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« Imaginons que les gouvernements de la planète, acculés par des désordres climatiques croissants, s’engagent dans une politique de réduction rapide des émissions. Les valeurs les plus carbonées dévisseraient brutalement. L’ensemble de la finance mondiale serait alors menacé. »

Posons la question directement : et si la prochaine crise financière globale était d’origine climatique ? A priori cette affirmation semble incongrue. Les facteurs d’instabilité financière semblent suffisamment nombreux (liquidité excessive, accumulation des dettes privées, guerres commerciales, nouvelle phase de déréglementation financière, etc.) pour qu’on ait besoin de convoquer le spectre de la catastrophe climatique. Pourtant, depuis un discours marquant prononcé en 2015 par Mark Carney, le directeur de la Banque d’Angleterre, cette hypothèse est envisagée avec un sérieux croissant, par les chercheurs comme par les régulateurs. Dernier en date, Rostin Behnam, membre de la Commodity Futures Trading Commission (une instance de l’administration américaine qui supervise les marchés à terme), comparait en juin 2019 les risques posés par les événements climatiques extrêmes aux facteurs ayant déclenché la crise des subprimes de 2007(81). Ça sent le roussi.

Récapitulons. Le 29 septembre 2015, Mark Carney, directeur de la Banque d’Angleterre, prononce un discours dans les locaux de Lloyds, le marché britannique de l’assurance, une institution historique dédiée depuis 1688 à « la protection contre les périls de l’époque », là même où s’est inventée la « couverture moderne contre la catastrophe ». Il y appelle la planète finance à regarder en face un nouveau genre de risque, devenu incontournable : les risques climatiques(82). Carney en énumère trois types :

• Les risques juridiques : les pertes financières qui surviendraient si des entreprises ou des individus impactés par les conséquences du changement climatique portaient plainte contre une entreprise qu’ils estimeraient coupable de négligence.

• Les risques physiques : les pertes encourues par les sociétés d’assurance suite à des catastrophes naturelles liées au climat.

• Les risques de transition : la possibilité qu’une accélération des politiques de lutte contre le changement climatique engendre une dévaluation brutale de la cotation boursière des sociétés énergétiques et des gros émetteurs de dioxyde de carbone.

 

Les risques juridiques suscitent une inquiétude croissante auprès des assureurs. Le rapport publié par l’agence juridique Traub Lieberman et le réassureur Aspen RE(83) ne recense ainsi pas moins de 64 procès climatiques intentés au cours des quinze dernières années (hors États-Unis), dont un tiers depuis 2015. Aux États-Unis, sept procès ont démarré contre des compagnies pétrolières en 2017 et 2018. Municipalités côtières exigeant une compensation contre l’élévation du niveau de la mer, sociétés de pêcheurs reprochant aux compagnies pétrolières l’altération des ressources halieutiques, ONG écologistes tentant de bloquer des permis de prospection pétrolière : de telles plaintes n’ont cependant pour l’instant pas eu gain de cause devant les tribunaux.

Focalisons-nous plutôt sur les risques physiques et les risques de transition. À bien y réfléchir, ils sont un peu comme les Charybde et Scylla de la lutte contre le réchauffement climatique. En effet, plus les sociétés humaines se montreront imprévoyantes et échoueront à limiter l’augmentation de température, plus elles s’exposeront à des catastrophes météorologiques aux conséquences financières sans précédent (risques physiques). Plus au contraire elles s’engageront brutalement dans des actions de limitation drastique des émissions, plus un scénario de dévalorisation massive des valeurs boursières liée aux énergies fossiles deviendra pertinent (risques de transition).

 

Prenons d’abord les risques physiques. Le nombre de catastrophes naturelles de type météorologique (ouragans, tornades, précipitations extrêmes, inondations, incendies, températures extrêmes, etc.) a doublé entre la décennie 1980 et la décennie 2010 (pour les seules années 2010-2018). Quant aux pertes associées à ces sinistres pour les sociétés d’assurance, elles ont été multipliées par sept entre les deux périodes en dollars constants2.

En 2017, année record en la matière, les assurances ont déboursé 140 milliards de dollars pour compenser des dégâts causés par des catastrophes météorologiques, sur des dommages totaux estimés à 340 milliards de dollars. Une broutille par rapport à ce qui s’annonce. Selon les prévisions du GIEC, si l’augmentation de température se limitait en 2100 à + 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, les catastrophes naturelles engendreraient 54 000 milliards de dollars de dommages. Avec + 3,7 °C, le chiffre serait dix fois plus élevé (84).

La possibilité d’un effet domino

Les dommages anticipés sont tels que le système financier dans son ensemble pourrait en être déstabilisé. Les économistes Michel Aglietta et Étienne Espagne ont à ce sujet avancé la notion de « risque de système climatique », soit la possibilité qu’un choc climatique se propage à l’ensemble des institutions du système financier(85). Ce dernier présente plusieurs vulnérabilités qui pourraient favoriser un tel effet domino.

Commençons par les sociétés d’assurance. A priori le système de protection offert par ces dernières est bien rodé. En cas de catastrophe exceptionnelle, une société d’assurance dispose d’un joker. Elle peut se tourner vers son propre assureur : une société de réassurance. Une catastrophe inédite ou une série de plusieurs catastrophes de grande ampleur peuvent cependant mettre en péril le réassureur lui-même. Celui-ci a alors recours à un contrat de rétrocession, par lequel il cède à un autre réassureur une partie de ses risques.

Or des chercheurs canadiens ont montré que le marché de la rétrocession comporte une zone de vulnérabilité : lorsqu’un réassureur reprend les risques d’une autre société, il ne sait pas dans quelle mesure celle-ci est exposée aux pertes d’autres sociétés de réassurance(86). Cette « opacité » introduit un risque de contagion des pertes initiales à l’ensemble du marché de la réassurance. Ce mécanisme s’est produit à Londres entre 1987 et 1990. À la suite d’une série de catastrophes industrielles et naturelles, les réassureurs londoniens se sont passé et repassé les risques par le jeu des contrats de rétrocession, donnant lieu à une « spirale » qui s’est soldée par de retentissantes faillites et a manqué d’emporter le système financier tout entier. Depuis, la réglementation a évolué afin de prévenir de tels enchaînements. Pourtant, selon les auteurs, ces digues pourraient être emportées par un événement météorologique d’une ampleur inédite – précisément du type de ceux que le réchauffement climatique rend possibles.

Un second canal de transmission tient à la nature des marchés boursiers. De nombreux travaux ont illustré l’« artificialisme » de ces marchés, où les opérateurs tendent à se focaliser de manière mimétique sur des opinions arbitraires. Dans cet ordre d’idées, un événement climatique dont les répercussions ne sont pas nécessairement bien comprises peut jouer le rôle d’un signal qui précipite une chute brutale des cours. À cela s’ajoutent les caractéristiques des systèmes financiers globaux. Comme l’a révélé la crise des subprimes, ceux-ci s’avèrent extrêmement interconnectés : des institutions financières situées aux quatre coins du globe détenaient des titres adossés à des crédits immobiliers américains. Cette interdépendance demeure fondamentalement inchangée, de sorte qu’une conflagration à un point du globe peut se propager à l’ensemble de la finance globale. Bref, pour reprendre les termes de Michel Aglietta et Étienne Espagne, « les fragilités climatiques accroissent les fragilités financières » déjà existantes.

Un tel péril menace d’autant plus la finance globale que les émissions de gaz à effet de serre continuent de progresser à des rythmes soutenus : c’est Charybde. Un autre danger, peut-être plus périlleux encore, guette cependant la stabilité financière mondiale.

L’éclatement de la « bulle carbone »

Les compagnies énergétiques et les producteurs d’électricité représentent ensemble environ 10 % de la capitalisation boursière mondiale. Si l’on ajoute à cela les secteurs les plus dépendants en énergies fossiles (le transport, l’automobile, etc.), on obtient une part de 30 % des valeurs boursières mondiales liées au carbone. Imaginons que les gouvernements de la planète, acculés par des désordres climatiques croissants, s’engagent dans une politique de réduction rapide des émissions. Les valeurs les plus carbonées dévisseraient brutalement. L’ensemble de la finance mondiale serait alors menacé. C’est Scylla.

L’équipe de Stefano Battiston, professeur d’économie bancaire à l’université de Zurich, a mené un « stress-test climatique » de la finance mondiale(87). En prenant en compte les compagnies extractrices, les producteurs d’électricité et les gros consommateurs d’énergies fossiles (soit les secteurs mentionnés plus haut), et en leur ajoutant le logement, ils parviennent à la conclusion que 45,5 % des actions détenues par les assureurs et les fonds de pension de la planète sont vulnérables à une accélération des politiques climatiques. Ce qui signifie qu’un peu moins de la moitié de leurs actifs (en actions) seraient brutalement dévalorisés en cas de revirement rapide de ces politiques.

Leurs conclusions sont encore plus sévères pour le système bancaire (analysé dans le cas européen). Les banques européennes s’avèrent très engagées auprès des secteurs les plus intensifs en carbone, par le biais des crédits aux entreprises et des crédits immobiliers. Du coup, une chute des valeurs boursières des secteurs concernés aurait des conséquences dramatiques pour les établissements bancaires, qui pourraient perdre un montant équivalent au triple de leur capital (280 %). Ces effets seraient encore amplifiés par le jeu des financements croisés entre les différents établissements. Ce qui veut tout simplement dire un effondrement du système financier européen.

Depuis le discours de Mark Carney, beaucoup de choses ont bougé. D’un côté, les banques centrales intègrent de plus en plus la question climatique à leur politique de surveillance du système financier. Les investisseurs se familiarisent avec les enjeux climatiques, qui ne sont plus considérés comme une simple considération éthique, mais bien comme un risque incontournable, qu’ils peinent néanmoins à intégrer à leur stratégie d’investissement(88). De l’autre côté, en se retirant de la COP 21, Donald Trump a contribué à retarder les échéances. Les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse. Et les sociétés humaines semblent dériver lentement vers Charybde et Scylla.

Notes

1. Journaliste économique et producteur interactif.

2. Calcul réalisé à partir des données recensées par Munich RE, NatCatService, https://natcatservice.munichre.com.