits du territoire national, des collaborateurs sont visés. L’une des premières tentatives d’assassinat a un grand retentissement en raison de la notoriété des personnes touchées. En effet, le 27 août 1941, Paul Collette, jeune homme de 21 ans, s’engage dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF) afin de participer à la prise d’armes organisée en présence de hautes personnalités avant le départ sur le front russe. Ce jour-là, le 27 août, Laval, Déat, Doriot et de Brinon sont présents dans la caserne Borgnis-Desbordes à Versailles. À l’approche de Laval, Paul Collette tire cinq balles, le blessant ainsi que Marcel Déat et un troisième homme, le colonel Durvy. Lors de son interrogatoire il déclare à l’intention des Allemands présents : « En Allemagne vous ne pouvez aimer les traîtres. En France on les abat. Voilà pourquoi j’ai tiré sur Laval6. » Le parcours de Paul Collette, ancien militant des Croix-de-Feu et agissant de sa propre initiative, la clémence du maréchal Pétain qui commua sa condamnation à mort en travaux forcés ; tout cela fit que ce geste ne fut pas considéré comme significatif. Ni par les contemporains, ni ultérieurement par les historiens, contrairement à l’attentat réalisé une semaine auparavant. Le 21 août, Fabien, militant communiste, avait en effet abattu un Allemand, l’aspirant Moser, à la station de métro Barbès, à Paris, provoquant la stupeur des collaborationnistes et la création des sections spéciales. Rares et discutées au début, quant à leur bien-fondé, les actions armées se développèrent néanmoins. D’abord menées contre l’occupant, elles alternent parfois avec des actions dirigées contre les collaborateurs. D’après le décompte établi par Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre pour le département de la Seine, sur les 138 attentats, sabotages ou tentatives opérés de juillet 1941 au 8 mars 1942, 18 visent des soldats allemands et 35 des lieux occupés par des soldats allemands ; 11 seulement prennent pour cible des collaborateurs. Le 3 janvier 1942, une permanence du Rassemblement national populaire (RNP) est attaquée rue de la Procession dans le 15e arrondissement de Paris où un adhérent est blessé de deux balles de revolver7. Les auteurs, un commando des bataillons de jeunesse du Parti communiste français (PCF), laissent sur place cette revendication : « Avis, la justice populaire châtiera de la peine de mort tous ceux qui, par leur attitude présente, se font les complices de l’étranger qui nous opprime. Mort aux traîtres ! À la porte les envahisseurs ! Vive la France ! » La lutte armée prend très rapidement une dimension justicière et si les coups portés à l’occupant restent bien modestes au vu de sa puissance militaire, ceux menés contre les collaborateurs inquiètent davantage Vichy et les tenants de la politique de collaboration. D’autant que le PCF clandestin met en place un groupe spécialement chargé d’éliminer les « renégats », c’est-à-dire, dans la langue stalinienne, les anciens camarades qui ont rompu avec le parti et se trouvent désormais du côté de la collaboration. A fortiori s’ils occupent des positions d’influence dans des organisations comme le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, ancien maire communiste de Saint-Denis, ou le Parti ouvrier et paysan français (POPF) de Marcel Gitton, élu député de la Seine en 1936 en rupture de ban avec le Parti communiste lors du pacte germano-soviétique. Gitton est la première cible du Détachement Valmy, nom donné au groupe communiste chargé des exécutions, qui l’abat le 4 septembre 1941. Une dizaine d’autres tombent sous les balles du groupe dans les mois qui suivent. Parmi eux, André Clément, le rédacteur en chef du Cri du Peuple, le journal du PPF, qui est abattu le 2 juin8. La date fut retenue par Doriot pour commémorer l’année suivante les morts du PPF dont la liste s’allonge de plus en plus.
Au printemps de l’année 1942 les premiers attentats contre des personnalités soutenant la politique de collaboration eurent également lieu en zone sud. Des groupes de résistance, comme les Groupes francs dans la région de Grenoble, s’en prirent d’abord à leurs biens : véhicules, magasins, domiciles. Jacques Renouvin, chef des corps francs au sein du mouvement Combat, s’en fit une spécialité. La première eut lieu en juillet 1942 quand plusieurs officines collaborationnistes explosèrent simultanément un peu partout en zone sud. Ces actions furent surnommées par leur organisateur les « kermesses ».
Progressivement, et selon les occasions, ces actions punitives se font démonstratives. Le 11 novembre 1943, afin de commémorer spectaculairement l’armistice de 1918, le Maquis de l’Ain investit Nantua. Un couple de restaurateurs connus comme collaborateurs avérés est tondu, affublé de croix gammées et promené dans les rues de la ville. La tonte de Nantua n’est pas un cas isolé : dès 1941 circulait la promesse du châtiment capillaire envers les collaboratrices9. En juillet 1941, un article publié quelques mois plus tard dans ce qui était l’un des principaux journaux clandestins, Défense de la France, prévenait : « Vous serez tondues, femelles dites françaises qui donnez votre corps à l’Allemand. » Un mois plus tard, fin août 1941, un tract imprimé à Vittel annonçait lui aussi le sort réservé aux « Françaises indignes » et dans ce cas il s’agissait d’une croix gammée marquée au front. Il est à noter qu’à l’automne 1941 en Algérie, la police de Vichy inflige également la tonte aux femmes qui fréquentent les membres des Commissions d’armistice allemande ou italienne10. Étrangement, en AFN, pour Vichy, la collaboration s’arrête au bord du lit. Ainsi de part et d’autre de la Méditerranée, les femmes qui fréquentent les Allemands sont perçues comme indignes. Ce n’est qu’à partir du premier semestre 1943 que des tontes sont effectivement pratiquées au nom de la Résistance. À Pau d’abord puis dans d’autres lieux en Ardèche comme en Bretagne, au hasard des initiatives et des traces que ces actions ont laissées. Ces tontes du temps de l’Occupation furent le plus souvent clandestines, elles se déroulaient de nuit lors d’attaques de domiciles de collaborateurs dont la finalité était de terrifier l’adversaire, parfois de l’exécuter, souvent de s’emparer de ses biens afin d’approvisionner le réseau auquel appartenaient les membres du commando. Bien qu’assimilées, par la police comme par les autorités allemandes, à du banditisme, ces actions faisaient vraiment partie d’une intensification de la lutte anti-collaborateurs sur l’ensemble du territoire.
Si les attentats contre l’occupant ont retenu davantage l’attention, ceux menés contre des collaborateurs furent bien plus nombreux. Ces derniers étant des cibles plus faciles et ne provoquant pas les mêmes représailles et exécutions d’otages opérées par les autorités allemandes, les exécutions de collaborateurs ont lieu un peu partout sur l’ensemble du territoire. Les membres de la milice française, organisation paramilitaire créée par Joseph Darnand en janvier 1943, sont pris pour cible par la résistance. Leur connaissance du terrain, supérieure aux Allemands, la radicalité de leur engagement associée à leur brutalité en font des adversaires aussi craints que haïs. Il s’agissait tout autant de punir leurs membres que de dissuader les adhésions. Les appels de Radio Londres à liquider les traîtres sont relayés, et des coups de main sont organisés ici et là. Paul de Gassowski, chef adjoint de la milice des Bouches-du-Rhône, est abattu le 28 avril 1943. Un autre milicien, Henri Burgnat, est également assassiné deux mois plus tard à Grenoble. Un an après, Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne, relève dans un rapport que 300 miliciens sont ainsi tombés sous les coups de la Résistance11.
Éparses à leur début, les actions envers les collaborateurs en s’intensifiant firent système. Il ne s’agissait plus uniquement de punir untel ou untel, mais de définir nommément le camp des traîtres, d’en établir la liste. Le Parti communiste d’abord s’y attacha, adaptant à l’Occupation la méthode des listes noires déjà employée entre 1931 et 1939 pour dénoncer les « ennemis de la classe ouvrière ». Avec l’entrée du PCF dans la clandestinité en septembre 1939, à la suite de son approbation du pacte germano-soviétique, les listes nationales s’étaient interrompues mais sans que cela n’empêche localement des désignations individuelles de collaborateurs. À partir de 1941, notamment à l’occasion du 11 novembre, le Front national dieppois annonce le marquage de certains commerces par la lettre « K » pour « kollaborateurs12 ».
En janvier 1943 réapparaissent les grandes listes nationales, véritables inventaires « d’espions, traîtres, renégats, suspects et agents de la Gestapo13 ». Ces listes regroupent toutes sortes « d’ennemis du parti », qu’ils aient dénoncé le pacte germano-soviétique, aient été accusés de trotskisme ou eu une conduite morale « indigne d’un communiste » ; ou encore qu’ils aient été indicateurs de la police, de la Gestapo ou aient rejoint des organisations collaborationnistes. Certaines listes sont largement diffusées, d’autres réservées à l’appareil du parti. Actualisées, elles intègrent parfois l’application du châtiment, comme pour l’ancien communiste André Clément qui avait rejoint le PPF de Jacques Doriot. Sur la liste de 1943, en face de son nom figure la mention : « a reçu le juste châtiment de ses crimes14 ».
Mais la pratique n’est pas le seul apanage du Parti communiste. Les lettres de menace, les cercueils, balles et autres billets déposés dans les boîtes aux lettres constituent des armes précieuses pour insuffler la peur chez l’adversaire. D’autres listes noires apparaissent dans des journaux clandestins de différentes obédiences. Comme le gaulliste Bir Hakeim qui annonce dans son numéro du 14 juillet 1943 sa première liste noire avec ce commentaire : « Français, conservez précieusement ces listes de “traîtres” et de “caméléons” pour le jour du jugement et des fessées en place publique15 ». En Ardèche, en décembre 1943, le mouvement France d’abord publiait Le Pilori : « Le Pilori n’est ni un tract ni un journal clandestin. C’est un acte d’accusation établi après de sérieuses enquêtes. […] À tour de rôle, chaque foyer d’infection sera révélé, ce qui demain facilitera la tâche des chirurgiens », et en janvier 1944, au Havre, Le Patriote tient une rubrique régulière intitulée « Collaborateurs » avec le dessin d’un cercueil en illustration16. Dans l’organe des Mouvements Unis de Résistance (MUR) de Saône-et-Loire17 la rubrique est intitulée « Salopard et Cie » et « dans la koll… » pour celle du Front national de l’Oise18. À l’approche de la libération, ce recensement des traîtres se fit plus pressant. La Résistance en appelait alors à chacun, pour repérer les suspects, accumuler les preuves et signaler les individus à punir. En Bretagne un tract de l’Union des femmes françaises (VFF) y voyait clairement une des formes du combat à mener : « Engagez le combat contre les collaboratrices qui bientôt, comme à Rennes, vont payer leurs complaisances à l’ennemi, leurs délations et leurs crimes. Dressez-en la liste dans vos maisons, vos quartiers, vos usines, vos bureaux : demain le Tribunal Populaire aura à statuer sur leur sort. Aidez, dès maintenant, la justice du peuple !19 » Les listes noires touchaient tous les secteurs de la société française, même la Sorbonne eut droit à la sienne publiée par le Front national universitaire en juillet 194320.
Sur le territoire français, le traître pour lequel on appelait le châtiment pouvait être un collègue, un voisin, ou une personnalité locale. Parce qu’ils étaient des proches, leurs sentiments germanophiles comme leur engagement collaborationniste et leur fréquentation de l’ennemi n’étaient un mystère pour personne. Cependant, la volonté de s’en prendre aux traîtres était partagée par ceux qui prolongeaient la lutte en dehors du territoire national. À Londres, puis à Alger, dans les rangs de la France libre, l’on aspirait aussi à leur faire expier leur trahison et leur engagement.
On sait que la radio fut au cœur des actions de propagande durant la Seconde Guerre mondiale. Très vite les émetteurs de la BBC fonctionnèrent jour et nuit et transmettaient en 23 langues 160 000 mots par jour. Les services anglais écoutaient les radios ennemies où elles trouvaient le matériau nécessaire pour alimenter la propagande. La France libre possédait également son propre service d’écoute au commissariat à l’Intérieur qui employait 59 agents auxquels s’ajoutaient d’autres personnels chargés de décoder les télégrammes et qui lisaient le courrier clandestin provenant de la Résistance en France et en Europe. Mais c’est surtout dans le lien qu’elle tisse avec la France occupée que la France libre, et son « général micro », gagne sa légitimité.
Trois jours après le vote accordant les pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain, le général de Gaulle évoque sur Radio Londres, pour la première fois, le jour où « la France libérée punira les responsables de ses désastres et les artisans de sa servitude ». Il ajoute toutefois : « Mais pour l’instant il ne s’agit pas de cela. » La priorité est au combat et à l’affirmation d’une légitimité qui n’allait pas alors de soi. Car le 2 août suivant, c’était bien de Gaulle qui était condamné à mort par contumace par le Tribunal militaire permanent pour « trahison, atteinte à la sûreté extérieure de l’État, désertion à l’étranger en temps de guerre sur un territoire en état de guerre et de siège ».
Aussi, après le discours du 8 août 1940 où le général de Gaulle annonce, à propos du procès de Riom21, que la victoire apportera la justice, plus aucune allusion à l’épuration ou presque n’est faite l’année suivante par la France libre sur les ondes de la radio anglaise. Dans la guerre des ondes qui est livrée depuis Londres, la dénonciation de la collaboration relève surtout d’une propagande de discrédit de l’adversaire. On oppose au choix de la trahison celui de l’honneur et de la patrie comme dans l’émission au titre éponyme de la BBC, Honneur et Patrie ; ou encore, on maintient l’espoir vacillant en martelant, dans le programme Les Français parlent aux Français, que le cœur de la vraie France, « la France éternelle » de l’allocution du 18 juin, continue de battre outre-Manche.
C’est à partir du mois d’août 1941 que Maurice Schumann évoquant les « V » ou « RAF » tracés sur les murs de la France occupée signale également d’autres sortes de graffitis accusateurs du type « Ici habite un traître ». Partant, il propose qu’un « simple T [montre] aux agents avérés de l’ennemi qu’ils sont connus, qu’ils sont repérés et que — le jour venu — ils ne seront pas oubliés22 ».
Plus la guerre et l’Occupation durent et les représailles se font brutales, plus Radio Londres va relayer crescendo la menace de châtiment des traîtres. À partir d’avril 1942, la campagne des « T » est relancée à la BBC et des listes de collaborateurs avec leur adresse et les faits qui leur sont reprochés régulièrement énumérées au micro. Le 22 mars 1943, Maurice Schumann dénonce solennellement plusieurs commissaires de la Brigade spéciale du « Service juif23 » et des Renseignements généraux. Ce pilori radiophonique se poursuit jusqu’à la Libération, selon la tactique visant à effrayer les collaborateurs, à faire renoncer les plus tièdes et à décourager d’éventuels nouveaux engagés.
D’autant qu’à plusieurs reprises le message est relayé sous différentes formes. Il est par exemple rappelé lors du discours du général de Gaulle à Casablanca le 8 août 1943, discours accueilli avec satisfaction par la Résistance. De Gaulle y proclame en effet que « le pays n’émoussera pas le glaive de la justice sous d’énervants prétextes de pardons. […] L’Union nationale ne peut se faire et ne peut durer que si l’État sait distinguer les bons serviteurs et punir les criminels ». Cependant déjà la radio de la France libre par la voix de Pierre Laroque, quelques jours plus tard, prend en compte les dérapages possibles et invite à la retenue : « Dans l’ivresse de la victoire et de la libération, explique-t-il, beaucoup seront peut-être tentés d’assouvir des colères souvent trop légitimes, de frapper eux-mêmes les traîtres par crainte de la défaillance des juges officiels. Il faudra résister à ces mouvements naturels24. »
Se profilait déjà ce qui va devenir un des points de divergence majeurs entre la France libre et la Résistance intérieure : la première, à distance, minorait sans doute la réalité quotidienne humiliante et violente de l’Occupation et surtout intégrait l’épuration comme un passage obligé dans un projet plus vaste de refonte et de reconstruction du pays ; la seconde, plus révolutionnaire, s’attachait à considérer l’épuration comme un préalable absolu à tout projet d’avenir.
Le 23 septembre 1943, Maurice Schumann accuse sur les ondes la servilité sanguinaire des magistrats des sections spéciales. Deux semaines plus tard, le 10 octobre à Toulouse, sans qu’on puisse à coup sûr établir un lien de causalité directe, la 35e brigade des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) abat le procureur Lespinasse qui avait requis la peine capitale contre un de ses camarades, Mendel Langer, condamné à mort et guillotiné en juillet 1943 parce qu’« étranger, juif et communiste ». La mort de Lespinasse n’avait pas été sans conséquences. La dénonciation s’accentuant dans l’ombre ou sur les ondes, le sentiment d’impunité avait disparu pour les collaborateurs et c’est sur la musique d’Ah ça ira que Pierre Dac chantait : « Amis chantons avec ferveur / Le chanvre purificateur / Tressons-le bien en cadence / Car il en faudra bientôt / Pour suspendre à la potence / Les traîtres et les salauds25. »
Les promesses de châtiment répondaient-elles davantage aux souhaits de la Résistance intérieure qu’à la volonté de la France libre ? La question mérite d’être posée si l’on compare l’intransigeance radiophonique à la bien plus grande indulgence pratiquée dans l’Empire au fur et à mesure du basculement du camp de Vichy dans celui de Londres puis d’Alger.
Les mises en garde ne manquent pas comme celle de Maurice Schumann dans l’émission Honneur et Patrie du 28 décembre 1943 à propos des arrestations de Boisson, Flandin et Peyrouton, respectivement ancien gouverneur général de l’Afrique occidentale française (AOF), ministre des Affaires étrangères et ministre de l’Intérieur. Il explique ainsi la position du Comité français de libération nationale (CFLN) et commence par ces mots avant de rappeler le rôle de chacun : « Tout Français qui en temps de guerre entretiendra des intelligences avec une puissance étrangère ou avec des agents en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France… » : c’est en ces termes que le paragraphe 5 de l’article 75 du Code pénal définit le personnage communément appelé « traître ».
Les chansons et autres pastiches demeurent le mode de prévention préféré des humoristes de la France libre et l’on peut supposer que leur effet auprès des intéressés est inversement proportionnel à leur légèreté de ton. D’autant que les comptines ou les pamphlets mis en musique collent aux préoccupations des principaux concernés26. Ainsi la peur (de l’avenir) du collaborateur par exemple, « la trouille », peut devenir un sujet sous la plume goguenarde de Pierre Dac : « C’est ton av’nir qui t’ préoccupe / Ça s’comprend, mais faut pas t’ frapper / Tranquillis’-toi, on s’en occupe / Et on n’ te laiss’ra pas tomber / On t’ soutiendra, bien au contraire / Avec un’ cord’ réglementaire27. »
D’autres avertissements radiophoniques mettent en garde les jeunes requis espérant échapper au STO en passant les concours des écoles supérieures de la police. C’est la dernière trouvaille de Vichy : une fois reçus, les candidats sont exemptés à condition de signer un contrat de trois ans. « Signer ce contrat avec Hitler, prévient le speaker de l’émission Le Quart d’heure français du soir, c’est le signer avec la mort… à plus ou moins brève échéance. Rien que pour la semaine dernière voici quelques exemples propres à faire réfléchir les malheureux qui voudraient s’engager dans la police.
« À Grenoble, deux inspecteurs de police qui traquaient les patriotes sont grièvement blessés. À Brive, c’est un membre des Groupes mobiles de réserve qui tombe. À Saint-Claude, c’est le tour du secrétaire de la Légion des combattants […]. Quant à la milice, se gaussait le speaker, de tous les organes de répression, c’est celui où la durée du service pour Hitler est la plus courte28. »
Pierre Dac, toujours lui, anticipe système et arguments de défense des « collabos » et notamment l’idée partagée par la plupart d’entre eux de se défendre en faisant valoir la théorie du double jeu : « Et ceux qui envoient nos camarades au poteau d’exécution devant le peloton du même nom, le 27 avril 1944, qu’est-ce que vous croyez donc qu’ils font, en procédant de la sorte ? Du double jeu29, tout simplement et tout doublement. C’est tout juste si, en prononçant l’arrêt de mort, ils ne font pas à ceux qu’ils condamnent à la peine capitale un petit clin d’œil complice qui signifie : “Hein ! Comment qu’on les possède, les Fritz ! On va vous fusiller, bien sûr, mais c’est seulement pour donner le change. En fait, ce n’est pas sérieux, parce que, en réalité, c’est pour rire.” […] Nous entendrons d’authentiques résistants à la Résistance ayant à leur actif des centaines et des milliers d’incarcérations, de déportations et d’assassinats déclarer que, en revanche et par contre, ils ont protégé untel, empêché l’arrestation de celui-ci ou fait libérer celui-là. Toujours l’histoire du fameux pâté : une alouette, un cheval, un cheval, une alouette. Double jeu !30 » Ou encore, s’adressant le même jour aux collaborationnistes, Pierre Dac, lequel semble s’être fait une spécialité de ces questions d’épuration « anticipée », étudiait sur le ton du docteur les différentes possibilités s’offrant aux collaborateurs (le retournement, la fuite avec ou sans les Allemands, la disparition) et concluait « Dormez tranquilles : quand le moment sera venu de votre dernier sommeil, on vous réveillera. Et c’est un feu de salve, une corde ou un couperet qui dispersera votre honteux souvenir aux quatre vents de l’oubli31. »
L’année 1943 est, sur le théâtre européen, celle du retournement du sort des armes. À l’est, l’Armée rouge après avoir réduit la 6e armée allemande de von Paulus libère, lentement et au prix de pertes énormes, le territoire soviétique. À l’ouest, conformément aux décisions prises lors de la conférence de Casablanca, un second front est ouvert par le débarquement en Sicile en juillet 1943. L’arrivée des combats sur le sol italien a pour effet la dislocation du régime fasciste. Mussolini est destitué, arrêté, puis libéré par un commando allemand, il instaure à Salo, sur les bords du lac de Garde, la République sociale italienne (RSI). La Wehrmacht atteint en quelques jours la ligne de front en Italie méridionale. De l’autre côté, Badoglio qui succède à Mussolini signe un armistice avec les Alliés le 8 septembre 1943. Alors qu’une grande partie des soldats italiens se trouvent captifs des Allemands, la résistance armée intensifie ses actions, une insurrection libère Naples, et plus au nord les partisans se renforcent. À la guerre opposant Alliés et forces de l’Axe s’ajoute une guerre civile entre fascistes et antifascistes32.
À l’inverse de l’Italie, il est difficile de qualifier la situation française de guerre civile. Bien que la notion ait fait débat parmi les historiens de la période33, la durée du moment concerné et plus encore la faiblesse des effectifs du côté de Vichy dessinent un scénario bien distinct du cas italien. Que représenteraient, s’interroge Philippe Buton, « les 10 000 miliciens actifs, haïs par pratiquement tous les Français, face aux 600 000 Forces françaises de l’intérieur (FFI), parfois craintes mais pour l’essentiel respectées par la population34 » ? Cela n’empêche pas pour autant une intensification des affrontements entre la Résistance et les collaborateurs. Les événements militaires européens justement attisaient l’audace des groupes de résistance. Les armes parachutées d’Angleterre, quoique toujours insuffisantes aux yeux des Maquis ou des réseaux, étaient plus nombreuses. Les formateurs, à l’image de Jeanne Bohec, agente du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) parachutée dans la région d’Alençon pour apprendre le maniement des armes et des explosifs à de jeunes recrues, rendent plus efficaces les attentats et autres actions militaires. Du côté des autorités occupantes, le choix d’une politique de répression rigoureuse était déjà fait depuis le milieu de l’année 1941 avec la politique des exécutions ou déportations d’otages35. Cependant l’hiver 1943-1944 connaît un renforcement de cette politique de terreur. Des troupes aguerries aux actions de « terrorisation » sur le front de l’Est appliquaient des procédés identiques sur le sol français. Les destructions de villages, exécutions de civils des deux sexes et de tout âge, viols et mutilations, pillages et incendies furent pratiqués dans les premiers mois de l’année 1944. Cette politique fut aussi celle de la milice française qui, sous les ordres de Darnand, multiplia tortures, rafles et exécutions. Les menaces outre-Manche s’intensifient et Pierre Dac s’en donne à cœur joie (sur l’air d’À Saint-Lazare) :
Tristes suppôts de la milice
Bourreaux, mouchards
Traîtres et salauds de bass’ police
Ce n’est pas douz’ ball’s dans la peau
Qu’on vous destine
Vous finirez sous le couteau
D’la guillotine36.
C’est donc dans ce contexte d’intensification des affrontements et de perspective d’un débarquement à l’Ouest que les groupes de résistance radicalisent l’épuration armée en tout premier lieu envers la milice37.
Le journal de la milice, Combats, ne s’y trompe pas en rappelant la menace qui pèse sur chacun de ses hommes : « Milicien, tu seras peut-être lâchement attaqué demain, désigne de suite, à tes chefs, des otages38. » L’appel à la délation atténuait-il la crainte d’être pris pour cible par la Résistance ? Certains épisodes marquèrent les miliciens, furent aussi largement utilisés par la propagande collaborationniste pour dénoncer « les bandits ». À Thônes, en Haute-Savoie, le chef départemental Gaston Jacquemin et l’un de ses hommes sont abattus le 21 novembre 1943. Quatre autres miliciens sont également tués dans la région à quelques jours d’intervalle. Les représailles, exercées là comme ailleurs, n’empêchent pas les actions de se multiplier contre les hommes de Darnand.
Le 14 mars 1944, Pierre Dac annonce sur Radio Londres la condamnation à mort du milicien Ernest Jourdan. La semaine suivante un commando composé de jeunes lycéens fait irruption à son domicile, l’abattant lui et toutes les personnes présentes, y compris une tante octogénaire et un enfant de trois ans. Exceptionnel, le massacre fut largement exploité par la propagande de Vichy sous le titre d’« affaire de Voiron ».
En juin 1944, Abetz établit le bilan des collaborateurs abattus par la Résistance : « 270 morts pour le PPF, 50 pour le RNP, 130 pour le Francisme, 100 pour le groupe Collaboration, et 300 miliciens39. » Ces assassinats touchent plus largement celles et ceux qui ont fait le choix de la collaboration, qu’ils soient membres d’organisations collaborationnistes, fonctionnaires de Vichy ou suspects de dénonciation. Près de 2 500 Français qui avaient fait le choix de l’occupant nazi sont ainsi tombés sous les balles de la Résistance avant le Débarquement40.
Le 6 juin 1944 au matin, les soldats de l’armada alliée prenaient pied sur les plages normandes. Comme en juin 1940, Pétain et de Gaulle s’opposèrent par radios interposées. Alors que le premier appelait les Français à rester hors de ces combats et à « accepter les dispositions spéciales » prises par l’armée allemande, le second au contraire annonçait la bataille suprême : « Pour les fils de France, où qu’ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre par tous les moyens dont ils disposent. » Désormais, les événements sont directement liés au sort des armes. Dans les premiers territoires normands libérés par les troupes alliées, la résistance locale s’en prend aux collaborateurs. Dans la commune de Liesville dans le Cotentin, à mi-chemin entre Sainte-Mère-Église et Carentan, les femmes accusées de collaboration sont arrêtées et tondues un mois plus tard, le 6 juillet, quand enfin le front s’éloigne un peu vers l’ouest. Ces tontes annonçaient la soif d’épuration qui allait se répandre sur l’ensemble du pays au fur et à mesure de sa libération.
Cependant, plus loin du théâtre normand des opérations et sans attendre l’arrivée des Alliés ou la retraite allemande, quelques villes et villages se libérèrent dès l’annonce du Débarquement connue. Parfois, comme à Tulle, ce ne fut que pour quelques heures et avec des conséquences tragiques. Des éléments de la deuxième division SS Das Reich réinvestirent la ville et pendirent en représailles 99 habitants aux arbres, lampadaires et balcons de la capitale corrézienne.
Dans la Creuse voisine, à Guéret, les FFI entreprirent aussi de libérer la ville. La présence d’une garnison allemande et de miliciens prolongea les combats dans la journée du 7 juin, mais ils finirent par se rendre. Des arrestations eurent lieu parallèlement à quelques escarmouches avec des miliciens encore présents en ville. En représailles, seuls trois miliciens arrêtés la veille furent fusillés, l’annonce de l’arrivée de troupes allemandes ayant contraint les FFI à évacuer la ville précipitamment.
À Saint-Amand-Montrond, la résistance locale composée essentiellement de FTP et de membres de Combat décide de libérer la sous-préfecture du Cher. Le 6 juin en fin de journée, le groupe s’empare sans opposition de la sous-préfecture, de la mairie et de la gendarmerie. Sont arrêtés ensuite les représentants allemands du STO, puis trois miliciens. Le premier est laissé pour mort après avoir été violemment battu, tandis que les deux autres, interceptés en armes dans leur véhicule, sont fusillés devant le monument aux morts. Reste à s’emparer de l’hôtel de la milice. Après une fusillade de quelques heures, les occupants se rendent. Parmi eux, huit hommes, deux femmes et deux enfants, l’épouse, la mère et les enfants de Francis Bout de l’An, l’un des principaux adjoints de Joseph Darnand. L’on hésite à les fusiller puis on les conduit à la sous-préfecture. Ils y sont rejoints par de nombreux autres miliciens, dont six femmes.
La journée du 7 est l’occasion de fêter cette libération, de recruter des volontaires (on passe de 70 à 300) et de poursuivre les arrestations. Mais au même moment, Bout de l’An, comme les autorités allemandes informées des événements, prépare la reprise de la ville. Contrairement aux espoirs des résistants de Saint-Amand, l’insurrection n’a pas eu lieu et aucune des localités voisines n’a bougé. Conscients des risques encourus, ils évacuent la ville et emmènent des prisonniers susceptibles de servir de monnaie d’échange. Quand les soldats allemands investissent Saint-Amand le 8 juin, ils ne rencontrent aucune résistance. La répression est immédiate, 19 personnes abattues ou fusillées, six maisons du centre-ville sont incendiées au lance-flammes, 200 personnes sont arrêtées. Les résistants en fuite depuis plus d’un mois, après avoir tenté de négocier, puis libéré quelques-uns de leurs prisonniers (les femmes en particulier), décident d’exécuter les treize derniers miliciens en leurs mains le 20 juillet 1944. En de nouvelles représailles, 26 Juifs de la région sont jetés au fond d’un puits dans lequel ils meurent enterrés vivants41.
Outre leur dénouement dramatique, ces trois libérations anticipées soulignent l’imbrication entre combat, libération et épuration. Les miliciens et autres collaborateurs arrêtés dans ces trois villes se retrouvent selon les moments ennemis, bourreaux, épurés, prisonniers de guerre, otages.
Cependant, si l’exécution de tel ou tel collaborateur avait un impact local et si leur multiplication inquiétait les futures cibles potentielles, rares furent les actions aux répercussions nationales. A contrario, l’assassinat du ministre de l’Information Philippe Henriot le 28 juin 1944 eut un écho considérable.
Proche des Croix-de-Feu et des Jeunesses patriotes au début des années 1930, après avoir fait de brillantes études à l’Institut catholique de Paris, Philippe Henriot est élu député en 1932 à Bordeaux et réélu en 1936 et 1940. Vice-président d’un parti de droite modéré, la Fédération républicaine, il est très investi dans le développement des organisations de jeunesse. Henriot est contre le communisme, la franc-maçonnerie et le parlementarisme tout en se défiant de l’Allemagne. Il devient pacifiste dans le sillage de Laval après 1933 et l’avènement de Hitler. Munichois en 1938, il soutient la Révolution nationale après la défaite, écrit dans Gringoire et Je suis partout et devient un fervent suppôt de la collaboration. Les ondes de la radio de Vichy diffusent quotidiennement sa prose antisémite et anti-résistante. Brillant orateur il mène durant des mois une véritable « bataille des ondes » face aux talents de la France libre, notamment Pierre Dac dont il dénonce « les origines hébraïques ». Ses facultés de pédagogue et de vulgarisateur le font apprécier par Vichy. Il multiplie les initiatives propagandistes, les causeries à la radio, les discours dans les rassemblements de la milice, le tout avec un incontestable succès qui fait de lui un atout sérieux de la France de la collaboration dont il est dit-on « l’homme le plus écouté ». Il devient secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande le 6 janvier 1944, en même temps que Joseph Darnand accède au maintien de l’ordre. Le Comité militaire d’action civile (COMAC) est chargé de l’éliminer au printemps 1944 et monte une opération menée par Charles Gonard dit « Morlo ». Celui-ci, muni de faux papiers de milicien et accompagné d’un groupe de résistants, investit le ministère de l’Information et exécute Philippe Henriot dans sa chambre au petit matin du 28 juin 1944.
L’événement crée la stupeur dans les milieux collaborateurs. En assassinant Henriot dans son ministère le commando de la France libre a frappé au sommet de l’État français, en plein Paris occupé, la voix la plus connue et la plus emblématique de la collaboration. Vichy ne s’y trompe pas en organisant des funérailles nationales à celui qu’on tente d’ériger en martyr. La milice répliquera en assassinant Georges Mandel. Alors que les troupes alliées piétinent encore dans le bocage normand, l’enterrement d’Henriot est la dernière grande manifestation de ce régime aux abois.
Pour la Résistance c’était un signe supplémentaire envoyé à tous les traîtres. L’heure du châtiment était arrivée.
Les Alliés, Britanniques puis Américains, considérant la guerre entre États, demeuraient en retrait face aux spécificités internes du conflit propres à chaque pays. Si les liens avec des résistants locaux s’avéraient fort utiles en matière de renseignement, de rapatriement des pilotes abattus, plus tard de sabotages et d’appoints aux opérations alliées, les risques d’affrontements intérieurs incontrôlés, ensuite d’insurrection, voire de révolution, expliquaient la prudence des Alliés au sujet de l’élimination des collaborateurs.
Les tracts lancés par l’aviation britannique sur le sol français sont significatifs de cette prudence. En janvier 1941, les rédacteurs français travaillant pour le Special Operation Executive (SOE) proposèrent un tract intitulé « Les criminels paieront » et clamant : « Le jour de la victoire sera le jour de la vengeance. » Celui-ci fut refusé par les Britanniques au motif qu’il incitait à l’action directe et ne fut jamais largué au-dessus de la France42.
Mais il en allait autrement, dans la guerre du renseignement, de l’élimination d’agents ennemis. Dans les mois qui précédèrent le Débarquement, les services britanniques firent éliminer un certain nombre d’individus repérés comme agents nazis. Parmi eux, la célèbre Violette Morris, ancienne championne de lancer du poids, du javelot, de football féminin, de boxe, et de sports mécaniques. Radiée de la fédération sportive pour son homosexualité affichée, elle avait été approchée par les services nazis dès 1933. Pendant l’Occupation, elle travailla pour la Gestapo française dirigée par Lafont, au 93 de la rue Lauriston, ou directement auprès des services allemands. Elle infiltra plusieurs réseaux qu’elle fit arrêter. Véritable danger, mais repérée par le SOE, elle fut abattue sur une route de Normandie en avril 1944. Bien qu’elle fût éliminée, son nom fit à nouveau la une de journaux à la Libération non plus pour ses exploits sportifs ou son homosexualité, mais comme symbole effrayant de la collaboration : « Cette Violette Moriss [sic] était bien une indicatrice des nazis. Espèce de monstre hybride, cette créature portait sans cesse des costumes d’hommes, s’exhibait en “champion” des poids et haltères, s’était même fait couper les seins pour avoir l’air plus masculin. Elle s’était mise au service de la Gestapo pour pouvoir assouvir ses instincts sadiques en torturant les patriotes. […] V. M. a été exécutée par la Résistance il y a quelques mois », écrivait en septembre 1944 le journal L’Humanité43. On conçoit en lisant ces lignes que se construit à la faveur de l’époque et des intérêts électoraux un modèle fantasmatique de collaborateur, ici de collaboratrice, en forme de repoussoir incarnant le mal et cristallisant toutes les déviances : collaboratrice, dénonciatrice, tortionnaire, sadique, homosexuelle, travestie (donc trahissant son sexe en se faisant « couper les seins »), inhumaine… La médiatisation de ce genre d’affaire procède autant du fait divers que de la construction idéologique ou encore de ce « mauvais objet » des psychanalystes…
Finalement, au-delà d’opérations ponctuelles, les Alliés demeurent extérieurs aux processus d’épuration. D’une part, ils ont pour consigne de ne pas employer de civils français ayant collaboré avec l’ennemi, d’autre part, de limiter leur intervention dans l’assistance des autorités françaises en lien avec le CFLN44. Les rapports des officiers des Civil Affairs montrent à la fois leur observation du phénomène et leur non-intervention. Ils notent par exemple la mise en place, le 16 juin 1944, d’un tribunal militaire français à Bayeux, chargé « du pillage des Français par des Français » et, quand les preuves sont évidentes, des collaborateurs. Deux semaines plus tard, à Cherbourg, c’est l’action « d’instances de tontes » à l’encontre de femmes ayant eu des relations intimes avec les Allemands qui est rapportée45. Situation également signalée dans les localités du Var, deux mois plus tard en août 194446. Des témoignages révèlent pourtant l’incompréhension des soldats alliés face aux violences de l’épuration et parfois leur intervention pour extirper de la foule des femmes menacées de tonte. Peu après-guerre, le correspondant australien Alan Moorehead relatait comment « Tommy et Sammy étaient écœurés par la façon dont les Français traitaient les femmes qui avaient couché avec les Allemands, les traînaient sur les places pour leur raser la tête. Cela leur paraissait indécent, sadique. Ils intervenaient souvent. […] Après quatre ans de brimades, de sévices, de favoritisme, le Français moyen désirait se venger de ses compatriotes qui avaient profité de l’Occupation allemande47 ». Pourtant, dans l’ensemble, il faut bien reconnaître que les interventions furent rares et que les libérateurs alliés se contentèrent le plus souvent d’observer et de photographier ces scènes auxquelles ils étaient si extérieurs.
Avec la libération, le protecteur allemand parti, l’épuration prenait une autre dimension. Elle n’était plus œuvre clandestine, menée au péril de sa vie et dans un rapport de force très défavorable, mais au contraire, désormais au grand jour, la démonstration de l’inversion du rapport de force, l’affirmation de la victoire.
Il y a tant de comptes à régler en cet été 1944. Les souffrances, les humiliations, les peurs et les haines se sont sédimentées pendant quatre trop longues années. Les billets annonciateurs de châtiment, qui paraissent si dérisoires à l’été 1940, trouvent désormais toutes les conditions de leur réalisation. Tout ce qui a été désiré, murmuré, graffité à l’encontre des traîtres peut être dit au grand jour. Tout ce qui a été vu, entendu, subi de la collaboration se rassemble désormais en une longue liste des griefs opposables. Partout, la mémoire de chacun, alimentée par la rumeur et confirmée par le comportement des amis les plus « notoires » des Allemands, assemble une toile tissée en commun pour s’emparer des indignes.
La promesse d’épuration peut enfin pleinement se réaliser en métropole. Ce n’est pas encore une fin car la guerre va se prolonger de longs mois et les procès s’étendre sur plusieurs années. Mais ce n’est pas non plus un début, car dans l’Empire, au fur et à mesure du basculement des territoires de Vichy vers la France libre, s’est déjà posée la question de l’épuration.