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« À force, tout deviendra un peu plus difficile, plus désagréable ou plus aléatoire : travailler, se loger, se déplacer, faire des études, se soigner… »

Il n’est pas simple, en cette fin de décennie 2010, de s’intéresser à l’avenir de la planète, ou plutôt de la civilisation humaine, sans tomber dans la confusion. D’un côté, les mauvaises nouvelles s’amoncellent, sur le changement climatique, la perte de biodiversité, la pollution généralisée – on a ainsi appris récemment qu’il pleuvait du plastique jusqu’au fin fond des Pyrénées(99) – faisant craindre le pire pour l’avenir. Même les organismes internationaux, d’habitude feutrés, s’inquiètent de la ponction sur les ressources et des besoins futurs(100). De l’autre, prospectivistes, économistes ou entrepreneurs milliardaires croient en une nouvelle révolution industrielle à base d’intelligence artificielle et d’énergies renouvelables. Ils promettent de repousser l’âge de la mort, ou ambitionnent de coloniser l’espace et de s’interfacer avec les machines. Entre risque d’effondrement et avenir radieux, qui croire ?

Cornucopians vs doomsdayers

Ces interrogations ne sont en réalité pas nouvelles. Dès la fin des années 1940, à coups de publications scientifiques ou d’ouvrages à succès, les néomalthusiens (ils se définissent comme tels, sans connotation péjorative), qualifiés de doomsdayers ou « prophètes de l’apocalypse » par leurs détracteurs, s’opposent aux « cornucopiens2 ». Les premiers, souvent issus des sciences de la nature (William Vogt, Henry Fairfield Osborn, Paul Ehrlich…), estiment que l’effet combiné de la croissance démographique et du développement de la consommation amène l’humanité droit dans le mur, à plus ou moins brève échéance. Les seconds, plutôt issus des sciences sociales (William Nordhaus, Julian Simon…), voire autoproclamés futurologues (Herman Kahn, Alvin Toffler…), expliquent au contraire que le progrès technologique, de plus en plus rapide, va balayer toutes les menaces de pénurie.

Le débat s’envenime après la publication du rapport au Club de Rome sur l’impact de la croissance économique et démographique par l’équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Donella et Dennis Meadows, intitulé The Limits to Growth(101). Puis il s’estompe dans la décennie 1980 : les risques de pénurie semblent s’éloigner, preuve en est que le prix des matières premières est durablement à la baisse : celui du pétrole, divisé par deux entre 1984 et 1986, reste bas jusqu’en 2003, où il amorce une remontée spectaculaire ; ceux des métaux s’effondrent dans la foulée de la chute de l’URSS et de la mise sur le marché des stocks stratégiques des deux blocs, devenus inutiles à la fin de la guerre froide. Enfin, au milieu des années 2000, les inquiétudes ressurgissent, autour du changement climatique, d’un possible pic de pétrole mondial3, du développement accéléré des pays émergents, Chine en tête, qui met les marchés des matières premières sous tension.

Progrès technologique et découplage

C’est évidemment la perspective du progrès technologique qui rend les cornucopiens si optimistes : il permettrait de passer d’une croissance destructrice de l’environnement (la dégradation actuelle étant difficilement contestable) à une croissance « verte » (plus) respectueuse des équilibres écologiques, et même réparatrice (nettoyage des océans et des sols, régulation climatique par géo-ingénierie, etc.). Dans cette vision, quid des ressources non renouvelables ? Les énergies fossiles seront remplacées par des énergies renouvelables (et/ou du nucléaire « durable » comme les surgénérateurs ou peut-être la fusion nucléaire) ; les métaux seront économisés à la source (réduction des besoins par écoconception, nouveaux procédés plus efficaces, remplacement par certains matériaux renouvelables : biomatériaux, biocatalyse, etc.), et réutilisés ou recyclés dans une logique d’économie circulaire.

On pourrait ainsi « dématérialiser » le système économique, découpler la croissance économique de la consommation de ressources. Dès la fin des années 1930, l’architecte Buckminster Fuller parle d’ephemeralization(102) (on consomme toujours moins de matières premières pour rendre des services équivalents ou meilleurs). Les ondes radio ou les fibres optiques à base de matériaux abondants ont remplacé les câbles de cuivre ; et avec le développement économique, le poids de l’industrie se réduit par rapport aux services et à l’économie « de la connaissance ».

Mais les chiffres sont moins éloquents – on constate bien un découplage relatif entre produit intérieur brut (PIB) et consommation d’énergie ou émissions de CO24, mais il faudrait obtenir un découplage absolu, que le PIB croisse tandis que les émissions baissent ; quant à l’extraction minière et la production métallurgique, on ne constate aucun ralentissement, bien au contraire. Mais comment imaginer la projection de telles tendances sur le moyen et long terme ? Un taux de croissance de 2 % par an implique un doublement tous les 37 ans, une multiplication par 7 en un siècle, et par… 390 millions en un millénaire ! Sans découplage, la croissance infinie espérée par les économistes(103) tournerait donc à la farce ou à la science-fiction. Mais est-il raisonnable de penser qu’on puisse « progresser » dans notre consommation d’énergie et de matières au point de devenir des millions de fois plus efficaces ? Permettons-nous d’en douter.

L’effondrement, pour hier ou pour demain ?

Il est donc simple de « jouer » avec les exponentielles et de montrer que le fonctionnement « accélérationniste » de notre système économique – la croissance ou la mort – est absurde. Dans certains cas, pas même besoin d’exponentielles : en maintenant le taux d’artificialisation actuel du territoire (environ 1 %, soit l’équivalent d’un département, tous les sept ans), il faudrait moins de sept siècles pour entièrement recouvrir la France de béton et d’acier, comme la planète Trantor, capitale de l’Empire galactique(104).

Évidemment cela n’adviendra pas – heureusement sans doute. Il y a donc un moment où les tendances actuelles devront se retourner ; où l’exploitation des stocks en place, quelle que soit leur taille, devra plafonner puis décroître ; où la loi des rendements décroissants nous rattrapera – il faudra consacrer de plus en plus d’énergie à extraire des ressources difficilement accessibles, et de plus en plus de ressources à capter une énergie moins concentrée ou plus intermittente, avec des processus de recyclage qui resteront très imparfaits. Mais quelle sera la violence de ce retournement – s’agira-t-il d’un effondrement ou d’une désescalade, d’une débâcle ou d’une descente graduelle ponctuée d’à-coups locaux ou globaux ?

Sur l’aspect environnemental, les jeux sont faits : stopper la perte de la biodiversité sera bien difficile, les perspectives sur le changement climatique sont bien sombres, les chaînes alimentaires terrestres et marines sont durablement contaminées… Sur les autres aspects, production alimentaire, disponibilité énergétique et des services qui vont avec (eau, assainissement, santé, mobilité…), l’effondrement brutal, à court ou moyen terme, est moins évident. Certes, on peut craindre la fragilité du secteur bancaire, la résistance croissante des microbes aux antibiotiques, la concentration et l’extrême mobilité humaines nous exposant à des risques de pandémie, l’instabilité politique de certaines zones géographiques ou de certains États, le manque de résilience d’un système de production très (trop) mondialisé.

Mais la pénurie des ressources (le pic de pétrole par exemple, suivi d’une rapide descente énergétique) pourrait-elle provoquer un effondrement généralisé ? D’abord, nous en faisons actuellement un tel gâchis que nous en avons assez sous le pied pour réduire drastiquement et rapidement nos besoins sans retourner à l’âge de pierre(105). Ensuite, l’extractivisme a sans doute encore de beaux jours devant lui : nous pouvons encore aller fort loin dans la destruction de la planète, creuser partout plus profondément, aspirer le fond des océans, en attendant d’attaquer la croûte de glace antarctique… Il y aura des conséquences environnementales sans précédent, mais alors ? Puisqu’il faut bien alimenter la « fournaise industrielle(106) », il faut s’attendre, hélas, à ce que les concessions à la protection de la nature restent marginales. En matière de destruction, « on » ne reculera devant rien (tout en se prétendant toujours plus « verts », naturellement), et nous n’avons probablement encore rien vu.

Shifting baselines

Mais, parallèlement, s’opère un autre phénomène inéluctable : le décalage des points de référence (shifting baselines). Le biologiste Daniel Pauly décrit pour la première fois ce concept dans les estimations des stocks de pêcheries : les scientifiques prennent comme point de référence l’état des stocks et la composition en espèces qu’ils connaissent au début de leur carrière ; quand une nouvelle génération démarre, les stocks ont décliné et le point de référence s’est donc décalé(107).

Ce concept peut être appliqué à l’environnement (on parle alors d’amnésie environnementale : les enfants ne s’affolent pas du manque de papillons, ni les Grecs de l’absence de lions…). Mais surtout, généralisé à tous les domaines de la perception, de la vie, de la morale et des valeurs, il pointe l’incapacité à transmettre d’une génération à l’autre l’expérience, de manière suffisamment détaillée, précise, réelle, vécue, et donc à se rendre compte, d’un point de vue « sociétal », des évolutions majeures mais progressives autour de nous. Et il fonctionne dans les deux sens, dégradation ou amélioration.

Avec la progression du « niveau de vie », nous décalons « positivement » nos références de confort (équipement, taille et performance des logements, des voitures ; température de confort en hiver ou en été…), notre niveau d’exigence et nos attentes (médecine, débit Internet, transports…). À l’inverse, nous décalons « négativement » d’autres références sur nos conditions de vie : urbanisation galopante, enlaidissement des entrées de ville, trajets plus longs, embouteillages, saturation des lieux publics, entassement dans les transports, conditions de travail plus « flexibles », bullshit jobs et nouvelles méthodes managériales… Une société peut donc, avec un peu de temps, s’habituer à tout, au meilleur comme au pire. Si aujourd’hui les épisodes de canicule font les joies de nos médias, les effusions de nos gouvernants et quelques prétextes supplémentaires à parler confusément de changement climatique, ceux-ci, avec leur multiplication, deviendront en une génération d’une banalité confondante.

Apprendre à serrer les dents

Comment et à quel rythme la population humaine se contraindra-t-elle aux limites d’un monde fini ? Cela dépendra de nombreux paramètres géographiques, économiques et sociaux ; des régimes politiques en place (démocratiques ou non), du sentiment d’urgence ressenti par les populations (on accepte plus facilement quand on a peur), du niveau de justice sociale (la contrainte ou la frustration seront ressenties différemment selon les niveaux de vie et d’inégalités). On peut imaginer des mesures autoritaires, des rationnements, ou au contraire une adaptation plus douce (déremboursement des médicaments, augmentation du coût des mutuelles, baisse des taux de retraite…). À force, tout deviendra un peu plus difficile, plus désagréable ou plus aléatoire : travailler, se loger, se déplacer, faire des études, se soigner…

Plutôt qu’attendre ou craindre le « grand soir » de l’effondrement, il va falloir apprendre à serrer les dents. Mais le shifting baseline syndrom aidera les générations futures à encaisser les dégradations environnementales, un monde toujours plus artificialisé, des conditions sans doute plus précaires, en décalant la perception de ce qu’on appelle une vie bonne. Une sorte de descente aux enfers light – imperceptible ou presque.

• BIHOUIX Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Paris, Le Seuil, 2019.

• BODINAT Baudouin de, La Vie sur Terre, tomes I et II, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2008.

• CAPEK Karel, La Guerre des salamandres, 1936, trad. fr. Paris, Éditeurs français réunis, 1960.

• MÉHEUST Bertrand, La Politique de l’oxymore, Paris, La Découverte, 2014.

• PILHES René-Victor, L’Imprécateur, Paris, Le Seuil, 1974.

• REY Olivier, Une Folle Solitude. Le fantasme de l’homme autoconstruit, Paris, Le Seuil, 2006.

Notes

1. Ingénieur et essayiste.

2. Du latin cornu copiae, la « corne d’abondance ».

3. Théorisé par le géophysicien Marion King Hubbert dans les années 1950, remis au goût du jour par l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil) puis reconnu par la plupart des sociétés pétrolières et l’Agence internationale de l’énergie.

4. De 2001 à 2016, +2,8 % par an de PIB mondial en moyenne, et +2,1 % de CO2 par an (et « seulement » +0,6 % de CO2 sur les cinq dernières années).