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« La combinaison du changement climatique et des vulnérabilités sociales et agricoles participe désormais à la montée aux extrêmes de certains conflits, comme au Moyen-Orient. »

Comme l’a établi Carl von Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens(67) ». Cette définition conserve toute son acuité aujourd’hui, alors que le changement climatique, la crise de la biodiversité, la compétition pour des ressources qui se raréfient deviennent des déterminants toujours plus puissants de la politique et de son rapport à la violence armée. En effet, ces crises combinées se couplent désormais aux processus de décision politiques publics et privés. Elles participent aussi à la mise sous tension de la globalisation, et aggravent la violence et les conséquences des conflits en cours.

Se préparer aux conflits de demain

Le cas de l’amiral Philip Davidson, commandant de l’US Indo-Pacific Command, est un exemple particulièrement évocateur de ce couplage entre la géopolitique, la stratégie et le changement climatique. Il est l’un des plus puissants responsables militaires sur Terre. La zone de responsabilité du commandement opérationnel dont il a la charge s’étend sur toute l’Asie-Pacifique et sur l’océan Indien. Il commande plus de 325 000 hommes, des forces armées maritimes, aériennes, terrestres, conventionnelles et nucléaires, spatiales et cyberspatiales. Ces capacités lui permettraient de se livrer à une guerre de haute intensité dans cette zone. Lors d’une audition au Congrès des États-Unis le 12 février 2019, il déclare aux sénateurs membres de la Commission des forces armées qu’il est essentiel de développer et d’installer de nouveaux systèmes de capacité de frappe, notamment des missiles, afin de répondre à l’installation de flottes militaires, d’escadrilles, de matériels spatiaux et de capacités spatiales, « déployées par notre adversaire ». Ce faisant, l’amiral fait quasi ouvertement référence à la Chine.

Puis, répondant à une question de la sénatrice Warren, il ajoute être d’accord avec un rapport de l’Office of the Director of National Intelligence. Cette instance est la plus haute instance politique de coordination des nombreuses agences de renseignement civiles et militaires américaines, dont la CIA, la NSA et la Defense Intelligence Agency (DIA). Ce rapport établit que la « dégradation environnementale et écologique globale, ainsi que le changement climatique, vont très certainement accentuer la compétition pour les ressources, les situations de détresse économique, et les tensions sociales, tout au long de 2019 et au-delà… Les dégâts causés aux communications, à l’énergie, aux infrastructures de transport, pourraient affecter les installations militaires proches du niveau de la mer, infliger des coûts économiques et causer des déplacements de personnes et des pertes en vie humaine(68) ». En d’autres termes, Philip Davidson explique aux sénateurs des États-Unis que son commandement est prêt à assumer une guerre contre la Chine, dans un contexte géopolitique et social bouleversé par le changement climatique.

Cette préparation de l’appareil américain de défense et de sécurité nationale à de nouvelles possibilités de guerre à l’époque de l’amplification du changement climatique a aussi lieu dans l’Atlantique nord. Ainsi, du 25 octobre au 7 novembre 2018, se déroulent les plus grandes manœuvres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) depuis la fin de la guerre froide en 1990, et elles prennent place pour la première fois dans la zone arctique. Ces manœuvres ont lieu en particulier en Norvège et en Islande et dans les eaux internationales séparant ces deux pays et qui s’étendent jusqu’à la limite de la zone économique exclusive russe. Or ce périmètre défini par l’Islande, la Norvège et la limite entre mer de Norvège et mer de Barents correspond à l’extrémité occidentale de la « route maritime du Nord » ouverte par la Russie depuis la fin des années 2000(69).

Cette nouvelle route maritime relie le détroit de Béring à la mer de Norvège en suivant le littoral sibérien sur près de 4 500 kilomètres. Son ouverture correspond à une stratégie d’adaptation géoéconomique russe aux effets du changement climatique, et ce à une échelle continentale. En effet, l’Arctique se réchauffe deux à quatre fois plus vite que le reste de la planète. Ce bouleversement géophysique se traduit par un retrait toujours plus marqué de la glace d’été et par une reconstitution d’autant plus irrégulière de la glace d’hiver. Cette évolution thermique rapide et brutale permet aux autorités politiques, militaires et économiques russes d’ouvrir la route du Nord, qui relie le détroit de Béring à la Norvège. Pour ce faire, les ports de la côte sibérienne sont revalorisés et reconstruits, tandis que les nombreuses bases maritimes et aériennes de l’archipel sibérien sont réhabilitées. La marine et l’armée russe y installent des bases de surveillance et de guidage, des postes de secours et de garde-côtes, ainsi que des batteries de missiles anti-navires. Une nouvelle génération de sous-marins, dits Boreis, et de brise-glace nucléaires est mise à la mer, ainsi qu’un premier réacteur flottant. Dans le même mouvement, Gazprom, Rosneft, Novatek, les grandes compagnies gazières et pétrolières russes mettent en exploitation les gisements gaziers et pétroliers on- et offshore rendus accessibles par le réchauffement de la zone(70).

L’ouverture de cette nouvelle route maritime offre un intérêt particulier pour les armateurs chinois. L’utilisation de la route du Nord permet aux convois chinois de relier les ports chinois à l’Europe du Nord en gagnant une à trois semaines de navigation par rapport à la route du Sud, par le détroit de Malacca, le golfe d’Aden et le canal de Suez. Depuis 2013, le nombre de navires et de convois chinois qui utilisent la route du Nord augmente régulièrement, conférant ainsi à la Chine un accès toujours plus important à la zone arctique, à l’Europe du Nord et à l’Atlantique nord. Pékin accompagne cette pénétration atlantique d’une série d’accords bilatéraux avec la majorité des pays arctiques, dont la Russie, la Norvège, la Finlande, la Suède, le Danemark, l’Islande et le Groenland, où un consortium minier anglo-chinois est opérationnel depuis 2017. Ainsi, en quelques années, la Chine devient une puissance atlantique(71).

Aussi les grandes manœuvres de l’Otan apparaissent-elles comme une réaction à ce bouleversement géophysique, économique et géopolitique. Revenons à ces dates du 25 octobre au 7 novembre 2018, où l’Otan les organise pour la première fois dans la région arctique. Baptisées Trident Juncture, ces manœuvres mobilisent 50 000 soldats, 150 avions, 10 000 véhicules terrestres et 60 navires de guerre. Elles sont centrées sur la Norvège et l’Islande, où ont lieu des exercices d’atterrissage, de déploiement et de combat. Ces exercices permettent aux forces de l’Otan de démontrer leur capacité de réaction contre un adversaire hypothétique et non identifié qui mettrait en danger un autre membre de l’Otan dans la région arctique. Cet anonymat officiel de l’adversaire n’empêche pas la Russie de protester officiellement contre cet exercice militaire qui se déroule très près de ses frontières terrestres et maritimes. Mais si ces manœuvres s’accompagnent de tensions avec la Russie, elles permettent aussi à l’Otan de réaffirmer aux usagers de la route du Nord, et ainsi à la Chine, que l’Atlantique nord demeure une zone géoéconomique et stratégique dominée par la puissance militaire et économique américaine.

Aussi, par ses conséquences géophysiques, le changement climatique fait émerger les conditions pour un affrontement géopolitique entre les États-Unis, l’Otan, la Chine et la Russie dans le Pacifique et dans l’Atlantique nord. Mais la combinaison du changement climatique et des vulnérabilités sociales et agricoles participe aussi désormais à la montée aux extrêmes de certains conflits, comme au Moyen-Orient.

Les révolutions de l’Anthropocène

Les « Printemps arabes » de 2011 et la guerre de Syrie apparaissent comme intrinsèquement liés aux manifestations les plus contemporaines de l’Anthropocène. Ce concept permet de qualifier le système de modifications profondes imposées par les activités humaines aux grands cycles du système Terre, dont celui du climat.

Ainsi, la vague de chaleur historique de 2010 en Europe et en Asie entraîne une baisse de la productivité agricole russe et ukrainienne(72). En conséquence, le prix des céréales sur le marché mondial connaît cette année-là une brutale augmentation, qui se répercute sur les prix des denrées de base, dont le pain, notamment dans les pays arabes. Cela alimente et renforce les tensions sociales et politiques qui se sont condensées sous la forme des « Printemps arabes(73) ».

Par ailleurs, entre 2006 et 2011, en Syrie, une sécheresse d’une ampleur historique ravage les campagnes et les communautés rurales, entraînant un exode urbain massif, dans des villes dont ni les infrastructures ni les autorités politiques ne sont prêtes à faire face à un tel afflux(74). Cela s’accompagne d’une profonde déstabilisation sociale, qui se combine avec la crise des prix alimentaires de 2010 et 2011. La société syrienne est alors traversée par des tensions majeures, qui en renforcent d’autres accumulées depuis des décennies. Cette situation aboutit à des contestations politiques du régime de Bachar el-Assad. Elle alimente la montée aux extrêmes qui a lieu en Syrie, tout en créant d’importants gisements de recrutement pour les mouvements islamistes(75).

Cette déstabilisation de l’État syrien permet l’installation de l’État islamique (EI) et l’extension de sa démarche de conquête sur le territoire de l’Irak et de la Syrie. Mais l’EI a entraîné contre lui des réactions internationales massives qui impliquent notamment les armées américaine et russe. L’Anthropocène, dans sa dimension climatique, se montre ici comme un « multiplicateur/amplificateur de menaces », dont les échelles sont tant planétaires que locales. Il est en train d’acquérir une dimension géopolitique et militaire.

Adapter la pensée stratégique à une planète déréglée

Les nouvelles conditions planétaires propres à l’Anthropocène, dont le changement climatique, posent un défi majeur à la pensée géopolitique et stratégique, à savoir celui de l’adaptation. La caractéristique du bouleversement géophysique contemporain réside dans son accélération et son amplification, à la fois permanentes et non linéaires. Aussi les sociétés contemporaines et les processus de décision politique sont-ils confrontés à une situation de changement permanent. Celui-ci est complexe et dangereux, car il met en jeu le cycle de l’eau, la relation collective aux températures, l’agriculture, la santé, dans un monde où la compétition pour l’accès aux ressources est toujours plus féroce.

Par ailleurs, la hausse du niveau de l’océan, en raison de la fonte toujours plus rapide des calottes glaciaires terrestres, dont celles du Groenland, de l’Antarctique et des chaînes de montagnes, est un facteur de déstabilisation dont la puissance ne va faire qu’augmenter tout au long du XXIe siècle. Or plus de 60 % de la population mondiale, soit plus de 3,8 milliards de personnes, vivent le long du littoral, dans une bande côtière de 150 kilomètres de large. Cette interaction entre la hausse continue du niveau de l’océan, les littoraux, les infrastructures et les populations se traduit par une érosion et des infiltrations toujours plus importantes et par l’aggravation des événements climatiques extrêmes. Le phénomène est particulièrement sensible en Asie du Sud, en particulier au Bangladesh. En effet, la surface du pays est largement au niveau de l’océan. Cela expose la population de 180 millions de personnes à la combinaison des effets de la hausse du niveau de l’eau, à la salinisation des sols et des nappes phréatiques, et à la destruction de l’agriculture. Il en résulte un exode rural massif et l’installation par l’Inde d’un mur de barbelés entre les deux pays.

Cette hausse rapide du niveau de l’océan se fait aussi sentir en Occident, en exerçant, par exemple, une pression toujours plus grande sur les installations de l’US Navy, comme la base géante des 10 porte-avions nucléaires de Hampton Roads, en Virginie. Cette base est désormais inondée 8 à 10 fois par an, mais la zone risque de l’être plus de 280 fois par an d’ici à 2100, devenant de facto inutilisable. Dans la Floride voisine, le niveau de l’océan est monté de plus de 35,5 centimètres depuis 1914, et cette tendance s’accélère. Aussi, pour l’US Navy, le défi de l’adaptation à ce processus est également celui de maintenir la capacité de projection de force des États-Unis sur l’ensemble des océans, et ainsi des continents.

Ces exemples mettent en évidence le bouleversement stratégique en cours dû au changement climatique. Dans de nombreux pays, dont, entre autres, les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, ainsi que dans toute l’Amérique latine, la Russie, la Chine, le Japon, les organisations militaires intègrent activement les enjeux du changement climatique à leur préparation et à la définition de leurs priorités. Cette prise en compte militaire du changement climatique signale que les autorités politiques et militaires de ces pays ont saisi le potentiel de déstabilisation propre au dérèglement planétaire. Les flux à venir de populations, les risques liés à l’accès collectif à l’eau potable, la dégradation des conditions sociales et économiques, la baisse des capacités de production de nourriture, composent un système qui ne va cesser de se complexifier. Les structures de sécurité internationale commencent à s’y préparer. L’émergence rapide de ces nouvelles situations « climato-stratégiques » signale avec une force toujours plus grande l’importance fondamentale de la mobilisation internationale pour l’atténuation du changement climatique.

Cet effort est et sera difficile. Mais y a-t-il vraiment un autre choix ?

• BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Événement Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.

• KUNSTLER James Howard, The Long Emergency, Londres, Atlantic Books, 2005.

• VALANTIN Jean-Michel, Géopolitique d’une planète déréglée. Le choc de l’Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2017.

• WELZER Harald, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle, 2008, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2009, rééd. 2012.

Note

1. Chercheur en études stratégiques et sociologie de la défense (EHESS, Paris), il collabore avec The Red (Team) Analysis Society.