Chapitre 3



Tout le monde à bord


Pendant des jours, le temps est mauvais. De la brume, de la pluie et du vent en pleine face soulèvent de gros rouleaux qui empêchent les bateaux de sortir.
– Au Cap, au moins, ils ont un quai bien abrité, soupire le père d’Elvis pour qui chaque journée à terre est une journée sans revenu.
Contrairement au village voisin de CapSaint-Georges, à la Grand’Terre, il n’y a pas de quai, pas d’appontements, juste le rivage. Quand le vent souffle de face, on ne peut pas sortir en mer.
– On est pas pour prendre des chances avec vous, a décrété le père « I guess que oui ».
Il a donc fallu patienter… Heureusement,
ce matin, en voyant par la fenêtre la mer toute calme et le beau soleil, Elvis a compris que le voyage à l’île Rouge était pour aujourd’hui.
– Anne, dépêche, chuchote Elvis en secouant sa petite sœur encore endormie. Il fait beau.
À ces mots, Anne se lève d’un bond, jette un coup d’œil par la fenêtre elle aussi.
– Qu’est-ce qu’on va dire à maman ?
– Ben, on va dire que monsieur Lecointre nous a invités à faire un tour en bateau et qu’on va pique-niquer dans l’anse après. Comme ça, on sera libre toute la journée.
Elvis et Anne avalent leur petit-déjeuner, encore plus vite que d’habitude et présentent l’alibi à leur mère.
– C’est nice, dit-elle.
Adrienne ouvre le réfrigérateur pour préparer les sandwichs tout en faisant ses recommandations de maman : un pull plus chaud pour Elvis, des bottes pour Anne et surtout les gilets de sauvetage. On ne rigole pas avec la sécurité chez les Bozec. La mer peut être bien belle, mais il faut s’en méfier, « la respecter », dit souvent Louis Bozec à ses enfants. Adrienne passe vite à l’anglais pour s’assurer que les enfants la comprennent. Comme d’autres gens du village, elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école française. Toute sa jeunesse elle a été forcée de parler anglais et du coup elle a oublié ce que sa grand-mère lui avait appris quand elle était petite. Maintenant elle prend des cours de français pendant l’hiver, mais elle hésite beaucoup à parler et elle a toujours peur de se tromper.
Quelques minutes plus tard, leur gilet orange sous le bras et un bon goûter dans leur sac à dos, les enfants prennent la route.
– Crois-tu qu’on va trouver quelque chose, Elvis ?
– Ça, je sais pas.
Elvis se garde bien de raconter à sa petite
sœur que ce matin, dans son lit, il a imaginé toutes les merveilles qu’il espère trouver dans le sol ocre de l’île : des pièces d’or, un coffre rempli d’outils, un autre plein de registres en cuir sur lesquels on pourrait encore lire le nom des pêcheurs… Il a été obligé de se lever, trop excité par cette course au trésor virtuelle.
Elvis et Anne arrivent derrière la maison de monsieur Lecointre. Ils le trouvent en train de finir les préparatifs.
– Vous v’là ! On est paré.
Anne monte dans l’embarcation qu’Elvis et le père « I guess que oui » poussent sur des rouleaux de bois jusqu’à la mer.
Elvis saute à bord, le père Lecointre derrière lui. Pendant quelques instants, l’embarcation se balance sur les minuscules vagues, puis monsieur Lecointre met le moteur en marche.
– Tout le monde a son gilet ?
Satisfait de son équipage, il prend le gou
vernail et pointe l’embarcation vers l’île Rouge.
Le souffle du vent est agréable en cette belle journée, l’écume le long de la coque sent bon la mer, et les deux enfants s’imaginent tout à coup libres comme l’air, « comme si on avait changé de pays », se prend à penser Elvis. Bientôt, on aperçoit de plus près la falaise rouge, le banc de galets et la vieille échelle qui sert à grimper jusqu’en haut.
– On va faire le tour, crie le capitaine pardessus le bruit du moteur hors-bord.
Le côté de l’île qu’on ne voit pas du village est bien impressionnant. La falaise monte tout droit, de la mer jusqu’au sommet de l’île. Pas de banc de galets, pas de verdure, on dirait un château fort.
– J’aimerais pas être là-haut, dit Anne en frissonnant un peu, parce qu’elle a parfois le vertige.
– Pas besoin d’y aller. Les Français avaient rien dans ce boute-là.
Quelques minutes plus tard, l’embarcation touche le banc de galets. Les enfants descendent et aident monsieur Lecointre à la tirer plus haut sur la grève pour qu’elle ne s’en aille pas avec le courant.
– O.K., les enfants ? Bon, on y va.
Elvis examine les abords de la falaise. Il ne reste aucune trace des cabanes, des chemins de bois, des cabestans qui se trouvaient là autrefois. Rien du tout.
– C’est normal. L’hiver, la mer emporte tout, explique monsieur Lecointre devant l’air déçu d’Elvis. Après cent ans, imagine !
Résigné, Elvis se hisse sans difficulté sur le premier barreau de l’échelle. Il se retourne pour aider sa sœur. Monsieur Lecointre les suit, agile comme un jeune homme. Au sommet, l’herbe est si haute qu’Anne pourrait presque s’y cacher.
– Autrefois, y avait des bêtes à cornes ici, pour les Français, comme de raison.
Elvis regarde partout, marche à droite, à gauche… rien. Il n’y a rien. Le père « I guess que oui » leur signale l’endroit où se trouvait le petit cimetière.
– C’est là, autant que je me souvienne…
Rien là non plus. Pas un tas de briques, pas une fondation de maison nulle part. L’île Rouge est neuve comme aux premiers jours du monde. Elvis court d’un bout à l’autre, monte sur chaque butte, il n’y a rien.
– Dans le temps, on construisait en bois, alors ça dure pas, explique le vieux monsieur devant l’air dépité d’Elvis et de sa soeur.
Un peu plus tard, sur la grève, à l’abri de la brise qui vient de se lever, Anne et Elvis partagent leur pique-nique avec monsieur Lecointre.
– J’sus ben déçu, soupire le vieil homme. Je pensais qu’y restait de quoi.
– C’est pas grave, Monsieur Lecointre. Vous avez déjà été bien gentil, répond Anne.
Après le repas, celle-ci va ramasser de beaux galets pour ajouter à sa collection, monsieur Lecointre fait une petite sieste et Elvis, tenace, remonte sur les hauteurs pour voir s’il n’aurait pas manqué quelque chose. « Rien, rien du tout », bougonne-t-il en regardant son village moderne, là-bas, dans la réalité.