« Le défi est de s’éloigner le moins possible de la barre des 2 °C et d’éviter ainsi la dérive vers une planète chaude, à savoir une Terre avec une température d’au moins 3 °C supplémentaires. »
LAURENT AILLET ET LAURENT TESTOT : Depuis l’été 2018, le monde semble se diviser en deux camps : les uns parlent d’effondrement de la civilisation et défilent dans les rues ; les autres affirment que tout va bien, que la croissance va revenir. Où en sommes-nous en réalité ?
DOMINIQUE BOURG : Nous vivons une période charnière. Les problèmes globaux deviennent concrets, les alertes de la communauté scientifique croisent les ressentis. Pendant des décennies, les scientifiques ont alerté sans convaincre sur la hausse des températures mondiales ou l’effondrement du vivant, y compris avec des alertes collectives et solennelles(1)2. Mais quand vous crevez de chaud en banlieue parisienne (43 °C) ou dans un petit village de l’Hérault (46 °C), et qu’en même temps vous apprenez qu’il y a des incendies gigantesques aux limites du cercle arctique aussi bien qu’en Amazonie, que la température dépasse 50 °C en Inde, alors les rapports du GIEC3 commencent à vous parler. Aujourd’hui, les mobilisations autour des marches pour le climat et les pétitions comme « L’affaire du siècle » fédèrent de plus en plus de participants.
Le récent rapport du GIEC(2) marque également un tournant. Évoquant les différences, en termes de conséquences, entre une élévation de la température moyenne à 1,5 °C (dès 2030), et une à 2 °C, il attire l’attention du public sur les conséquences très prochaines du changement climatique. Car nous atteindrons les 2 °C dès 2040 ! C’est d’ores et déjà dans les tuyaux si l’on se fie à la refonte par l’IPSL4 de son modèle climatique global.
Tout se passe comme si nous avions atteint le moment à partir duquel les courbes s’envolent. Nous ne pouvons plus espérer éviter de grandes dégradations du système Terre. Elles sont déjà en cours et elles sont irréversibles. Par rapport à la fin du XIXe siècle, la température moyenne mondiale s’est élevée de 1,1 °C, et les cinq dernières années sont les plus chaudes jamais enregistrées. Les événements extrêmes liés au dérèglement climatique – vagues de chaleur et sécheresses, inondations et incendies, tempêtes et cyclones – voient leurs effets augmenter de façon exponentielle : leur coût moyen aux États-Unis est passé de 3 milliards de dollars dans les années 1980 à près de 200 milliards de dollars en 2017, record imputable notamment aux infrastructures endommagées par l’ouragan Harvey.
L.A. ET L.T. : Il semble donc que nous soyons désormais entrés dans une phase d’accélération du réchauffement climatique. Qu’en est-il de la biodiversité ?
D.B. : Le degré d’accélération des dégradations est analogue. Une étude, pourtant conduite dans une région protégée d’Allemagne, a établi que plus de 75 % des insectes volants avaient disparu en vingt-sept ans(3). Ce n’est pas mieux à l’échelle mondiale pour toutes les catégories d’insectes. Ce sont 41 % des espèces qui connaissent chaque année un déclin de 2,5 % de leurs populations ; et ces 41 % s’enrichissent de 1 % supplémentaire chaque année(4). C’est un constat que chacun de nous peut dresser avec le peu d’impacts d’insectes qui maculent désormais les pare-brise. Les espèces ordinaires, tels les oiseaux, qui ont besoin d’insectes pour se nourrir, voient en cascade leurs effectifs diminuer(5). Les premiers rapports de l’IPBES, Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, ont plus que confirmé ces diagnostics alarmants(6).
L.A. ET L.T. : Quels sont les problèmes soulevés par cet effondrement de la biodiversité ?
D.B. : Si le vivant s’effondre autour de nous, et si nous sommes nous-mêmes des animaux, il n’est pas idiot de s’interroger sur notre avenir. Par ailleurs, même si l’agriculture conventionnelle cherche à s’abstraire de la vie des sols, elle n’en reste pas moins dépendante des sols, et donc du vivant qui les produit, et qui produit aussi une foule d’autres services écosystémiques. Ce à quoi s’ajoute que pour produire une calorie alimentaire, nous dépensons aujourd’hui, avec cette même agriculture, 10 calories d’énergie fossile. Avec l’agriculture d’autrefois, qui s’appuyait sur le vivant, il suffisait d’investir une calorie pour en récolter 10. Or, tôt ou tard, et probablement plutôt tôt que tard, nos capacités d’extraction pétrolière finiront elles-mêmes par s’effondrer…
Nous consommons en effet 100 millions de barils de pétrole par jour, dont 25 millions de barils non conventionnels (huiles de schiste, gaz de schiste liquéfié, huile lourde du Venezuela, sables bitumineux de l’Alberta, pétrole de l’Arctique, etc.). Nous avons atteint un pic de production en 2006 pour le pétrole conventionnel, ce qui signifie que son coût d’exploitation augmente, que nous sommes entrés dans une baisse de productivité énergétique que nous soulageons par du non-conventionnel. Or la production des États-Unis stagne à 12 millions de barils par jour. Et il est très improbable que les pénuries à venir soient palliées par des énergies renouvelables : aujourd’hui, fabriquer une éolienne n’est possible qu’avec du pétrole, et incidemment des terres rares. Sans pétrole, notre capacité à produire des sources d’énergie non carbonée diminuera très sensiblement.
Nous sommes d’un côté au début de l’affaissement global du vivant. De l’autre, en franchissant la barre des 2 °C dans les décennies qui viennent, nous allons entrer dans un système où l’ensemble du vivant va voir ses capacités d’adaptation dépassées. Depuis près de 3 millions d’années, la température moyenne sur Terre n’a jamais excédé de plus de 2 °C la température que nous connaissions avant l’ère industrielle. Nous mettons ainsi en danger notre propre existence.
L.A. ET L.T. : Que peut-on dire des stocks de matières premières ?
D.B. : Si nous nous tournons vers les ressources indispensables à nos activités économiques, comme le sable des rivières ou des côtes, l’eau, les ressources halieutiques et les métaux, etc., le constat est tout aussi sévère. La soif de métaux est telle que nous devrions arracher aux sous-sols d’ici à 2050 plus de métaux que tous ceux extraits depuis les débuts de la civilisation(7), et cela à un coût environnemental et énergétique d’extraction croissant.
Nous sommes entrés dans l’Anthropocène et l’habitabilité de la Terre ne cessera de se dégrader au cours du siècle à venir. L’enjeu majeur est désormais d’éviter une planète avec une élévation de la température largement supérieure à 2 °C, ce qui réduirait drastiquement l’habitabilité du monde, ne ménageant des conditions de vie qu’à une population humaine extrêmement réduite au regard de l’actuelle démographie humaine.
L.A. ET L.T. : Dans son rapport, le GIEC avance pourtant qu’il est encore possible de rester autour de la barre des 2 °C d’augmentation…
D.B. : Le récent rapport du GIEC ne rassurera que ceux qui veulent bien l’être. Rester sous la barre des 2 °C n’est possible qu’avec des émissions négatives, en pompant de façon massive et rapidement le dioxyde de carbone de l’atmosphère. Ce que nous ne savons pas faire et entraînerait un grave problème d’usage des sols, sans compter une destruction massive de la biodiversité. Cela exigerait en effet des plantations massives sous forme de monocultures forestières, avec des essences à croissance rapide : des forêts extrêmement vulnérables au feu, qui sont aussi catastrophiques pour la biodiversité qu’elles sont peu résilientes aux vagues de chaleur et aux sécheresses.
Et pour ne pas exploser les 2 °C, il conviendrait de réduire durant les dix prochaines années grosso modo de moitié les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Comment faire alors que s’affirment, partout dans le monde et avec le soutien des populations, des populistes qui revendiquent une indifférence totale à ce sujet ?
Le défi authentique est plutôt de s’éloigner le moins possible de la barre des 2 °C et d’éviter ainsi la dérive vers 3 °C supplémentaires ou plus. On a modélisé ce qui se passerait si la température devait atteindre en moyenne planétaire une augmentation de 3,7 °C(8) : la ceinture tropicale pourrait devenir largement inhabitable pour des raisons de chaleur et d’humidité cumulées, saturant les capacités de transpiration du corps humain.
L.A. ET L.T. : Le climat ne constitue que l’une des limites planétaires. Le réchauffement n’est-il pas susceptible de combiner ses effets avec les dépassements d’autres seuils ?
D.B. : Ce sont en premier lieu les flux de matières et d’énergie, résultant de nos activités économiques, qui bousculent le système Terre. Ils sont fonction des niveaux de vie et de consommation des individus : 10 % de la population mondiale émettent 50 % des émissions de CO2, et vice versa, 50 % n’émettent que 10 %. Pour le maintien des infrastructures assurant son confort, un Nord-Américain suscite en moyenne des flux de matières de 25 tonnes/an/personne, un Français de 15 et un Africain de 3 à 5 tonnes(9). En second lieu, chaque nouvel être humain exige une surface au sol minimale qui réduit d’autant l’espace nécessaire à la vie sauvage. Pour respecter les limites planétaires(10), ce sont donc ces flux qu’il conviendrait de réduire.
L.A. ET L.T. : Pouvez-vous rappeler ce que sont ces limites planétaires ?
D.B. : Ces limites définissent une série de seuils physiques dans le fonctionnement global du système Terre. Ce sont des seuils que nous n’aurions pas dû franchir, ou qu’il conviendrait de ne pas franchir, pour préserver les conditions favorables à l’épanouissement de l’humanité et des autres espèces.
Les limites planétaires concernent neuf domaines : 1) le changement climatique, 2) l’intégrité du vivant avec deux entrées distinctes, 3) les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore liées à nos activités agricoles, 4) l’usage des sols, 5) l’acidification des océans, 6) la déplétion de l’ozone stratosphérique, 7) les aérosols atmosphériques, 8) l’usage de l’eau douce et 9) la pollution chimique par l’introduction de nouvelles entités inconnues du vivant.
L.A. ET L.T. : Il semble impensable que pour ne pas franchir ces limites, nous puissions réduire drastiquement et d’urgence les flux résultant de nos activités économiques. Nos sociétés vivent sur le postulat qu’un PIB en croissance pourrait être conservé tout en augmentant l’efficience des flux de matières et d’énergie. C’est même tout l’enjeu du développement durable, la solution consensuelle défendue par nos élites politiques et économiques.
D.B. : Le développement durable implique de rester sur le même référentiel, une économie de marché capitaliste très peu régulée, postulant qu’une espèce de jeu naturel va amener l’économie à réguler son impact sur l’environnement.
La première illusion est de penser qu’il peut y avoir une harmonie spontanée entre l’économique, le social et l’écologique. La logique économique, c’est de détruire des ressources pour créer de la valeur. Sans régulation, elle augmente par ailleurs les inégalités en concentrant les flux de richesses vers le haut.
Deuxièmement, le pari du découplage, la possibilité de faire plus avec moins, mène à une impasse ! Des gains sont possibles, mais ils ne peuvent pas être infinis. Dans les faits, depuis le début des années 2000, les flux de matières sont très nettement repartis à la hausse dans le monde. Même la consommation d’acier augmente dans un pays comme l’Angleterre, pourtant saturé d’infrastructures.
Bref, on n’a jamais constaté le moindre découplage absolu, mais pire, depuis quinze ans, c’est un surcouplage avec de plus en plus de flux de matières par point de PIB que l’on constate.
Pour les deux objectifs du développement durable théorisés dans le rapport Brundtland5 en 1987, c’est une catastrophe : pour l’environnement global, on a un climat en charpie et un vivant qui s’effondre plus vite que dans les pires des prévisions et, pour les inégalités, elles continuent de s’aggraver, générant des replis identitaires et populistes.
L.A. ET L.T. : Peut-on encore « sauver la Terre », pour reprendre une formule à la mode ?
D.B. : Il n’est d’autre solution que de faire redescendre d’urgence tous ces flux, faute de quoi la planète deviendra inhospitalière et, à terme, inhabitable. C’est précisément pourquoi le référentiel des limites planétaires doit s’imposer, avec d’ailleurs celui de l’empreinte écologique.
Nos grands problèmes se situent à l’échelle globale. C’est le climat de la planète, même si les effets locaux peuvent fortement varier, qui est désormais en cause. De même, le vivant est un phénomène planétaire. Les limites renvoient quant à elles à des stocks qui ont été modifiés par des flux très élevés. Elles permettent d’identifier des niveaux de stock auxquels il conviendrait de revenir sur un temps très long, mais surtout des hauteurs de flux à ne plus dépasser afin de stopper la machine à détruire, puis de revenir progressivement vers des zones moins dangereuses. Ces calculs autorisent à fixer ces hauteurs de flux au prorata des nations et de leurs populations. Une équipe de recherche de l’université de Genève s’est ainsi appliquée à traduire les limites planétaires en termes d’objectifs de politiques publiques(11). Mieux encore, une autre étude a mesuré les performances d’une centaine de pays avec un référentiel fusionnant les limites planétaires et l’empreinte écologique(12).
Ajoutons une précision fondamentale. Le franchissement du seuil climatique, ou celui de l’accélération du rythme d’érosion des espèces, suffirait à lui seul à nous faire basculer dans un état différent du système Terre tel que nous le connaissons. L’urgence est absolue : ces deux basculements sont déjà en cours.
• BOURG Dominique, SALERNO Gabriel, Les Scénarios de la durabilité, Londres, Bookboon, juillet 2018, https://bookboon.com/fr/les-scenarios-de-la-durabilite-ebook.
• IPBES, « Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services », 6 mai 2019, https://www.ipbes.net/global-assessment-report-biodiversity-ecosystem-services.
• GIEC, « Rapport spécial sur les effets d’un réchauffement climatique de 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels. Résumé à l’intention des décideurs » (en anglais), 6 octobre 2018, https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2018/07/SR15_SPM_version_stand_alone_LR.pdf (révision de janvier 2019), traduction citoyenne en français : https://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_du_GIEC_:_Réchauffement_climatique_de_1,5 %C2 %B0C, mars 2019.
• NEUKOM Raphael et al., « No evidence for globally coherent warm and cold periods over the preindustrial Common Era », Nature, vol. 571, 24 juillet 2019, pp. 550-554, doi.org/10.1038/s41586-019-1401-2.
• PAGES 2k Consortium, « Consistent multidecadal variability in global temperature reconstructions and simulations over the Common Era », Nature Geoscience, vol. 12, 24 juillet 2019, pp. 643-649, doi.org/10.1038/s41561-019-0400-0.
1. Philosophe, professeur à l’université de Lausanne.
2. Les notes numérotées sont regroupées en fin d’ouvrage, pages 333 sqq.
3. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, créé en 1988 et regroupant actuellement 195 États.
4. Institut Pierre-Simon-Laplace, qui regroupe des laboratoires de recherche en sciences de l’environnement.
5. Officiellement intitulé Notre avenir à tous (Our Common Future), rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, ce rapport a servi de base au Sommet de la Terre de 1992, à Rio, où fut inaugurée l’expression « développement durable ».