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« En temps de crise et de pénurie, les individus égoïstes ou les groupes peu coopératifs ne survivent pas longtemps, c’est aussi simple que ça. Ceux qui s’entraident survivent plus longtemps. »

PATRICE VAN EERSEL : Il y a six ans, vous avez inventé ensemble le mot « collapsologie », qui figure dans le sous-titre de Comment tout peut s’effondrer, cosigné par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, et qui a fortement marqué l’opinion. Entre-temps, vous avez publié d’autres ouvrages, notamment L’Entraide, l’autre loi de la jungle, cosigné par vous deux. Mais le concept d’entraide semble moins bien passer dans l’opinion que celui d’effondrement.

GAUTHIER CHAPELLE : L’Entraide est un livre dont le succès nous a étonnés2. Il semble avoir aidé ses lecteurs à mieux comprendre ce sur quoi Pablo et Raphaël voulaient attirer l’attention en premier lieu, et à se recentrer sur des actes, et non à se laisser écraser par une quelconque résignation. Mais il est incontestable que l’idée d’effondrement peut être anxiogène, génératrice d’égoïsme et de repli sur soi. L’image de la guerre, civile ou internationale, hante les subconscients. L’enjeu est d’éveiller la conscience à cette idée fondamentale, que l’ensemble de nos livres souligne avec force : il y a un lien organique entre effondrement et entraide. C’est ainsi : chaque fois qu’il y a pénurie ou crise, les liens de coopération entre espèces se renforcent. La compétition est un sport de luxe, très dispendieuse en énergie, qu’on ne peut se permettre qu’en période d’abondance, et lorsque les risques sont minimes. S’il y a pléthore de ressources, le perdant de la compétition ne meurt pas nécessairement. Dès qu’il y a pénurie, elle devient dangereuse, voire mortelle. Si les ressources viennent à manquer, tous les agents en présence sont spontanément poussés à coopérer, car il y va de leur survie à tous.

Les recherches le montrent(76), aussi bien en biologie ou en écologie qu’en sociologie des catastrophes : cette logique traverse tout le vivant, des bactéries et des levures aux plantes et aux animaux – et aux humains, quand ceux-ci sont poussés à bout. Toute quantification est illusoire, mais notre impression est que l’entraide entre espèces semble bien plus répandue que la compétition. Et la plupart des grandes « inventions » du vivant, comme la multicellularité, la photosynthèse, le fait placentaire… sont le résultat d’interactions coopératives. En schématisant, on pourrait dire que la plus importante « loi de la jungle », c’est bien la coopération. L’oubli de ce principe de base a conduit les sociétés humaines aux portes de la catastrophe. Se la rappeler et la remettre en application n’est donc pas naïf, comme certains le pensent, c’est juste vital, que l’on se situe avant, pendant ou après l’effondrement, et que celui-ci ait d’ailleurs globalement lieu ou pas.

PABLO SERVIGNE : Les deux concepts sont différents, on ne peut pas les comparer. Cela dit, on pourrait dire que l’idée d’effondrement est secondaire par rapport à celle d’entraide. L’entraide concerne tous les êtres vivants depuis 4 milliards d’années ! En temps de crise et de pénurie, les individus égoïstes ou les groupes peu coopératifs ne survivent pas longtemps, c’est aussi simple que ça. Ceux qui s’entraident survivent plus longtemps.

J’ai passé douze années à rassembler toutes les études disponibles sur ce thème, notamment à partir des recherches extraordinaires et trop méconnues du géographe Pierre Kropotkine (1842-1921). Ce génie est allé observer sur le terrain les idées de sélection naturelle de Darwin – qu’il appréciait fort – et a montré que celui-ci ne se trompait pas en parlant de « survie des plus aptes » : l’aptitude fondamentale des êtres vivants consistant à coopérer entre eux pour leur survie, aussi bien entre individus de la même espèce qu’entre espèces différentes, et même entre règnes. C’est Kropotkine qui a inventé l’expression « Mutual Aid », que son ami français Élisée Reclus, comme lui géographe et anarchiste, a traduite par « entr’aide », offrant ainsi un nouveau mot à la langue française. Kropotkine était à la fois un scientifique et un militant engagé, prêt à risquer sa vie, profondément convaincu que le régime politique idéal, parce que le seul compatible avec les principes du vivant, était l’anarchie, sans État, fondée sur la fédération de communes autogérées. Pour nous, remettre en lumière ses travaux était indispensable, car ils ont été oubliés aussi bien par les scientifiques (qui n’aiment pas être politisés) que par la gauche marxiste (qui n’acceptait pas les arguments naturalistes). Kropotkine savait la nécessité de mettre les sociétés humaines en cohérence avec le reste de la biosphère. Il a mis le doigt sur des mécanismes pro-sociaux que les recherches scientifiques n’allaient valider qu’un siècle après sa mort et qu’aujourd’hui encore la plupart de nos contemporains ignorent, parce qu’ils ont été éduqués dans le moule littéralement « antibiotique » de l’idéologie libérale et capitaliste.

 

P.V.E. : Comptez-vous par exemple, parmi les « mécanismes pro-sociaux » que vous évoquez, la découverte des neurones miroirs(77), qui permettent d’expliquer des réflexes d’« altruisme neuronal » propres à certains grands mammifères, en particulier aux humains.

G.C. : Les exemples abondent, c’en est un en effet. Les humains sont très doués pour la coopération. À part certaines déviances des cultures de ces derniers siècles, nous sommes une espèce extrêmement coopérative. Cela s’explique bien sûr par le fait que nous naissons prématurés et avons besoin d’être accompagnés pendant au moins dix ans, non seulement par nos parents, mais par toute une communauté, ce qui ancre en nous des réflexes d’entraide hyperpuissants. Tabler sur ces derniers face aux menaces d’effondrement est donc réaliste. Pris dans une catastrophe, le premier réflexe d’un humain est d’aider son voisin – c’est un phénomène que nous avons tous vécu, à un degré ou un autre. On pourrait donc penser que tout va pour le mieux, ou pour le moins mal… Le problème, c’est que nous vivons dans une société dont l’idéologie dominante, bien incrustée dans les esprits, inverse la réalité et la met cul par-dessus tête : le réalisme serait du côté de ceux qui prônent la compétition, le libre-échange, le chacun pour soi et les lois du marché capitaliste, alors que l’entraide serait un rêve de Bisounours.

P.S. : Oui, c’est du grand n’importe quoi d’être devenus si compétents en compétition et d’avoir oublié les mécanismes de l’entraide ! La culture et les institutions libérales n’aident pas nos penchants naturels à s’épanouir, c’est peu de le dire ! Elle les écrase. Quand on favorise la compétition, la loi du plus fort, l’inégalité, la hiérarchie, on détruit les tissus sociaux et donc, à terme, on s’autodétruit collectivement. L’entraide est naturelle ET culturelle, et surtout très puissamment enracinée en nous, les humains. En écrivant sur l’entraide, nous avons cherché à ouvrir une brèche dans le bloc monolithique de cette idéologie libérale selon laquelle, au fond, la nature est violente et égoïste, seule la civilisation pouvant créer de l’entraide. Cette idée est non seulement complètement fausse, elle est toxique.

 

P.V.E. : Approuvez-vous donc ceux qui trouvent juste de remplacer le mot Anthropocène par le mot Capitalocène ?

P.S. : Oui, on peut comprendre les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, qui insistent particulièrement sur ce point(78). Faire croire que tous les humains sont pareillement responsables des changements brutaux constatés dans la biosphère à notre époque est faux et politiquement injuste. Non, tous n’ont pas la même responsabilité ! Les premiers à la manœuvre sont les décideurs des économies capitalistes, industrielles, occidentales. En homogénéisant tout, le mot Anthropocène dépolitise la question. Donc, oui, nous pouvons dire avec Bonneuil et Fressoz que nous sommes entrés dans l’ère du Capitalocène – eux-mêmes utilisent d’ailleurs aussi d’autres expressions, comme « Thanatocène » par exemple. Toutefois, on pourra trouver tous les « cènes » que l’on veut, affirmer que le capitalisme est à l’origine de l’ensemble de nos maux bloque la réflexion dans une impasse. Certes, il est nécessaire de juger ce système et de le condamner, mais il est lui-même la conséquence d’autres causes plus profondes. Le défi serait donc de réussir à remonter aux causes premières du problème d’Homo sapiens demens. La question est complexe. L’une des causes majeures pour nous, c’est d’avoir cessé de s’accorder aux principes du vivant. D’autres personnes voient des causes premières différentes : est-ce à cause de l’invention de l’agriculture ? De l’écriture ? Des villes ? Est-ce le patriarcat ? Est-ce la propriété ? Est-ce l’économicisme, auquel le marxisme, par exemple, a profondément adhéré lui-même ? Il y a des causes multiples. C’est bien d’accuser le capitalisme, mais il faut éviter les œillères.

G.C. : Et ouvrons grand nos yeux pour voir ce qu’ils nous montrent : toutes les tentatives pour échapper au caractère destructeur de la civilisation thermo-industrielle par des voies technologiques ont échoué. Même le biomimétisme, qui propose des passerelles inédites entre naturalistes et industriels – par exemple (un dossier parmi des milliers) entre spécialistes des coquillages et fabricants de ciment – tourne court. J’y ai consacré quinze ans de ma vie(79) et je me rends compte à présent que cette tentative ultime (pour moi) d’espérer nous en sortir, sans remettre en question le « capitalisme vert », n’est pas parvenue à renverser la tendance. Tous les indicateurs sont dans le rouge. L’année où les activités humaines ont émis le plus de gaz à effet de serre est, une fois de plus, la dernière écoulée. Les maigres avancées en biomimétisme sont restées quantitativement dérisoires et nous n’avons plus le temps. Œuvrer sur le simple plan technologique ne changera rien à la donne.

Et cela nous ramène à l’entraide. Nous disons que plus les énergies fossiles vont s’épuiser, plus il faudra les remplacer, certes par d’autres formes d’énergie, mais surtout par de l’humain. Les prospectivistes en géopolitique nous parlent bien sûr de toutes les guerres – civiles ou internationales – que les différentes pénuries risquent de provoquer bientôt. L’humanité peut s’y perdre. Donc il faut que les humains s’entendent. Qu’ils comprennent qu’il est plus facile de gérer la pénurie en faisant confiance à la coopération. Et que les vrais responsables sont ceux qui cherchent par tous les moyens à disqualifier ce discours. L’importance de l’entraide et de l’esprit coopératif est telle qu’il faut l’encourager partout, y compris dans les organisations ou entreprises qui croient encore que la solution est purement technologique : si au moins elles le font sur un mode réellement coopératif, cela représentera un apprentissage utile pour les humains qui y travaillent quand leurs organisations auront disparu.

L’autre axe est la redécouverte d’une réalité que beaucoup de sciences d’avant-garde, dont l’éthologie, mettent en lumière presque semaine après semaine : l’entraide et la coopération s’effectuent aussi entre espèces et il est crucial que nous le sachions et en tenions compte. Essentielle est, par exemple, la leçon que nous donnent les arbres, les champignons et les forêts sur leur fonctionnement mutualiste à grande échelle… auquel il faudrait consacrer un plein chapitre(80).

 

P.V.E. : Concernant les prospectivistes, voilà bien trente ans qu’ils annoncent l’arrivée de régimes autoritaires, par exemple sous la forme de « Khmers Verts »…

P.S. : On pourrait dire que l’autoritarisme est l’un des stades de l’effondrement. Aujourd’hui, il y a deux risques : le capitalisme vert et l’autoritarisme vert – et les deux vont main dans la main ! Ce sont les deux faces (droite et gauche) du libéralisme. Lorsque le chaos arrive, la plupart des gens en appellent à une figure paternelle, un leadership fort qui prend des décisions brutales (et souvent stupides), ce qui cristallise la situation… et ne fait qu’envenimer les problèmes. À l’évidence, les autoritarismes que nous voyons déjà émerger, de la Russie au Brésil, de la Chine aux États-Unis, ne font qu’aggraver la situation. Pour nous, l’ennemi, ce sont les hiérarchies et la taille démesurée des systèmes. Nous sommes en plein dedans. Faut-il souhaiter que tous ces régimes s’effondrent ? Il serait facile de dire oui. Mais en pratique, leur chute rapide entraînerait des souffrances colossales pour des millions d’individus et de groupes, à commencer par les plus démunis. Nous sommes donc coincés dans un difficile paradoxe. Nous partageons le point de vue d’Yves Cochet quand il dit que la priorité est de limiter la casse, c’est-à-dire de tout faire pour diminuer le nombre de morts. Et la question des autoritarismes va être très difficile… Je voudrais aussi ajouter, il faut toujours le faire, que nous ne disons pas que tous les systèmes, biosphérique, démographique, économique ou politique, vont tous forcément s’effondrer. Nous disons simplement que leur effondrement, partiel ou total, est possible. Connaître les risques nous semble la première étape pour s’organiser. De même, pour nous, le chemin ne peut être que « biophile », c’est-à-dire en phase avec les principes du vivant, le moins hiérarchique possible, le plus décentralisé et équitable possible, biocentré et non anthropocentré, et forcément coopératif…

G.C. : Et humblement admiratif du vivant, c’est-à-dire intelligent. L’insupportable arrogance de notre espèce à ce point de l’histoire nous a isolés des autres. Il nous faut donc retrouver une forme de vision de type animiste, car nous faisons partie d’un tout dont la compréhension finale nous échappe. Quelle que soit la beauté de toutes les recherches scientifiques que vous voudrez, l’incomplétude de notre connaissance du réel est ontologique. Notre monde va-t-il s’effondrer ? C’est possible, en tout cas, plus personne ne peut scientifiquement prétendre le contraire. Il faut donc se préparer à vivre l’effondrement, à le traverser. Cette perspective ouvre tout un éventail de réactions. La plus immédiate est généralement la sidération… qui peut dégénérer en dépression, paralysante et frigorifiée. Mais bien souvent, elle débouche paradoxalement sur une libération stimulante. Comme si un vieux malaise diffus montrait enfin son visage ! Beaucoup de gens nous disent que l’idée d’effondrement, associée à celle d’entraide indispensable, leur donne un tonus qu’ils avaient depuis longtemps perdu. L’important est de comprendre ce message : « Si vous prenez un énorme coup sur la tête, surtout ne vous isolez pas dans votre coin, connectez-vous aux autres ! » Chercher de l’aide est vital, mais pas forcément évident pour tout le monde. Cela le devient néanmoins de plus en plus, à mesure que l’idée de l’effondrement devient un nouveau récit collectif.

 

P.V.E. : C’est le cœur de l’enseignement de l’écopsychologie, notamment transmis par Joanna Macy, n’est-ce pas ?

G.C. : L’écopsychologie m’a personnellement permis de vivre avec mes instants de désespoir. J’y ai découvert qu’il était possible de vivre collectivement des émotions très négatives, comme celles qu’induirait forcément un effondrement. Les ateliers de « Travail qui relie » lancés par Joanna Macy vous encouragent à vous relier à vous-même, aux autres humains et aux autres non-humains jusqu’à la Terre tout entière. C’est un processus à la fois physique, intellectuel et spirituel. Il s’agit en particulier de s’ancrer à nouveau dans la gratitude, d’oser ressentir et exprimer ses émotions les plus négatives comme la peur ou la colère, et puis de voir et de comprendre tous les liens d’interdépendance entre les êtres. Le résultat est que l’on change complètement de regard sur soi et sur le monde, et que ce changement peut s’appliquer à chaque moment de la vie quotidienne, ce qui la métamorphose.

P.S. : Inviter à un changement de conscience, un autre rapport au monde, tel était le but du livre que nous avons écrit à trois, avec Raphaël Stevens et Gauthier, Une autre fin du monde est possible. Après le constat « collapsologique » très froid exposé dans Comment tout peut s’effondrer, nous ressentions le besoin de proposer une « collapsosophie », c’est-à-dire une invitation à changer notre rapport au monde, à explorer les émotions et l’intériorité que la possibilité d’un effondrement suscite. Or interroger notre manière d’être au monde est impossible si l’on ne fait pas appel à toutes les approches humaines possibles, à la psychologie, à la spiritualité, à l’éthique, à l’art, à la philosophie, etc. Un vrai changement politique commence par un profond changement de conscience. C’est loin d’être facile ! Il s’agit de tout changer, à toutes les échelles… et rapidement. Mais nous allons devoir y passer. Sans doute tout cela aurait-il pu se faire un peu plus en douceur si on avait écouté les voix qui, depuis un bon demi-siècle, de Rachel Carson à René Dumont et d’Ivan Illich à Joanna Macy, appellent à une conversion radicale. Maintenant, certains seuils irréversibles ont été dépassés et la perspective est rude. À nous d’œuvrer, collectivement, à nous de pousser à nous organiser en conséquence, afin que d’autres seuils plus positifs puissent être atteints et franchis, même en pleine tempête, pour limiter les dégâts et tenter de construire autre chose. C’est peut-être possible.

G.C. : Le « Réseau des tempêtes », c’est ainsi que les écopsychologues appellent le réseau d’entraide de ceux qui ont déjà traversé de très fortes bourrasques et qui mettent leurs expériences au service de la collectivité.

• CHAPELLE Gauthier, DECOUST Michèle, Le Vivant comme modèle, Paris, Albin Michel, 2015.

• KROPOTKINE Pierre, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Bruxelles, Aden, 2009.

• LECOMTE Jacques, La Bonté humaine, Paris, Odile Jacob, 2012.

• MACY Joanna, Retrouver notre lien avec la Terre, Genève, Jouvence, 2017.

• RICARD Matthieu, Plaidoyer pour l’altruisme : la force de la bienveillance, NIL, 2013.

• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015.

• SERVIGNE Pablo, CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Uzès, Les Liens qui libèrent, 2017.

• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, CHAPELLE Gauthier, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Le Seuil, 2018.

Notes

1. Tous deux ingénieurs agronomes, docteurs en science et spécialistes des questions d’effondrement.

2. NDLR : plus de 30 000 exemplaires vendus.