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« Militer pour supprimer les navires-usines, les grands chalutiers, les senneurs, les palangriers, les filets et les lignes gigantesques, cela signifie clairement refuser de manger du poisson. Mais aussi de la viande : un tiers de la vie marine capturée l’est pour l’élevage ou les chats domestiques. »

Parce que les océans sont immenses et leurs fonds invisibles, nous avons imaginé qu’ils étaient sans limite.

Nous y avons déversé inlassablement nos poubelles et dissimulé nos rebuts les plus toxiques. Nous y avons dispersé nos plastiques, de la surface jusqu’aux abysses. Nous y avons multiplié la présence de supertankers, porte-conteneurs, navires-usines, paquebots, plateformes pétrolières, éoliennes offshore, chalutiers géants. Nous avons puisé infiniment dans la biomasse marine et nous lorgnons désormais sur les richesses minérales des profondeurs.

Et pendant que nous nous affairions à engloutir toujours plus d’énergie fossile dans une boulimie sans fin, les océans absorbaient une part conséquente de l’effet de serre anthropique et l’essentiel de l’excès de chaleur accumulé dans le système climatique.

Il n’aura fallu que quelques décennies pour réchauffer et asphyxier l’océan, le vider de sa vie pour le remplir de poisons et de déchets.

Le poumon cancéreux de la planète

Dans un rapport spécial paru en septembre 2019(109), le groupe d’experts de l’ONU sur le climat (GIEC) s’alarme d’une planète bleue au bord de l’effondrement.

Véritable poumon mondial, l’océan a absorbé environ 30 % du CO2 généré par l’homme et plus de 90 % de la chaleur supplémentaire créée par ses émissions. Sa capacité de charge est désormais atteinte avec pour conséquences la multiplication des canicules marines, l’accélération de l’acidification des masses d’eau et le développement des « zones mortes » où le trop faible taux d’oxygène empêche le développement de toute vie marine.

Ces phénomènes ravagent les barrières de corail dont dépendent des milliards d’êtres vivants, vident des régions océaniques entières de leurs habitants, transforment durablement les chaînes trophiques marines et provoquent l’emballement des mouvements océaniques (El Niño, hausse du niveau des mers, inondations, fonte des glaces et du permafrost, phénomènes climatiques extrêmes…).

Le changement global affecte le rôle déterminant que jouent les océans dans la régulation du climat mondial et produit des boucles de rétroaction imprévisibles, aux effets dévastateurs. Sans l’océan, le contraste thermique entre les tropiques et les pôles serait de plusieurs centaines de degrés, rendant ainsi la planète invivable.

Océans poubelle

Toujours selon l’ONU, 100 millions de tonnes de plastique ont déjà terminé dans l’océan et plus de 8 millions s’y ajoutent chaque année. Des macropolluants s’agglutinent et génèrent des « continents » de plastique en haute mer. 70 % finissent dans les profondeurs océaniques où ils demeureront plusieurs centaines d’années. Les impacts sur la faune marine sont majeurs. Des baleines échouées avec des kilos de plastique dans l’estomac et des créatures marines enchevêtrées dans des filets de pêche ne sont plus rares. La pollution plastique s’étend désormais jusque dans les entrailles de l’océan, où des chercheurs ont récemment découvert des micro-plastiques à l’intérieur de mini-crustacés vivant dans des lieux réputés préservés car inaccessibles, à près de 11 kilomètres de profondeur. Mais malgré cette invasion plastique aux proportions vertigineuses, l’industrie n’entend pas réduire sa cadence de production, en hausse de 3,2 % en 2018, à 359 millions de tonnes. Il faut dire qu’elle peut compter sur des idiots utiles du système qui, comme « Boyan Slat, l’adolescent qui nettoie les océans(110) », contribuent à minorer la gravité de la situation en prétendant sans rire que « d’ici 2050, nous aurons éliminé la pollution plastique des océans ». Et l’opinion se rassure en likant et en partageant de telles inepties sur les réseaux sociaux.

Moins visible mais tout aussi inquiétante, la pollution chimique dans l’océan se répand au rythme de notre croissance démographique continuelle(111) : particules de pesticides et intrants utilisés dans l’agriculture, rejets par l’industrie de métaux lourds extrêmement toxiques, eaux usées domestiques des villes et des stations balnéaires chargées en matières organiques et autres résidus médicamenteux, dégazage des réservoirs des pétroliers, hydrocarbures provenant d’accidents pendant l’extraction et le transport, substances dangereuses des peintures des bateaux, vieilles épaves rouillées. Sans oublier les déchets nucléaires et autres armes chimiques volontairement sabordés loin des yeux, dans l’attente de leur inévitable et mortelle fissuration.

Tristes victimes de ces pollutions, les cétacés concentrent dans leur organisme des taux de mercure et de PCB2 à des niveaux de plus en plus élevés. Une étude publiée dans la revue Science fin septembre 2018(112) conclut que « les orques sont un des mammifères les plus contaminés du monde par les PCB ». Au sommet de la chaîne alimentaire, ils accumulent dans leur chair ces substances toxiques qui menacent la viabilité de long terme de plus de 50 % de leur population mondiale.

Et pendant ce temps-là, l’éventualité du rejet des eaux radioactives de Fukushima dans l’océan est l’hypothèse la plus probable pour résoudre le casse-tête insoluble du traitement de ces eaux hautement contaminées.

Surpêche : l’arme de destruction massive

Mais dans la liste des fléaux qui condamnent progressivement l’océan, la pêche commerciale tient le haut du panier. Elle exploite aujourd’hui 55 % des surfaces marines du globe, soit plus de quatre fois les superficies occupées par l’agriculture sur terre. Selon la FAO(113), « en 2016, la production totale du secteur (pêche et aquaculture) a atteint un niveau record de 171 millions de tonnes(114) » soit 20,3 kg par humain sur Terre. 18 % de prélèvements supplémentaires sont envisagés d’ici à 2030.

Nous avons déjà fait disparaître 90 % des gros poissons de la planète bleue. Plus de 33 % des « stocks » restants sont exploités au-delà de la limite de durabilité biologique, soit trois fois plus qu’en 1974. Dans une enquête parue fin 2018(115), UFC-Que choisir révélait que 86 % des cabillauds, soles et bars présents sur les étals des grandes surfaces françaises provenaient d’une pêche non durable, qui pioche dans les stocks déjà surexploités.

Cette pêche intensive génère par ailleurs des prises dites accidentelles ou accessoires, c’est-à-dire la capture d’espèces non ciblées, comme les tortues, les requins, les dauphins ou certains oiseaux marins. La FAO a estimé entre 17,9 et 39,5 millions de tonnes de captures accessoires chaque année(116). Ces prises qui contribuent à fragiliser les écosystèmes marins ne sont pas commercialisées mais directement rejetées à la mer.

Alors que le grand public s’émeut de la reprise de la chasse commerciale à la baleine au Japon (qui concernera tout au plus quelques centaines d’individus), une étude des universités américaine Duke et écossaise de St Andrews, publiée en 2006 par la revue scientifique Conservation Biology(117), estime à très exactement 307 753 le nombre de dauphins, baleines et bélugas victimes chaque année de bycatch, de « captures accidentelles » ou encore de « prises accessoires », soit près de 1 000 animaux par jour. Emmêlés dans les filets et incapables de remonter à la surface, les cétacés, espèces pour la plupart protégées, meurent d’asphyxie ou des blessures que leur infligent les engins de pêche.

La pêche industrielle vide progressivement les océans. Et c’est aussi une machine de destruction massive des écosystèmes marins. Le chalut de fond racle les profondeurs et détériore des habitats fragiles où nichent des espèces sensibles dont la reproductivité est faible. La palangre, constituée d’une ligne où sont accrochés des centaines ou des milliers d’hameçons appâtés, capture des tortues, des thons juvéniles et des requins qui pour la plupart ne survivent pas, déstabilisant toute la chaîne trophique. Quant à la pêche électrique (désormais interdite en France), elle n’épargne aucun organisme en électrocutant toute la vie marine.

Dernier symbole de l’absurdité d’un monde où l’on veut pêcher toujours plus loin, plus profond, dans des circonstances extrêmes, dans une méconnaissance quasi totale des effets sur les écosystèmes : la pêche au krill. Cette biomasse vitale pour l’alimentation des animaux des eaux polaires fait désormais l’objet d’une exploitation industrielle à hauteur de plusieurs centaines de milliers de tonnes chaque année, pour approvisionner l’aquaculture ou servir de compléments alimentaires dans nos sociétés pourtant déjà malades de malbouffe.

Exploitation sous-marine : la nouvelle frontière du massacre

Notre avidité n’ayant aucune limite, nous ne saurions nous contenter de ce pillage en règle de la biomasse marine. Confrontée à l’épuisement des ressources minérales accessibles sur terre, l’économie mondiale entend désormais repousser les frontières de son extractivisme prédateur dans les profondeurs des océans.

Les océans recèlent en effet des réserves importantes de métaux (cobalt, fer, manganèse, platine, nickel, or, argent, cuivre, terres rares, etc.) qui constituent une véritable manne en ces temps de pénurie annoncée. Actuellement, un total de plus de 1,8 million de kilomètres carrés de fonds océaniques a déjà fait l’objet de dépôts de permis d’exploration dont les techniques d’exploitation restent confidentielles.

Chercheurs et ONG s’émeuvent sans beaucoup d’écho de l’impact environnemental et du potentiel de déstabilisation de l’exploitation minière sous-marine sur des écosystèmes très spécifiques, dont la résilience est mal connue et dont certains ont été identifiés comme des milieux exceptionnels de diversité sur le plan mondial. D’ores et déjà certains risques semblent totalement minimisés par les exploitants potentiels, comme les perturbations liées au rejet dans la mer des déchets miniers (dissémination de métaux lourds, occultation de la lumière utilisée par les espèces photosynthétiques, ensevelissement des espèces vivant dans les fonds océaniques) ou encore les bouleversements liés au brassage, grattage et autres modifications physico-chimiques induites par l’exploitation minière.

Selon les experts réunis par le Programme international sur l’état des océans (International Programme on the State of the Ocean, ou IPSO(118)), si ces forages sont un potentiel armageddon pour la biodiversité marine, ils constituent également une autre menace de taille, climatique celle-là. En affectant les stocks de carbone présents dans les sédiments des fonds marins, ils réduiraient la capacité des océans à absorber le dioxyde de carbone et à atténuer les effets du réchauffement climatique.

« Si les océans meurent, nous mourrons »

La liste des atteintes mortelles à l’océan semble inépuisable. Pourtant la formation des nuages au-dessus de la mer conditionne l’eau potable que nous buvons, tout comme le phytoplancton concourt majoritairement à la création de l’air que nous respirons. « Si les océans meurent, nous mourrons », selon l’antienne du capitaine Paul Watson de l’ONG Sea Shepherd. De fait, l’océan nous est totalement indispensable, vital. Tout comme il l’est pour l’ensemble des espèces avec lesquelles nous partageons la planète. L’océan est le cœur de la planète, et il est la base de la vie, sur terre comme dans la mer. Sa préservation appelle des changements radicaux et immédiats sous peine d’une extinction fatale de la vie.

Mais quelles ruptures de trajectoire voyons-nous ? Aucune. La croissance démographique et le développement du tourisme de masse continuent d’accentuer leur pression sur les littoraux, la surexploitation des « ressources » halieutiques menace de plus en plus sûrement l’existence des « stocks » de poissons restants, l’augmentation des émissions de CO2 et l’inertie de la machine climatique interdisent toute inversion rapide de la tendance au réchauffement, et les États demeurent incapables de s’entendre sur un traité susceptible de protéger la haute mer (soit 43 % de la surface du globe) des intérêts économiques privés qui la convoitent.

Aujourd’hui, « 66 % des océans enregistrent de façon croissante des impacts humains cumulatifs qui portent atteinte à la biodiversité3 ». Et quand la diversité s’effondre, toute l’interdépendance entre les espèces s’effondre, avec comme conséquence la mort de l’océan.

Que faire ?

L’océan ne pourra faire face aux multiples menaces que si subsiste en son sein une vitalité suffisante pour s’adapter. Y préserver la vie est une urgence absolue. Et pour ce faire il n’y a plus trente-six solutions : il faut laisser l’océan tranquille, le laisser se réparer lui-même. Compter sur ses phénoménales capacités de résilience, pour peu qu’on lui en laisse l’opportunité.

Un minimum de lucidité n’invite pas à l’optimisme. Ces opportunités sont très faibles car il est peu probable que l’industrie renonce à ses projets d’infrastructures, de pêche, d’extraction qui ruinent les habitats océaniques et menacent les dernières espèces de mammifères marins et de poissons. La complaisance voire le soutien des États aux intérêts économiques prédateurs et l’absence de mobilisation frontale de la société civile confortent ce constat. Ces opportunités sont minimes, car il est devenu illusoire de prétendre pouvoir contrer le réchauffement global dans un monde où perdurent la soif de croissance économique et une continuelle pression démographique.

Alors que faire ? À défaut de s’illusionner sur d’improbables victoires, s’acharner à préserver la beauté et la vitalité des océans. Continuer à agir, comme le dit Corinne Morel Darleux, pour « la dignité du présent ».

Chacun s’attellera ainsi à la cause qui lui semble la plus juste et la plus efficace : lutter contre les infrastructures et projets destructeurs des habitats marins, agir pour la conservation des espèces dans l’océan, limiter sa consommation de plastiques, etc.

Pour ma part, la meilleure façon de le faire est de viser la fin de la pêche commerciale : militer pour supprimer les navires-usines, les grands chalutiers, les senneurs, les palangriers, les filets et les lignes gigantesques, pour donner aux poissons une chance de récupérer. À titre personnel, cela signifie clairement une forme de cohérence, immédiatement opérationnelle du jour au lendemain : refuser de manger du poisson. Mais aussi de la viande. Car un tiers de toute la vie marine capturée par les pêcheries industrielles l’est pour l’élevage ou l’agrément, ce « poisson fourrage » transformé en farines pour nourrir les porcs, les poulets, les saumons d’aquaculture, les chats domestiques.

Choix cohérent aussi car manger des animaux produit plus de gaz à effet de serre que toute l’industrie du transport et contribue à l’apparition de zones mortes dans les océans. Qu’il s’agisse d’aquaculture ou d’élevage intensifs, d’énormes quantités de déchets organiques et d’eaux usées chargées en nutriments comme l’azote finissent dans l’océan. Ces matières organiques accélèrent l’eutrophisation, générant la prolifération d’algues qui monopolisent l’oxygène présent dans l’eau, réduisant la vie à néant.

Choix cohérent enfin car nous omettons régulièrement une dimension majeure dans ce qui a trait aux « ressources halieutiques ». Il ne s’agit pas de stocks de protéines dont nous pourrions disposer à notre guise, mais d’animaux doués de sensibilité, qui possèdent des capacités cognitives comparables à celles des vertébrés terrestres(119) et qui ont un droit à la vie équivalent au nôtre.

Mettre un terme au massacre de plus de 1 000 milliards de poissons par an n’est donc plus seulement un devoir moral, ni uniquement notre intérêt bien compris pour la résilience de l’océan. C’est aussi et avant tout l’expression de ce qui nous reste d’humanité dans un monde qui marchandise le vivant à tout-va, jusqu’à son extinction programmée.

• ESSEMLALI Lamya, Paul Watson, le combat d’une vie, Grenoble, Glénat, 2017.

• BRUNEL Camille, La Guérilla des animaux, Paris, Alma Éditeur, 2018.

• DONALDSON Sue, KYMLICA Will, Zoopolis, Paris, Alma Éditeur, 2016.

• JENSEN Derrick, Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité, Herblay, Éditions Libre, 2018.

• GANCILLE Jean-Marc, Ne plus se mentir, Paris, Rue de l’Échiquier, 2018.

• VERLOMME Hugo, Demain l’océan. Des milliers d’initiatives pour sauver la mer… et l’humanité, Paris, Albin Michel, 2018.

Notes

1. Cofondateur de Darwin Écosystème, travaille dans le milieu de la conservation des cétacés au sein de l’ONG Globice Réunion.

2. Parfois improprement dits « pyralènes » (du nom commercial d’un ancien produit de Monsanto), les polychlorobiphényles (PCB) sont des composés aromatiques dérivés du biphényle, qui ont été reconnus comme toxiques, cancérigènes, écotoxiques et reprotoxiques.

3. Selon Joao Miguel Ferreira de Serpa Soares, secrétaire général de la Conférence intergouvernementale sur la biodiversité marine, le 19 août 2019 à New York, cité par Le Monde.