Chapitre 1
Bienvenue à la Grand’Terre
De la cour de l’école Sainte-Anne, dans le village de Grand’Terre, on voit la mer à perte de vue… quand il n’y a pas de brume, bien entendu. Aujourd’hui, comme le temps est clair, on aperçoit plusieurs embarcations qui se balancent sur l’océan.
– Elvis, come on !
– J’arrive.
Même quand on lui parle anglais, Elvis Bozec répond en français.
– Ben, on est à l’école française !
C’est ce qu’il dit quand on se moque de lui, parce que « le français, c’est pas cool », selon ses copains. Eux, ils regardent la télé anglaise, ils jouent à des jeux vidéo en anglais, même Internet ne les intéresse pas si c’est en français.
Elvis, c’est tout le contraire. Il passe des heures avec son grand-père Bozec à écouter les histoires du vieux temps, quand les « Français de France », comme il dit, travaillaient par ici. C’est son papy qui lui a expliqué qu’ils avaient bien de la chance, sa sœur Anne et lui, de pouvoir aller à l’école française. « Ton père, on lui tapait dessus si on l’entendait parler français dans la classe. » C’est aussi son papy qui lui a expliqué qu’il fallait qu’ils étudient bien tous les deux pour avoir un bon emploi et pour pouvoir élever leurs enfants en français, « sinon, y aura plus de français par icitte ».
Elvis a bien souvent réfléchi à cette conversation avec son grand-père, et c’est un peu comme s’il se sentait chargé d’une mission : s’assurer que le français ne disparaîtra pas de son village. Mais il y a peu de chances qu’il fasse comprendre ça à ses copains de classe. « Le français, c’est juste bon pour l’école… » C’est ce qu’ils lui répondent, en anglais la plupart du temps.
– Tu devrais comprendre ça, toi, le Roi du rock-and-roll !
« Encore et toujours la même blague ! » Elvis aurait bien préféré que ses parents l’appellent Louis, Pierre ou Paul, comme son grand-père, mais non, Elvis Presley a toujours été l’idole de sa mère. « Faut bien vivre avec », soupire-t-il intérieurement.
Elvis prend son vélo et traverse la route pour aller retrouver son père qui rentre de pêche. Ce mois-ci, il pêche la morue ; avant, c’était le homard, la poule d’eau. « Il faut de tout pour faire un peu d’argent, c’est pas comme autrefois », répète souvent papy Bozec. Autrefois, à Terre-Neuve, on pêchait uniquement la morue et il y en avait assez pour tout le monde.
La pêche a été bonne aujourd’hui. Son père est en train de nettoyer de belles morues sur une table en bois installée à côté de son embarcation. Juste devant lui, papy attend sa part.
– Garde-moi les têtes pis les foies, Louis. J’vas me régaler à soir !
Ces poissons tout brillants lui rappellent de bons souvenirs au grand-père, du temps où il y avait de la morue pour tout le monde, « pis tellement de doris à la pêche que t’aurais pu marcher sur l’eau ».
Elvis adore écouter ses histoires. C’est lui qui lui a raconté que Bozec était un nom breton, que le premier Bozec de la Grand’Terre était venu de France pour la pêche et qu’un automne, au lieu de retourner en Bretagne sur son voilier, il s’était caché dans les bois pour rester à Terre-Neuve.
Il a été bien content d’apprendre ça, Elvis, tellement content d’ailleurs qu’il aimerait bien se faire appeler tout simplement Bozec plutôt qu’Elvis. Et puis, il est bien fier de cette histoire d’ancêtre venu de France pour pêcher à Terre-Neuve. Après tout, ça veut dire que lui, Elvis, descend d’une race de gens courageux, des gens de la mer, comme les corsaires des livres d’histoires.
– Il était ben brave, ce Bozec-là ! Parce que j’te gage que ç’a pas dû être aisé pour se sauver.
– Comment est-ce qu’il a fait, papy ?
Ça lui fait tout drôle à Elvis de penser que son ancêtre était peut-être un héros – comme Robin des Bois –, pour sûr un homme qui n’avait peur de rien.
Posant de côté le sac en plastique dans lequel il a mis deux têtes et quelques foies de morue pour son souper, le grand-père s’assoit sur un gros caillou, allonge un peu sa jambe droite qui est toute raide et regarde droit devant lui, vers l’île Rouge.
– Regarde ben, mon Elvis. Tu vois l’île, làbas… vois-tu de quoi dessus ?
Quelle question ! Il n’y a rien sur l’île Rouge, tout le monde le sait. Rien du tout. Juste la grève, la falaise toute rouge et les prés dans le haut. L’île Rouge, c’est comme un grand paquebot mouillé devant le village de la Grand’Terre, sans personne à bord. Des fois, dans la brume, on dirait un bateau fantôme.
– Y a rien, papy, rien du tout.
– Eh ben, mon p’tit, imagine qu’y a cent ans, quand le premier Bozec est arrivé, y avait des maisons sur le dessus de l’île, pis des cabanes en bois partout sur le bord de l’eau, le long de la falaise, pis des doris par dizaines et même des voiliers. À chaque printemps, les Français arrivaient, pis ils s’installaient sur l’île pour pêcher, jusqu’au mois de septembre.
– Alors, il était pêcheur, ton arrière-grandpère ?
– Pas vraiment, il était trop jeune. Lui, il était gravier ; c’est de même qu’on appelait les p’tits gars qui travaillaient avec les pêcheurs.
– Il avait quel âge ?
– Quatorze, quinze ans.
Elvis est très surpris. C’est bien jeune pour partir travailler tout seul, sans famille, sans rien. Quinze ans, c’est l’âge de Maurice Lecointre, qui est en neuvième année et qui passe son temps à rigoler en classe au lieu d’écouter monsieur Cormier. Elvis le voit mal à la pêche, lui…
– Ça te surprend, hein ? La vie était ben dure dans le temps. Tous les p’tits gars qui venaient icitte, ils avaient pas peur de l’ouvrage. Il fallait ben manger pis rapporter des sous à leur mère en plus.
Pendant un moment, en silence, Elvis et son grand-père regardent l’île – plus rouge encore dans le soleil qui commence à baisser –, le grand-père perdu dans ses souvenirs et le petit-fils essayant d’imaginer à quoi pouvait bien ressembler cette île qu’il a toujours connue déserte.
– Elvis, faut que tu viennes !
– V’là Anne, dit le grand-père en se retournant, tout heureux de voir sa petite-fille.
– Maman a besoin de toi à la maison.
Finies les rêveries, il faut obéir. Son père le regarde du coin de l’œil, ce n’est pas le moment de se plaindre ou de traîner. Anne appuie sa bicyclette sur le cabestan et descend s’asseoir à son tour à côté de son papy. « C’est elle qui aura droit à la suite des histoires, soupire Elvis. Elle me racontera ce soir. » Sa petite sœur de neuf ans lui raconte tout.
En pédalant pour rentrer à la maison, le long de l’unique rue qui traverse le village au bord de la côte, Elvis regarde l’île Rouge comme s’il la voyait pour la première fois. Où étaient les maisons ? Les cabanes ? Où les pêcheurs laissaient-ils leurs doris ?
Dans la douceur de ce soir de printemps, dans l’air qui sent bon le sel des vagues, une idée naît dans la tête d’Elvis Bozec.