Chapitre 2



Monsieur Lecointre





L’école est finie.
– Pas trop tôt ! s’exclame Elvis.
Ce n’est pas qu’il n’aime pas l’école, au contraire, mais entre avril et juin, le temps lui a souvent semblé long. Et puis, il faut dire qu’il sait déjà ce qu’il va faire de son été… L’idée lui est venue il y a quelques semaines.
– Anne, a-t-il dit à sa sœur, t’as entendu les vieilles histoires de papy Bozec sur la pêche à l’île Rouge ? Si on allait là-bas, toi et moi, pendant les vacances… Il doit sûrement rester des ruines quelque part, peut-être qu’on trouverait des vieilleries…
Les yeux d’Anne se sont allumés tout de suite. « Elle, du moment qu’y a du mystère dans l’air ! » a pensé Elvis en souriant. Il savait d’avance que sa petite sœur l’aiderait dans son aventure. Mais, pour être bien sûr de sa complicité, il a ajouté :
– On dit rien à personne, c’est notre secret.
Il n’est surtout pas question d’en parler à papy Bozec. Avec sa jambe raide, il ne peut plus monter dans un bateau, ça lui ferait de la peine de ne pas pouvoir les emmener sur l’île… Et puis, il s’agit de lui faire une surprise.
– Oui, mais alors, comment on va faire pour aller là-bas ? a demandé Anne en regardant l’île tout en jetant des cailloux dans les vagues qui roulaient doucement sur les galets.
– J’ai bien réfléchi. On va aller voir le père « I guess que oui », le vieil ami de papy. Il a un bateau, et comme il ne pêche plus, il a du temps de libre.
À la Grand’Terre, on aime bien les surnoms. Le vieux monsieur en question a eu le sien parce qu’il mélange l’anglais et le français et que, chaque fois qu’on lui demande quelque chose, il répond : « I guess que oui. » – Lui, il va nous emmener à l’île Rouge.

Ce matin, après le petit-déjeuner, Anne et Elvis prennent leurs bicyclettes et disent à leur mère qu’ils s’en vont sur la butte pour voir s’il y a des fraises sauvages.
– O.K., répond-elle distraitement.
Adrienne Bozec est en plein ménage et n’a pas vraiment le temps de réfléchir davantage à la question. Du moment que les enfants ne sont pas dans ses jambes...
En fait, Anne et son frère prennent la route, mais au lieu de monter la butte, ils vont tout droit chez l’ami de leur grand-père et l’allié indispensable à leur projet.
– Regarde, il est chez lui, s’écrie Elvis en apercevant le drapeau français hissé sur le mât, juste devant la maison.
Monsieur Lecointre – c’est son vrai nom – affiche son héritage français devant sa porte, au grand plaisir des touristes qui s’arrêtent tous pour prendre des photos.
Anne et Elvis adossent leurs vélos contre la clôture et courent derrière la maison, du côté de la remise, du jardin et de la pile de bois. Un peu plus bas, au bout du terrain, on aperçoit sur le rivage l’embarcation de monsieur Lecointre. Il y a déjà un bon moment que le vieux monsieur a vendu ses permis de pêche aux plus jeunes, mais il a gardé son embarcation. De temps à autre, pour se sentir plus près de ses souvenirs, il prend la mer, comme ça, juste pour le plaisir, mais « sans lignes, ni hameçons », comme il fait remarquer, au cas où un inspecteur des pêches le croirait en train de pêcher illégalement.
– Bonjour les enfants. Qu’est-ce que vous faites par ici ?
– On aurait besoin d’un petit service, mais, euh…
Elvis est un peu embarrassé.
– C’est comme un secret, poursuit Anne.
– Un secret ?
Voilà le père « I guess que oui » soudain bien curieux.
– Pis vous avez besoin de moi ? Pourquoi ?
Elvis se dépêche de lui expliquer leur projet de se rendre à l’île Rouge pour chercher les traces des pêcheurs français d’autrefois.
– Ça sera pas de trouble, mes p’tits enfants, pas de trouble, répète-t-il, un peu ému. C’est nice, ce que vous voulez faire.
Le vieil homme pose sa scie à côté du tréteau qui lui sert à débiter son bois de chauffage, frotte ses mains sur son pantalon et fait signe aux enfants de le suivre.
Anne et Elvis ne sont jamais entrés chez monsieur Lecointre. L’intérieur de la maison est vieux, mais tout est en ordre, « propre comme un sou neuf », comme dit des fois papy Bozec, même s’il n’y a pas de madame Lecointre. Elvis se souvient tout à coup que « la pauvre femme est morte jeune », comme a souvent raconté son papy.
Les enfants ôtent leurs chaussures à la porte de derrière et entrent dans la cuisine.
– Assisez-vous, dit monsieur Lecointre, j’ai quelque chose à vous montrer.
« Asseyez-vous », a presque corrigé Elvis qui suit avec application les cours de grammaire et qui met un point d’honneur à parler correctement. Mais il ne voudrait pas embarrasser monsieur Lecointre qui parle, « comme nos grands-pères et nos grands-mères qui sont jamais allés à l’école », lui a expliqué son papy.
Au salon, monsieur Lecointre cherche parmi des piles d’albums de photos.
– Tenez, j’ai trouvé, s’exclame-t-il fièrement
en entrant dans la cuisine pour déposer sur la toile cirée de la table un vieil album décoloré par la lumière.
– Avant d’aller là-bas, on va regarder des vieilles photos.
– Pourquoi est-ce qu’y a pas de couleurs ? s’étonne Anne.
– Voyons, Anne ! soupire Elvis. Autrefois, on faisait seulement des photos en noir et blanc, c’est comme ça qu’on appelait ça.
Elles ne sont pas très nettes, ces photos. Quelques-unes sont abîmées, et il faut s’appliquer pour y voir quelque chose. Agenouillés sur leurs chaises, penchés sur les pages de l’album, les deux enfants font de leur mieux.
– Une minute, dit le père « I guess que oui » qui revient bientôt avec une petite loupe et la passe à Elvis.
L’œil collé à la loupe, Elvis découvre d’un seul coup l’île Rouge décrite par son papy Bozec : des doris partout, des cabanes accrochées le long de la falaise et reliées par des espèces de chemins de bois, des gens qui travaillent. Sur une autre photo, on voit le dessus de l’île, quelques maisons, les vigneaux qui servaient à sécher la morue.
– Montre, montre, s’impatiente Anne qui n’en peut plus d’attendre son tour.
Si elle n’était pas chez monsieur Lecointre, il y a longtemps qu’elle aurait essayé d’arracher l’album des mains de son frère. La patience n’est pas son fort.
À regret, Elvis lui tend l’album et regarde le vieux monsieur qui a du mal, lui aussi, à détacher ses yeux de ces photos. Elles lui rappellent tant de souvenirs…
– Alors, vous allez nous aider pour sûr ?
I guess que oui, répond monsieur Lecointre qui n’a jamais mieux mérité son surnom qu’aujourd’hui.