« Les pannes révèlent surtout la fragilité croissante de nos modes de vie consuméristes. »
La question des pannes d’énergie occupe une place privilégiée parmi les risques systémiques contemporains. Elles représentent une menace croissante à mesure qu’augmentent la complexité des équipements techniques et nos dépendances à l’égard des combustibles fossiles comme des grands réseaux d’approvisionnement énergétique. Les rapports publiés chaque année par l’Agence internationale de l’énergie attestent de l’ampleur de ces dépendances et des impasses qu’elles suscitent. Malgré la multiplication des politiques publiques incitant aux économies, la consommation mondiale d’énergie primaire a en effet été multipliée par 2,5 environ (de 5 523 Mtep2 à 13 761 Mtep par an) depuis les années 1970. Les économies comme les modes de vie individuels – en dépit de très fortes inégalités selon les populations et les territoires – sont devenus dépendants d’approvisionnements en combustibles ou en électricité pour une grande diversité de besoins, qu’il s’agisse du transport ou du chauffage ou, désormais, de la production d’électricité pour alimenter le monde numérique en expansion. En Amérique latine, le manque d’entretien et d’investissement des infrastructures conduit ainsi régulièrement à de gigantesques pannes d’électricité aux effets parfois dramatiques. Le 16 juin 2019, une immense panne liée à des problèmes d’interconnexion du réseau électrique a privé de courant pendant 24 heures 50 millions de personnes en Argentine et au Paraguay.
La panne peut être définie comme l’arrêt accidentel de fonctionnement d’un système technique. Mais cette définition tout comme le spectre de la panne constituent des caractéristiques récentes des sociétés industrielles. Avant le XXe siècle, le mot panne était peu utilisé et recouvrait des significations tout autres : dans les métiers du bâtiment, il désignait la partie du marteau opposé à la tête ou la partie plate d’un piolet. Si les cultures matérielles préindustrielles étaient frustes et étroitement dépendantes des ressources locales de la biomasse, elles étaient aussi souvent très robustes : la complexité des agencements techniques était réduite, la fabrication et la réparation se faisaient sur place au moyen de pièces et de matériaux facilement remplaçables, limitant ainsi les risques d’interruption de l’approvisionnement en énergie.
Mais avec l’industrialisation du XIXe siècle et la complexité croissante des équipements techniques, le mot panne renvoie de plus en plus fréquemment à l’arrêt d’un mécanisme. L’obsession des pannes s’étend alors peu à peu, parallèlement à la complexification croissante du monde matériel, à l’arrivée de machines-outils et de moteurs de plus en plus puissants et difficiles à réparer, comme les machines à vapeur puis les moteurs à explosion, couplés aux grands réseaux techniques comme le chemin de fer, le télégraphe, avant les grands réseaux électriques.
L’essor d’un nouveau régime énergétique fossile et la dépendance croissante au charbon puis au pétrole ne cessent d’accentuer les craintes de pénurie et les inquiétudes face à l’arrêt de l’approvisionnement énergétique du fait de l’épuisement de la ressource, mais aussi des grèves, des accidents ou des dysfonctionnements. Le spectre d’une pénurie de carburant interrompant le fonctionnement des économies n’a cessé d’accompagner l’accroissement des dépendances énergétiques. Dès le XIXe siècle, les alertes se multiplient (voir l’encadré sur Stanley Jevons, p. 38), et en 1913 le Congrès géologique international de Toronto, au Canada, estime par exemple à quelques centaines d’années la durée séparant l’humanité d’une « disette pénible de houille fossile » et à soixante ans le délai d’épuisement des réserves de pétrole, ajoutant que « d’ici là nos descendants auront avisé(13) ». Au XXe siècle, ces inquiétudes ressurgissent périodiquement, entretenant le spectre d’une pénurie et d’une panne générale du système énergétique.
Le développement de l’électrification à partir de la fin du XIXe siècle accroît l’obsession des pannes. Source d’enthousiasme et de foi dans le progrès pour les uns, l’électricité a aussi été dès le début une source de vives inquiétudes, à l’image de celles d’Albert Robida peignant dans son livre La Vie électrique (1892) un avenir de catastrophes. Au cours du XXe siècle, l’électricité devient en effet le principal moyen pour transporter l’énergie, alors que les grands réseaux s’étendent sur des distances toujours plus vastes. La maîtrise du courant fonde peu à peu un nouveau modèle économique, qui tend à irriguer l’ensemble des pays industrialisés. Produite à partir de sources d’énergie primaire (hydraulique, thermique puis nucléaire), l’électricité est utilisée pour de très nombreux usages domestiques et industriels. C’est elle qui actionne presque la totalité des artefacts qui peuplent les lieux de vie et de travail. Cette dépendance croissante à l’égard de l’approvisionnement électrique, pour se chauffer et s’éclairer, pour communiquer et aujourd’hui pour presque toutes les actions, a fait de la panne électrique un spectre terrifiant et omniprésent.
Dès le début de l’électrification autour de 1900, la panne provoque de nombreuses inquiétudes qui justifient la prudence à l’égard du nouveau modèle énergétique. L’arrivée de l’électricité est fréquemment associée au risque de panne, et dès avant la Grande Guerre l’obsession de la « panne électrique » envahit la presse populaire. Les pannes sont causées soit par les grèves des électriciens, soit par la défaillance des centrales, soit par des coupures dans l’alimentation. Elles sont très fréquentes et justifient alors la plus grande prudence. La presse locale rapporte ainsi qu’en 1929, dans le petit village bourguignon de Sacquenay, comme dans des milliers d’autres, et alors que l’éclairage électrique existe depuis déjà deux ans, « les vieilles lampes à pétrole ne sont pas encore mortes » car la population a souvent à se « plaindre des pannes électriques » (Le Progrès de la Côte-d’Or, 17 décembre 1929). De même, dans les Ardennes, un inspecteur du travail enquêtant sur l’électrification des petits ateliers observe en 1925 que « le nombre de pannes électriques est incalculable et, quand on pense qu’une grève ou une avarie d’une seule usine génératrice peut arrêter tout un département, on comprend que, dans l’espèce, l’électricité ne constitue pas un progrès ». Pour de nombreux usagers et observateurs sceptiques, l’électrification introduisait des risques nouveaux qu’il fallait contrôler, anticiper, réparer au moyen d’une armée de techniciens et une complexification croissante des infrastructures.
D’abord locale, limitée à un quartier ou à une ville, la panne s’étend au fur et à mesure de la dépendance au réseau et au gigantisme des installations. À partir des années 1930, les petits réseaux locaux de production et de distribution laissent la place à de vastes infrastructures centralisées reliées par des lignes à haute tension couvrant d’immenses distances. Dès lors naît l’obsession du black-out, c’est-à-dire la crainte d’une coupure générale interrompant toutes les activités d’une région ou d’un pays. Expression anglo-américaine utilisée à l’origine dans le théâtre pour décrire l’extinction des feux, le « black-out » désigne pendant la Seconde Guerre mondiale l’interruption de l’éclairage durant les bombardements. Après 1960, il désigne le spectre d’une panne générale d’électricité qui plongerait les populations dans l’effroi et conduirait à l’effondrement des institutions comme des activités économiques.
À l’époque de la guerre froide, la panne électrique était souvent considérée à l’Ouest comme une manifestation de défaillance et de retard technique, comme la preuve de l’infériorité du communisme soviétique. Mais les puissances industrielles de l’Ouest sont elles aussi régulièrement victimes de pannes, aux effets de plus en plus spectaculaires. En 1965, une panne gigantesque du réseau électrique entre le nord des États-Unis et le Canada touche plus de 30 millions de personnes alors que 800 000 usagers sont bloqués dans le métro new-yorkais. En juillet 1977, une autre panne de courant plonge New York dans le noir, entraînant des pillages et des émeutes. En France, les autorités engagées dans le programme d’électrification et de construction de centrales nucléaires promettent que ce type d’incident serait impossible dans l’Hexagone. Pourtant, quelques mois après, en décembre 1978, à la suite d’un pic de consommation dû au froid, une panne générale prive une grande partie du pays de courant.
Alors que l’électrification s’étend peu à peu à l’ensemble du monde, que les interconnexions à grande distance se multiplient, que les villes doivent devenir « intelligentes » grâce aux réseaux connectés, les dépendances quotidiennes au fluide électrique et à l’approvisionnement énergétique ne cessent de s’accentuer. Alors que les infrastructures du futur doivent être plus résilientes, les réseaux et villes dites intelligentes semblent devoir être plus vulnérables à l’égard du terrorisme ou des cyberattaques qui menacent de désorganiser l’ensemble des services urbains. Depuis l’apparition massive du thème des « crises de l’énergie » dans les années 1970, la question des dépendances énergétiques n’a cessé de se renforcer (voir l’encadré sur les esclaves énergétiques, p. 39), en accentuant les craintes de pénurie et de pannes. Généralement présentées comme le fruit d’une défaillance passagère, ou d’une catastrophe naturelle aisément réparable, les pannes révèlent surtout la fragilité croissante des modes de vie consuméristes, des relations au monde interconnectées et de notre hyperpuissance technologique. Nous sommes entrés dans un système technique toujours plus complexe et fragile dont la panne électrique est la principale manifestation, même si les modes de vie numériques et les grandes organisations complexes annoncent un avenir de pannes incessantes. Le spectre de la panne s’affirme de plus en plus au cœur des tensions et ambivalences de notre monde de croissance, qui survalorise la sécurité tout en produisant sans cesse de l’incertitude, qui célèbre la puissance et la maîtrise tout en multipliant les sources de vulnérabilité.
La panne n’est pas un dysfonctionnement passager ou le produit d’un accident, elle est devenue la forme habituelle de fonctionnement des systèmes techniciens, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à l’électricité, mais aussi de leur besoin massif en énergie fossile aux coûts d’extraction croissants, ou encore de la circulation des marchandises et des informations via le réseau Internet. Comment concilier l’appel à l’avènement de sociétés « résilientes », capables de s’adapter aux catastrophes écologiques annoncées, et la dépendance croissante à l’électricité encore renforcée par les promesses de la voiture électrique ? Plus les pannes et leur spectre s’étendent et plus il faut de spécialistes et d’experts pour les résoudre, d’infrastructures toujours plus complexes pour les éviter, ouvrant une course à l’abîme apparemment sans fin.
Les dernières années ont été marquées en France par quelques pannes électriques géantes, comme en novembre 2017 où la moitié de la Corse a été privée d’électricité pendant plusieurs heures. Une autre panne a bloqué un important hébergeur de sites Internet, d’autres encore ont paralysé le trafic de la gare Montparnasse au début du mois de décembre 2017, et la ville de Toulouse comme la principauté de Monaco ont connu des pannes géantes durant le printemps et l’été 2018. Hors de France également, de nombreuses pannes ont été signalées. Le Costa Rica a ainsi connu une panne quasi générale de courant alors que l’aéroport d’Atlanta, aux États-Unis – le plus grand du monde –, a été victime d’une énorme panne qui a affecté des centaines de vols et des milliers de passagers. Ces pannes semblent pourtant bien réduites si on les compare à celles, géantes, qui ont lieu dans certains pays du Sud comme en Amérique latine ou en Inde où près de la moitié de la population du pays – soit 670 millions d’Indiens – a été privée d’électricité durant l’été 2012, lors de la plus grande panne électrique de l’histoire.
Si les débats sur la pénurie des ressources fossiles sont anciens, ils s’intensifient à l’occasion du traité de libre-échange franco-anglais de 1860, qui libéralise les échanges commerciaux entre les deux pays. Le Parlement britannique s’inquiète alors de la menace qui pèse sur la suprématie du pays du fait de l’épuisement programmé des réserves de charbon. La question envahit rapidement le débat économique et l’opinion publique. Le jeune économiste Stanley Jevons publie à cette occasion sa célèbre étude sur la « question charbonnière » (The Coal Question. An inquiry concerning the progress of the Nation, and the probable exhaustion of our coal-mines, Londres et Cambridge, Macmillan and Co., 1865), dans laquelle il formule son fameux paradoxe : le fait d’utiliser des machines moins consommatrices d’énergie n’amène pas une baisse de la consommation globale de combustible dans la mesure où le nombre de machines augmente, ce qui contrebalance les économies.
Jevons – surtout connu comme l’un des pères du marginalisme – donne ainsi une grande publicité au débat sur l’épuisement de la houille. Il constate que la consommation anglaise de charbon a fortement augmenté après que James Watt a introduit sa machine à vapeur, qui était pourtant bien plus efficace que celle de Thomas Newcomen. À mesure que les améliorations techniques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, sa consommation totale s’accroît au lieu de diminuer, et ce paradoxe continue de modeler de nombreux enjeux contemporains.
Jevons présente un tableau pessimiste de l’avenir ; il est sceptique sur les possibilités de trouver des énergies de substitution et ses propositions visent surtout à réduire les exportations et la dette nationale, tout en appelant au développement des énergies renouvelables comme le solaire. L’ouvrage de Jevons inaugure de nombreuses tentatives pour mesurer les réserves de charbon disponibles tout en stimulant le débat sur l’épuisement des combustibles fossiles bien au-delà du Royaume-Uni. Par la suite, le paradoxe de Jevons n’a cessé d’être confirmé et de ressurgir, en particulier avec les automobiles dont le parc global augmente bien plus vite que les progrès dans les rendements des moteurs.
F. J.
La notion d’esclave énergétique désigne une unité de mesure de l’énergie permettant de comparer la consommation d’énergie dans un temps donné avec un équivalent de production mécanique et calorifique produit par un homme adulte. Cette notion est apparue dans la foulée des crises énergétiques des années 1970 avant de s’étendre dans le contexte d’intensification des débats sur le changement climatique et ses causes au tournant du XXIe siècle. Le théoricien américain Richard Buckminster Fuller et le physicien allemand Hans-Peter Dürr ont été parmi les premiers à évoquer le concept d’« esclave énergétique », le philosophe autrichien Ivan Illich lui a ensuite donné une grande publicité en évoquant les « esclaves fournisseurs d’énergie ». Divers calculs actuels montrent qu’aujourd’hui un Français a, avec sa seule consommation énergétique, l’équivalent de 150 à 400 esclaves « virtuels » à son service en permanence.
Cette notion est utilisée pour comparer la productivité des travailleurs dans une société industrialisée, utilisant généralement des énergies fossiles, par rapport au nombre de travailleurs nécessaires en l’absence de ces outils. Elle permet de montrer l’énorme accroissement de puissance offert à chacun par la maîtrise croissante et l’exploitation des combustibles fossiles. Elle présente aussi la consommation croissante d’énergie comme une source d’émancipation, car les énergies fossiles, le système électrique et les innombrables machines reposant sur ces sources d’énergie libèrent les sociétés du besoin d’utiliser le travail vivant des hommes et des bêtes. Plus récemment, il a été avancé l’idée que souligner les similarités entre esclavage des humains et usage des énergies fossiles pouvait culpabiliser les consommateurs contemporains et amorcer un nouveau mouvement abolitionniste afin de décarboner la société(14).
F. J.
• GRAS Alain, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.
• BELTRAN Alain, CARRÉ Patrice, La Vie électrique. Histoire et imaginaire, Paris, Belin, 2016.
• NYE David E., When the Lights Went Out : A History of Blackouts in America, Cambridge (MA), MIT Press, 2010.
• NIKIFORUK Andrew, L’Énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle servitude, Montréal (CA), Éditions Écosociétés, 2015.
• DEBEIR Jean-Claude, DELÉAGE Jean-Paul, HÉMERY Daniel, Une histoire de l’énergie, Paris, Flammarion, 1986, rééd. 2013.