Chapitre 4
Le voyage à Chéticamp
Adrienne Bozec boucle les dernières valises, jette un coup d’œil sur sa belle cuisine ensoleillée et s’assure que tout est bien rangé. Dans quelques minutes, avec Anne et Elvis, elle partira pour Port-aux-Basques. Ce soir, ils prendront le traversier pour North Sydney. « Demain, nous serons au Cap-Breton », se dit Adrienne qui s’émerveille une fois encore de la rapidité des moyens de transport d’aujourd’hui. Elle y retrouvera une de ses cousines éloignées, Géraldine Chiasson, qui vit à Chéticamp. C’est chez elle qu’elle passera les vacances avec Elvis et Anne.
Voilà des mois qu’Adrienne prépare son voyage sur le mainland, comme on dit à Terre Neuve quand on parle du reste du Canada. Pendant toute l’année, elle a travaillé au centre scolaire et communautaire à préparer les repas pour les élèves, pour les fêtes, pour les mariages. Elle a fait du nettoyage dans le centre et elle a même gardé des enfants pour se mettre quelques sous de côté, « mon argent de voyage », comme elle l’appelle.
Louis, le père, reste à la Grand’Terre.
– En été, c’est pas le moment pour un pêcheur de prendre des vacances.
Ça ne le dérange pas, Louis, de rester seul. Comme papy Bozec, il sait se débrouiller, se faire à manger et il est content que sa femme aille se reposer un peu. Entre son travail à la maison, ses cours du soir, ses petits boulots à l’école et tout le temps qu’elle donne comme bénévole à l’église, elle a bien besoin de prendre un congé.
– J’espère que ça va mettre Elvis de bonne humeur, soupire Adrienne qui comprend mal pourquoi son garçon est tout à coup si grincheux.
– Ça, c’est bien vrai. Il boude tout le temps ! ajoute son mari.
Il a bien essayé de parler à Elvis, mais rien à faire, son garçon insiste pour dire qu’il n’y a pas de problème. Anne n’a rien voulu dire non plus. « Je sais pas ce qu’il a, a-t-elle expliqué, il m’a rien dit. »
Justement, les enfants arrivent. Anne est tout excitée à l’idée de son premier voyage et surtout de la traversée du golfe. Elvis a toujours le même air contrarié, même si, à dire vrai, il est ravi de partir du village et de ne plus avoir devant lui cette île Rouge où il croyait trouver un trésor et où il n’y a rien.
« Espérons qu’il reviendra de meilleure humeur », pense son père.
Sur le pas de la porte, on s’embrasse. Les voyageurs montent en voiture, et les voilà partis.
Quelques heures plus tard, à la nuit tombée,
sur le quai de Port-aux-Basques, Adrienne, Elvis et Anne regardent l’arrivée du traversier. Autour d’eux, il y a des centaines de voitures, des caravanes, des camions à remorque. Des familles entrent et sortent du terminus de Marine Atlantique, des enfants jouent sur la pelouse dans la douceur du soir.
Les hublots, les fenêtres et tous les ponts du Joseph & Clara Smallwood sont éclairés, c’est superbe. Adrienne remarque que même Elvis, qui depuis quelque temps trouve que tout est mauvais, que tout est laid, ne peut cacher son excitation.
Un coup de sirène annonce qu’il faut monter à bord, les voitures d’abord, les passagers à pied ensuite. Rapidement – il faut respecter l’horaire –, le navire quitte le quai. En quelques secondes, la lueur rosée des projecteurs du quai et les lumières de la petite ville de Port-aux-Basques disparaissent. Devant, c’est la noirceur totale.
Accoudé au bastingage, nez au vent, Elvis songe aux pêcheurs qui ont navigué pendant des siècles sur ce même océan. Il réalise tout à coup que l’écume qui danse en grandes taches blanches sur la noirceur de l’océan est la même qu’il y a cent ans. Ici, sur l’eau, rien n’a changé, depuis les pêcheurs bretons, depuis les Micmacs, depuis le début du monde en fait.
« Bon sang, se dit encore une fois Elvis, il doit bien rester quelque chose sur l’île. »
La parenté du Cap-Breton les attendait sur le quai ce matin, et c’est en convoi de trois voitures qu’ils prennent la route de Chéticamp. Elvis et Anne sont dans l’auto de la cousine Géraldine qui leur explique gaiement les choses à découvrir en cours de route. De temps en temps, elle réprimande sa petite fille qui n’aime pas les ceintures de sécurité et qui n’arrête pas de sautiller sur le siège arrière.
– Mélissa, arrête donc !
Elvis est surpris de voir une dame de l’âge de sa mère parler français. En fait, il découvre bientôt que chez les Chiasson tout le monde parle français, sauf avec Adrienne. « Elle a ben trop de misère, la pauvre chouette », a vite conclu Géraldine devant le regard confus de sa cousine de Terre-Neuve qui manque quatre mots sur cinq dans la conversation animée qui l’entoure.
Géraldine sait bien que sa cousine n’a pas eu la chance de pouvoir parler français chez elle – sa mère parlait seulement anglais – et qu’en plus elle est allée à l’école anglaise.
– On va pas la torturer pendant ses vacances.
Après s’être installé, Elvis sort jouer avec son cousin Jules. Il partagera sa chambre pendant les vacances.
– Bonjour, Maurice, lance Jules en aperce vant un copain de l’autre côté du chemin. Tuveux jouer au ballon ?
– O.K. Dis donc, qui c’est, le nouveau ?
– Mon cousin de Terre-Neuve, Elvis.
– Bonjour ! Bienvenue par chez nous.
– Bonjour, répond Elvis qui ne sait plus trop quoi ajouter.
Il est sidéré de voir des jeunes parler français « sans être obligés ». À la Grand’Terre, les copains, il faut leur tordre le bras. Il explique la situation qui existe chez lui, mais ses deux interlocuteurs ne semblent pas surpris.
– Ici aussi, y a beaucoup de monde qui préfère parler anglais, même aller à l’école anglaise. C’est de même ! Mais chez nous, c’est tout en français que ça se passe.
– T’as de la chance. Chez nous, on parle français avec notre père et anglais avec notre mère. Avec notre papy Bozec, on parle seulement français.
« Quand même, se dit Elvis en se couchant ce soir-là, ça doit être plaisant de pouvoir parler français tout le temps. »