« Parce qu’ils permettent la construction collective de sens, de nouveaux récits se forment. La guerre des imaginaires de l’avenir a commencé. »
Fictions ou mises en scène du réel, oraux ou écrits, les récits font partie de l’expérience humaine d’aussi loin qu’on se souvienne, des études ayant même montré qu’ils émergent spontanément dans l’enfance(40).
Les récits sont plus qu’une distraction futile, ils donnent une saveur et un sens à l’existence. Durant la Seconde Guerre mondiale, dans le ghetto de Varsovie où toute lecture était interdite sous peine d’exécution, des Juifs risquaient leur vie pour lire en cachette des romans qu’ils racontaient ensuite à leurs amis.
Les récits façonnent les sociétés et influencent les perceptions de l’avenir en instaurant « un processus dialectique entre ce qui est et ce qui est possible(41) ». Ils fournissent à chacun une compréhension intuitive des codes, normes et valeurs de sa société, et des mœurs générales d’autrui. En cela, ils organisent les comportements sociaux.
Selon l’historien Yuval Noah Harari, notre « capacité à tisser des mythes nous a permis d’imaginer des choses et de les construire collectivement ». Mais ce qui fut un atout pour la conquête du monde sauvage et le développement des sociétés – motivant les avancées conceptuelles, culturelles et éthiques comme les pires barbaries – devient problématique à l’heure où les limites physiques du monde sont atteintes. Associés hier au « progrès » et à la prospérité dans un monde en apparence infini, les imaginaires promus par les sociétés modernes sont dorénavant néfastes : en niant la finitude, ils perpétuent des mentalités et des activités destructives.
Dans toute culture, les imaginaires se déclinent en hypothèses implicites qui orientent nos référentiels et nos rapports à nous-mêmes, aux autres êtres, à l’avenir, à la vie, à la mort, à nos droits et devoirs, à nos responsabilités. Plus ils sont profondément enracinés, plus ils sont instinctuels et prédéterminent les agissements individuels et collectifs. Quelques exemples d’axiomes archétypaux sans cesse renforcés via les médias, qui influent sur les subjectivités d’une majorité d’individus : les dieux ; la foi dans une « destinée » à part de l’humanité ; l’Homme maître et possesseur de tout ce qui vit ; le pouvoir, l’argent, la propriété privée et la consommation comme aspirations normales ; la fascination pour la transgression des limites ; les nations ; le technicisme, qui assimile progrès technique et progrès humain, promeut le solutionnisme et par extension le productivisme, la compétitivité, la croissance économique ; etc.
Parmi les grandes sources de « normalisation » des idées, idéaux et idéologies, on trouve les religions. Leur succès séculaire doit beaucoup au fait qu’outre les préceptes et rituels, elles sont ancrées dans des récits : Évangiles chrétiens, Genèse et Exode du judaïsme, sourates de l’islam, sutras de l’hindouisme et du bouddhisme : les héros vivent des aventures, des dilemmes, des conflits, des trahisons et des révélations. En bref, tous les ingrédients d’un bon « storytelling ».
Depuis quelques décennies, le monde est engagé dans une dynamique de rétrécissement des possibles. Nous passons actuellement un seuil critique qui s’accompagne d’une perte de repères, et parce qu’ils permettent la construction collective de sens(42), de nouveaux récits se forment. La guerre des imaginaires de l’avenir a commencé.
Nombreux sont ceux qui caricaturent les discours sur les dynamiques d’effondrement(s) comme s’il s’agissait de postures dangereuses, incitant selon eux au « pessimisme », au « défaitisme », à la « panique ». Pourtant, les sciences naturelles nous enseignent explicitement qu’il y a danger et urgence, et dans une telle situation le comportement le plus risqué consiste à refuser de regarder en face la menace. Ceux qui fustigent les hérauts d’un dévissage systémique jusqu’à les soupçonner parfois de vouloir instituer une « dictature verte » sont ceux qui échouent à appréhender les enjeux, à se projeter dans autre chose que des prolongations tendancielles du monde actuel et à imaginer d’autres styles de vie. En ne proposant rien de « disruptif » vis-à-vis des sociétés modernes, en œuvrant dans le meilleur des cas à le faire évoluer à la marge en misant sur le jeu des marchés, sur l’instauration de normes, sur des innovations ou quelques salves de réformettes, ils agissent en alliés, intentionnels ou non, de ce système oppressif et destructeur (qui peut d’ores et déjà être considéré comme une forme de totalitarisme économiciste et techniciste, patriarcal et écocidaire, inique et discriminatoire) : ils empêchent la visualisation de nouvelles façons d’être au monde. C’est justement en écoutant ces idéologues des faux espoirs que l’on aboutira à des tyrannies, non en suivant ceux qui, sur la base de la littérature scientifique, aboutissent à la conclusion que des rétroactions positives menant à des effondrements sont enclenchées.
Considérer sans édulcoration le grand bouleversement qui s’amorce est indispensable pour pouvoir penser des alternatives décentes. Il est encore envisageable d’échafauder des sociétés plus propices au bien-être général que nos cultures anthropolâtriques malsaines gorgées de doctrines toxiques, d’oppressions, de persécutions, de dominations et de servitudes, d’addictions, d’injustices et de carnages… Mais on ne pourra y parvenir que si l’on prend pleinement conscience que cette civilisation va disparaître et si l’on anticipe avec bon sens les violences qui accompagneront cette fin. Penser et raconter, via des récits vivides, la grande descente énergétique et matérielle et les réponses collectives possibles n’est pas un problème : c’est l’unique option pour catalyser un sursaut de la raison et du cœur.
Il revient à ceux qui désirent protéger le vivant des forces d’anéantissement de proposer des récits lucides efficaces pour ne pas céder l’espace aux propagandes contestant les limites, à la doctrine de la maximisation du profit et de la marchandisation, au marketing de l’innovation visant à technologiser toujours davantage le monde, aux dérives mystiques, aux mouvements bellicistes, aux idéologies prônant la domination d’un groupe sur un autre ou aux apologies des replis identitaires. Car aux premières pénuries, ces récits-là se mueront en dystopies, des figures autoritaires promettant alors la sécurité en échange d’amputations de liberté. Face à cette menace en gestation, l’heure est au façonnage d’imaginaires vecteurs d’espoirs lucides : des visions d’avenir réalistes et évocatrices, des hiérarchies de valeurs promouvant l’intérêt général durable et réprouvant les individualismes déprédateurs, un ajustement de la place de l’Homme dans l’édifice du vivant…
Précisons que cet article ne concerne pas l’ensemble des récits, qui doit rester libre et hétéroclite. Même si nombre de fictions participent insidieusement à la formation de fantasmes du futur nocifs car irréalistes, il n’est pas question ici de réflexion critique sur « l’utilité de l’art ». L’analyse porte seulement sur le développement de formes de résistance créatives face aux propagandes délétères du « toujours plus ». L’objet de ce texte, ce sont les récits de l’avenir produits par des individus désireux d’avoir une influence bienfaisante sur le monde réel : comment y parvenir ?
Ceux qui ont pris conscience des limites et vulnérabilités des sociétés et des risques qu’on encourt à les ignorer savent le besoin de récits pour surmonter l’imaginaire dominant de l’illimitation. Mais attention : sans autre précision, le pari est périlleux. Car le résultat d’une multiplication non « concertée » de récits sera forcément cacophonique : un imbroglio d’imaginaires incompatibles entre eux qui désorientera le grand public, celui-ci ne voyant émerger nulle vision claire des défis à relever et des réponses pertinentes. Or la confusion induit du doute, prétexte classique à l’inaction.
Pour esquiver ce piège, il est urgent que les artistes et communicants se reconnaissent une responsabilité, et il est nécessaire de former ceux qui souhaitent mettre leur talent au service de l’intérêt collectif : les informer sur l’état désastreux du monde naturel et les implications de ce désastre pour les sociétés, leur enseigner les stratégies d’adaptation qui tiennent la route, et leur inculquer les bases de la psychologie sociale, notamment les biais qui conditionnent nos actes, pour que leurs récits provoquent chez les gens des réactions constructives. Il sera alors envisageable de stimuler un foisonnement de récits certes protéiforme mais cohérent, réaliste et « utile », à condition que tous incorporent les quatre prémisses suivantes :
1. Dans les prochaines décennies, les sociétés humaines vont vivre une descente énergétique et matérielle constellée de disruptions écologiques et sociétales : pour être salutaires, les narrations doivent intégrer ce processus et ces phénomènes, et incorporer les limites.
2. Les éventuelles « solutions » présentées doivent être valables d’un point de vue systémique : par exemple, il n’existe pas de « solution » technique pour « sauver le monde » car ça se joue à un autre niveau : la mutation ne peut être que systémique.
3. Face à cette descente, une résilience collective digne est souhaitable, et possible si on la prépare en coopération à l’échelle des bassins de vie et en réseau entre territoires. Les autres credo ne peuvent pas mener à des modèles durablement vivables.
4. Parce que les logiques utilitaristes d’exploitation créent les conditions de l’insoutenabilité, la quête de résilience exige d’instaurer un équilibre respectueux avec le reste du vivant.
5. Pour conserver sur Terre des conditions favorables à la vie, les mécanismes écocidaires et les systèmes de domination doivent être stoppés. Nulle vision possible d’un avenir viable sans qu’une Résistance n’ait été organisée pour mettre un terme aux composantes les plus dévastatrices de la civilisation thermo-industrielle.
Ces principes sont les piliers du nouvel imaginaire dont les sociétés humaines ont besoin pour s’adapter et minimiser le chaos. Les récits à développer doivent être des déclinaisons de cet imaginaire primordial en tous formats, tous genres et tous styles, pour tous supports et canaux de diffusion. En variant les formes, ils peuvent fédérer les gens autour de défis et d’un avenir communs, déclencher un dépoussiérage des désirs, habituer aux limites et transmettre la conviction du besoin de dépasser les fantasmes de démesure pour tempérer avec bon sens les modes de vie.
En revanche, ne pas se leurrer : les récits ne suffiront pas à changer la donne. Ils peuvent même agir en « abstractions distanciantes ». Pour éviter cela et leur conférer au contraire un pouvoir d’influence sur le monde, mettre en valeur des pionniers bien réels incarnant la transition vers une résilience digne est vital. Jouer sur le désir mimétique est un levier puissant pour inspirer le passage à l’action.
Ne pas réduire les récits à des « gadgets » de communicants simplets : aucune masse critique ne peut se révéler sans un référentiel narratif partagé. Ne pas non plus opposer réflexion et action, mais travailler ensemble : le faire, le penser et le raconter doivent progresser de concert. C’est pourquoi il n’appartient pas qu’aux penseurs d’élaborer des récits de l’avenir : les bâtisseurs de résilience et les tisserands de réseaux doivent eux aussi conter leurs aventures de façon inspirante, car leur présent esquisse notre avenir. Le rayonnement de tels récits permettra d’éveiller l’intérêt de personnes au-delà du périmètre de l’entre-soi : à mesure que la situation se tendra pour tous, de plus en plus d’individus « transitionneront » suivant les modalités décrites dans les récits…
Tout d’abord, invalidons trois clichés : primo, contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, un bon récit ne se caractérise pas par son caractère positif mais par son potentiel d’inspiration – or on peut inspirer par bien d’autres choses que le positif : le noble, le beau, le révoltant, l’injuste, etc. Secundo, le but d’un récit n’est pas de générer de l’espoir coûte que coûte : l’espace des possibles doit être compris afin que les espoirs suscités soient légitimes, sans quoi on mobilise certes à court terme mais on démobilise quand les gens se rendent compte qu’ils se sont investis dans des utopies. Tertio, un bon récit ne doit pas craindre d’engendrer de la peur, car celle-ci est profitable si elle est fondée et accompagnée par des propositions concrètes d’actions génératrices d’espoirs lucides.
Un récit utile s’oppose à la tyrannie de l’illimitation des désirs, qui, loin de libérer, finit par accabler. Maximiser la liberté de chaque individu de se forger des ambitions au-delà du raisonnable, sans jamais prendre en compte l’existence de limites physiques absolues, mène ironiquement à des pénuries et à des conflits, et ceux qui rejettent l’idée même de limites sous prétexte que cela serait « liberticide » agissent nolens volens en faveur de l’avènement d’autoritarismes. Plus la transcendance des limites est encouragée, et moins le réel permet la réalisation de tous les rêves de tout le monde : cet inassouvissement, cumulé aux frustrations engendrées par les consommations ostentatoires, engendre aliénation et irrésolution(43). Construire des récits cohérents avec le faisceau des trajectoires plausibles est donc aussi une façon de permettre aux gens de se libérer de la course ingagnable à la surenchère, de réduire les dissonances cognitives et d’avoir enfin une possibilité de réalisation.
Un récit réussi stimule l’engagement émotionnel et emmène les gens à un état psychique propice à la mise en mouvement ; il inocule une appétence pour le changement via la mise en scène inspiratrice d’autres paradigmes d’existence.
Les grands récits sont la préfiguration de nouvelles cultures. En montrant des personnages fictifs ou réels en action, en élaborant des visions fascinantes de l’avenir, en façonnant de nouveaux symboles et en habituant les gens à d’autres principes de société, ils inondent graduellement l’inconscient collectif.
En valorisant d’autres valeurs et en ringardisant les conventions culturelles, en exposant notamment les supercheries des tenants de la croissance illimitée, les récits sont des moteurs de la structuration de collectivités réajustées au réel. Ces alternatives développées en parallèle de la société ont vocation à offrir des options tangibles de « plans B » aux individus qui prendront leurs distances, peu à peu, avec le modèle actuel. Un « glissement osmotique vers la résilience » pourra alors s’opérer.
En préparant les esprits aux disruptions critiques qui se dessinent, les récits contribuent à rendre « l’humeur sociale » favorable d’une part à la germination de cultures aptes à résister aux émergences dictatoriales qui accompagneront les premières ruptures d’approvisionnement critiques, d’autre part au succès de comportements aspirant à assurer les conditions du bien-être durable pour une majorité de la population – et pourquoi pas pour l’ensemble des êtres vivants.
On ne changera pas le monde sans une kyrielle de nouveaux récits de l’avenir, si tant est que ceux-ci s’inscrivent dans le seul imaginaire qui soit compatible avec les lois de la physique : celui d’une descente énergétique et matérielle au cours du XXIe siècle. Même s’ils ne peuvent rien sans les penseurs et les faiseurs, une grande responsabilité incombe aux créatifs. Quelques mois avant sa mort(44), l’historien britannique Alex Danchev écrivait : « Contrairement à la croyance populaire, c’est le rôle des artistes, et non des politiciens, de créer un nouveau monde. »
Bien que formulé en référence au passé, cet aphorisme s’applique plus que jamais à l’avenir proche.
• FROMM Erich, L’Homme et son utopie, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
• MOLINO Jean, LAFHAIL-MOLINO Raphaël, Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Arles, Actes Sud, 2003.
• BRUNER Jerome Seymour, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité, Paris, Retz, 2010.
• ARONSON Elliot, The Social Animal, New York, Worth Publishers Inc., 11e édition révisée 2011.
1. Spécialiste des risques systémiques, des stratégies de résilience et des récits comme leviers de transformation.