Chapitre 10



Un pique-nique sur l’île

Aujourd’hui, on dirait que l’ancien temps est revenu. Tout autour de l’île Rouge, des embarcations vont et viennent. On aperçoit des gens sur l’île, sur la grève et sur les hauteurs, un peu comme dans les vieilles photos qui seront bientôt au musée. Le village au complet, semble-t-il, a décidé de suivre les élèves à l’île Rouge pour la visite guidée.
– Y a pas beaucoup à voir, annonce monsieur Lecointre aux deux hommes forts qui déposent papy Bozec dans son embarcation.
Elvis a tenu à ce que son papy vienne, malgré son handicap.
– Pas question qu’il manque ça, a-t-il décrété.
– Mais il pourra pas monter là-haut, a patiemment expliqué son père.
– Peut-être, mais il pourra au moins regarder d’en bas.
Impossible de refuser quelque chose au héros du moment ! Papy Bozec sera de la fête, comme tout le monde. Monsieur Lecointre l’accompagne pour le trajet en mer et un membre de la famille restera avec lui sur le banc de galets.
Papy Bozec est bien content. Ça fait tellement longtemps qu’il n’est pas allé sur l’eau. Il est heureux de sentir la mer, d’entendre le bruit des moteurs, les cris qu’on se lance d’une embarcation à l’autre, tout ce qui fait de cette journée de fin d’été un moment à savourer.
– J’sus ben fier de mon Elvis pis de ma p’tite Anne, dit-il.
I guess que oui.
Maintenant qu’il est libre de parler, monsieur Lecointre raconte comment les enfants sont venus le voir, comment il s’est laissé embarquer dans l’aventure.
– J’vas te dire, ça faisait longtemps que j’avais pas eu du fun de même !
Papy Bozec n’a pas de mal à le croire. Il aurait tellement aimé être du secret lui aussi, mais il devine que, « rapport à ma pauvre jambe raide », les deux enfants n’ont pas voulu lui faire de peine en lui parlant d’une aventure qu’il ne pouvait pas partager.
Peu après, les deux hommes arrivent à l’île. Des enfants jouent sur le rivage, quelques personnes assises sur le banc de galets commencent à déballer le grand pique-nique que l’association L’Héritage de l’île Rouge a décidé d’offrir à tout le village.
– On pourrait même faire ça tous les ans pour fêter la fin de l’été…
– Comme la marche de la Saint-JeanBaptiste, ajoute le maire de Cap-SaintGeorges qui est là parce que sa femme est une
Lecointre de la Grand’Terre.
Tous les ans, à la fin de juin, les résidents de Cap-Saint-Georges et de la Grand’Terre se rassemblent sur la montagne, à mi-chemin de leurs deux communautés, pour un grand pique-nique. Une fête au début de l’été, une à la fin, voilà une bonne idée.
Des jeunes escaladent la falaise en riant. Au sommet, un groupe d’élèves – Elvis en tête – se dirige vers le buttereau de la boulangerie.
– M’est avis qu’on n’a jamais vu tant de monde sur l’île Rouge, hein ?
– Pas depuis le départ des Français, en tous les cas.
Adrienne s’approche de l’embarcation avec Louis qui – occasion oblige – a décidé de ne pas sortir en pêche aujourd’hui. Il prend son père dans ses bras pour le déposer délicatement sur le banc de galets.
– Si vous voulez pas manquer Elvis, dépêchezvous de monter avec Anne, dit papy Bozec.
– Papy, on peut pas vous laisser tout seul, proteste Adrienne.
I guess qu’il sera pas tout seul, réplique monsieur Lecointre. J’sus ben fatigué de monter cette échelle-là, ajoute-t-il en repensant aux journées passées ici même cet été et aux manœuvres difficiles qu’il a fallu pour monter l’équipement jusqu’en haut.
En fait, les deux hommes préfèrent parler du bon vieux temps, quand il y avait joliment de poisson, que la télévision n’avait pas envahi les cuisines du village et que les familles se retrouvaient pour passer la soirée ensemble à la Chandeleur ou à Noël.

L’hiver s’installe. Il neige, le vent souffle très fort, il fait très froid. L’île Rouge a perdu sa belle couleur rouge et verte. Elle a fait comme tout le reste du paysage : elle a revêtu ses habits d’hiver. Parfois cachée par les bancs de neige, parfois balayée par un vent qui la rend encore plus proche, elle attire le regard d’Elvis – un peu comme une amie à la présence rassurante. « L’été prochain, on se retrouvera », pense-t-il souvent.
Depuis la rentrée des classes, Elvis n’a pas perdu son temps. Puisqu’il n’y a plus de secret à garder, il peut rencontrer d’autres personnes âgées et se documenter un peu mieux sans craindre d’éveiller les soupçons. « L’été prochain, on va s’attaquer à la maison du médecin… » il croit savoir à peu près où la trouver.
– Elvis, attrape !
Maintenant, ses camarades font un petit effort pour s’adresser à lui en français. Ils ne vont pas jusqu’à parler français entre eux ou à chercher des sites français sur Internet, « mais, enfin, c’est un début », marmonne Elvis, soulagé surtout qu’on ne fasse plus de blagues au sujet de son prénom.
– Elvis, monsieur Cormier veut te voir !
Pourquoi le directeur du centre communautaire voudrait-il le voir ? Les pipes sont dans le musée, exposées à côté des travaux sur la pêche française à Terre-Neuve que les élèves de onzième et douzième années ont effectués pour leur cours d’histoire.
Monsieur Cormier est tout sourire. Assis derrière son bureau, il tient à la main une lettre qui semble importante.
– Assieds-toi, Elvis. J’ai de bonnes nouvelles. Tu sais, à la fin de l’été, on a fait des copies de tes cartes et de tes relevés, et j’ai dit que j’avais une idée derrière la tête… Eh bien, j’ai envoyé tout ça à la faculté d’archéologie de l’université Memorial, à Saint-Jean.
– On enseigne l’archéologie à Memorial ? l’interrompt Elvis qui n’avait jamais pensé que ça s’apprenait.
– Bien sûr ! C’est même une des meilleures facultés du genre au Canada. Tous les étés, les profs et les étudiants organisent des fouilles un peu partout dans la province : au Labrador, dans la péninsule du Nord, à Baie-Verte, à Ferryland, partout où ils pensent trouver des traces des Basques, des Français ou des premiers colons anglais. Ils font du beau travail. Toujours est-il que cet hiver j’ai envoyé tes papiers à des professeurs de la faculté, en plus des photos que j’ai prises quand on a visité le site, et je viens de recevoir leur réponse.
« Ont-ils ri de mes recherches ? Sont-ils impressionnés ? » Elvis meurt d’impatience.
– Qu’est-ce qu’ils disent ?
– Ils sont très intéressés. L’archéologue qui m’a répondu a trouvé que tu avais fait du très beau travail. Elle dirige les fouilles de Ferryland depuis quelques années. Elle dit qu’elle aimerait bien que tous ses étudiants soient aussi méticuleux que toi. C’est tout dire !
– Et puis, qu’est-ce qu’elle dit d’autre ?
– Tiens-toi bien, le meilleur est à venir…
– Memorial a décidé de créer un site de fouilles sur l’île Rouge l’été prochain. Une équipe viendra s’installer ici pour l’été et on demande spécifiquement dans la lettre que tu participes aux travaux. Es-tu content ?
Elvis est sans voix. C’est plus qu’il n’a jamais rêvé, plus que tout ce qu’il voulait accomplir au début de l’été dernier. Content ? Pour une fois, les mots lui manquent. Au moment même où l’histoire de son village est sur le point de revivre, son avenir à lui apparaît tout tracé : il sera archéologue, le roi des archéologues !