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« La Déclaration transhumaniste […] pose en premier lieu la conviction que l’humanité va être radicalement transformée par les technologies. »

Face aux alertes portant sur la dévastation généralisée des écosystèmes, l’épuisement des ressources naturelles et le réchauffement climatique, un récit plus rassurant émerge depuis quelques années. Il annonce que, grâce à des progrès technologiques fulgurants, l’espèce humaine pourra bientôt connaître l’abondance, vivre longtemps en bonne santé, et pourquoi pas conquérir l’espace. Cette perspective d’un futur heureux, dans lequel l’enthousiasme débridé peut parfois être modulé par quelques vertiges, est souvent désignée par le nom de transhumanisme. Celui-ci est volontiers qualifié d’idéologie ou de fantasme, ses théoriciens de gourous, et ses origines renvoyées à des rivages lointains (Silicon Valley ou Asie du Sud-Est) : des milliardaires seraient en train de préparer une nouvelle humanité technologiquement adaptée au désastre, et réservée à une élite fortunée.

Cette lecture n’est pas nécessairement fausse, mais elle est particulièrement réductrice, ce qui présente un certain nombre d’inconvénients. Elle alimente un certain goût pour les débats polarisés, où quelques experts plus ou moins autoproclamés se renvoient des formules lapidaires(121), et désactive du même coup toute possibilité de délibération politique. Plus grave, elle agit comme un mot d’ordre de mobilisation, et condamne toute lecture nuancée du problème. Pour la nature ou pour l’artificialisation ? Pour la sobriété ou pour la démesure ? Pour l’effondrement ou pour la déshumanisation ? Choisissez votre camp ! Dans ce qui suit, j’aimerais proposer une alternative à cet affrontement, qui me semble laisser bien peu d’espace au débat.

Mais avant d’aller plus loin, une première remarque est nécessaire. À première vue, les deux visions du futur esquissées en ouverture se revendiquent de l’expertise scientifique, issue d’institutions et de revues scientifiques prestigieuses auxquelles bien peu ont accès, pour proposer une révision des priorités politiques et des normes encadrant la vie en société. Il faut toutefois rappeler que les constats rangés sous les catégories générales de catastrophe environnementale ou d’Anthropocène sont issus d’une lente digestion par des organisations scientifiques internationales telles que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou la Commission internationale de stratigraphie. En face de ces communautés structurées, fonctionnant selon de robustes et patients modèles d’élaboration et de validation des connaissances, ce sont quelques annonces fracassantes de laboratoires ou de start-up qui sont supposées emporter l’adhésion, sur un mode qui ressemble plus à un effet de sidération qu’à un effort de délibération. Dans les deux cas toutefois, la centralité des enjeux scientifiques dans les débats contemporains est loin d’être anodine. Alors qu’on a longtemps cru (à rebours des pratiques concrètes des laboratoires et des processus d’obtention de financement notamment) que les sciences se tenaient loin des querelles politiques, celles-ci ont acquis une place centrale dans nos vies de citoyens profanes.

Biotechnologies : l’essor d’une puissance

Pour permettre au débat de regagner des prises, le terme de « transhumanisme » exige un effort d’explicitation, tant sur les contenus que sur les acteurs impliqués. Le terme a été risqué par le biologiste Julian Huxley (frère du romancier Aldous Huxley) dès la fin des années 1950. Il désignait alors un basculement de paradigme dû à la puissance nouvelle des biotechnologies, où l’humanité, sans l’avoir véritablement décidé, se retrouvait en charge de sa propre évolution(122). Mais son incarnation en -isme, en mouvement d’idées structuré, va prendre plusieurs décennies. À partir des années 1970, le futurologue américano-perse Fereidoun M. Esfandiary (plus tard renommé FM-2030) commence à parler de transhumain, contraction de transitory human, humain en transition rapide entre un état relativement stable dans l’histoire et une rupture prochaine(123). Autour de lui se rassemblent quelques artistes ou théoriciens futurologues (parmi lesquels le couple Max More et Natasha Vita-More), à New York City et en Californie, qui vont progressivement fonder le mouvement extropien à la fin des années 1980. Le mot « transhumaniste » entre dans les usages, marquant ainsi un devenir plus actif du mouvement et une volonté de s’impliquer dans la société et dans les choix politiques.

Après des premières déclinaisons volontiers provocatrices et libertariennes, le mouvement s’ouvre à d’autres sensibilités et se met en quête de respectabilité. En 1998, deux philosophes, le Suédois Nick Bostrom et l’Anglais David Pearce, fondent la World Transhumanist Association (WTA). Rebaptisée Humanity+ en 2002, cette association comptait un peu moins de 150 membres à jour de cotisation au début de l’année 20192. Des groupes transhumanistes organisés en structures à but non lucratif essaiment ensuite à travers le monde : en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Pologne et dans de nombreux autres pays, surtout occidentaux. Fondée en 2010, l’Association française transhumaniste Technoprog (AFT) compte une centaine de membres(124).

Dans tous les cas, le tableau est le même : un petit noyau plutôt stable de cinq à dix personnes anime une communauté de quelques dizaines de membres et sympathisants, de toutes sortes de profils et professions : majoritairement des hommes, ils sont ouvriers, juristes, artistes, étudiants, ou historiens. Les scientifiques ou ingénieurs font figure d’exception, même s’ils sont souvent de gros consommateurs d’informations sur les sciences et les technologies. Souvent présentés comme des « gourous » du mouvement, les célèbres Ray Kurzweil, Larry Page ou Elon Musk peuvent certes servir de sources d’inspiration pour les transhumanistes, mais évitent soigneusement toute assimilation au mouvement(125). Et leurs dollars sont dépensés ailleurs, au grand désespoir des transhumanistes que j’ai plusieurs fois entendus se perdre en conjectures pour savoir comment les mobiliser.

Plutôt que des milliardaires aux idées fumeuses, ceux qui se revendiquent explicitement du transhumanisme et s’inscrivent dans ce mouvement sont des militants. Organisés en collectifs fragiles, ils tentent d’attirer l’attention sur les enjeux que semblent poser les promesses technologiques de transformation de l’humain ; de produire du sens à leur sujet et de proposer des aménagements éthiques et politiques pour les accueillir.

Entre conviction et parcours de curiosité

Le mouvement transhumaniste oscille entre une grande diversité de profils et de projets ou désirs, et un besoin d’aménager de fragiles plateformes de consensus. À cet effet, une Déclaration transhumaniste a été adoptée dès 1998 par la WTA(126). Elle pose en premier lieu la conviction que l’humanité va être radicalement transformée par les technologies, qui permettront notamment d’élargir les potentialités humaines, d’améliorer les capacités cognitives, de supprimer le vieillissement ou la souffrance involontaire, et de dépasser le confinement sur la planète Terre. Elle en appelle ensuite à un examen minutieux des risques et dangers associés, et à nourrir des débats rationnels et une délibération le plus inclusive possible sur l’administration des conséquences des progrès envisagés.

Dans ce sens, le transhumanisme est une forme d’évaluation des choix technologiques par anticipation, où des citoyens, armés de leur expertise de public amateur, réclament un droit à se prononcer sur les grandes orientations de la recherche scientifique. Dans un spectre large de technologies ou recherches scientifiques, chaque militant trace son propre parcours de curiosité et puise les éléments qu’il souhaite promouvoir : cryonie (ou cryogénisation), digitalisation de la conscience, téléchargement de l’esprit, prothèses, robots, intelligence artificielle, médicaments, impressions 3D ou compléments alimentaires. Certains enjeux semblent toutefois réunir plus largement, aujourd’hui, la longévité et l’intelligence artificielle – la robotisation des emplois ayant perdu un peu de champ par rapport aux années 2014-2016.

Un futur à interpréter

Si rien n’oblige à être d’accord avec ces militants, cette lecture du phénomène invite au moins à une confrontation plus équilibrée que s’il s’agissait de milliardaires mégalomanes. Qualifier le transhumanisme de mouvement d’idées structuré permet de poser la question de son rôle et de son impact ; de l’inscrire dans des pratiques concrètes d’acteurs identifiables. Pour le dire dans la tradition des études de sciences, techniques, société (STS)(127), un effort de description peut permettre d’aménager des espaces de délibération normative plus nuancés – et donc plus riches. Captivés par les conséquences possibles de promesses technoscientifiques faites par d’autres qu’eux(128), les transhumanistes puisent, comme souvent leur adversaires, dans un registre d’annonces disponibles, qui fonctionnent comme autant de traces du futur à interpréter. On peut observer une grande asymétrie entre des déclarations individuelles, souvent peu soucieuses de respectabilité, et les prises de position collectives, traversées de conflits politiques et d’un souci constant de maintenir la fragile cohérence du mouvement.

L’écueil écologique

Les questions écologiques illustrent bien cette pulsation qui anime le transhumanisme, entre des intérêts bigarrés et la nécessité pour ce mouvement fragile d’identifier ses préoccupations centrales et de forger ses arguments. Je me limiterai à deux exemples. Le premier émane de chercheurs en bioéthique américains et anglais. S’ils ne s’affichent pas ouvertement comme transhumanistes, l’un d’eux n’est autre qu’Anders Sandberg, l’une des figures historiques du mouvement. Dans un article paru en 2012 dans une revue académique internationale, les auteurs commencent par en référer aux conclusions du GIEC pour brosser le noir tableau de la catastrophe écologique. Ils exposent ensuite les limites des incitatifs pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et les dangers que représentent les projets de géo-ingénierie ; ce qui les amène à rechercher un nouveau type de solution. Ils proposent alors de réfléchir à une série de mesures de human engineering, consistant à modifier les humains à l’aide de techniques génétiques afin de réduire leur impact environnemental et les encourager à plus de sobriété et d’humilité. Par exemple : les rendre intolérants à la viande, ou de taille plus petite afin de diminuer leur empreinte écologique, augmenter les capacités cognitives des femmes afin que, conformément à certaines statistiques, elles fassent moins d’enfants, ou encore utiliser des substances chimiques pour améliorer l’empathie et l’altruisme des individus(129). Même si les auteurs précisent que ces mesures doivent reposer sur des bases volontaires, elles restent assez déconcertantes en regard des revendications tonitruantes du transhumanisme extropien de la fin des années 1980, pour qui la liberté et l’optimisme étaient des valeurs cardinales. Pessimistes et inquiets, les auteurs de cet article proposent au contraire de restreindre les désirs et capacités des humains.

Le second exemple concerne plus spécifiquement les militants transhumanistes. Plusieurs d’entre eux m’ont avoué un certain malaise face à ce renversement de la perspective transhumaniste classique pour laquelle les technologies futures doivent permettre plus de liberté et plus de maîtrise de la nature. Dans un texte de positionnement de l’AFT, on peut lire que les transhumanistes imaginent « que la technologie appliquée à l’humain propose des solutions permettant d’affronter aussi bien les crises climatiques, l’effondrement de la biodiversité, la limite des ressources naturelles et la croissance démographique, que l’exploration et la colonisation de l’espace(130) ». Mais contrairement à d’autres domaines où ils savent se montrer plus spécifiques, ils peinent à décliner cette confiance en propositions concrètes. Si quelques-uns peuvent élaborer une réflexion individuelle sur le sujet, tout se passe comme si les enjeux écologiques faisaient hésiter, trébucher la confiance de principe qu’ils portent au futur.

Il y a au moins trois raisons à cela. D’abord, en tant que militants, ils se définissent largement par rapport à leurs adversaires, dans un débat très polarisé. Se rendant bien compte que leurs propositions sont souvent perçues comme antinomiques à la durabilité écologique, ils se font prudents et misent sur l’encouragement des énergies renouvelables, les circuits industriels courts avec les imprimantes 3D ou, comme me l’a dit Natasha Vita-More, sur le tri des déchets et la nourriture saine.

Ensuite, les enjeux écologiques présentent le risque de fracturer le fragile consensus au sein du mouvement, en faisant ressurgir les désaccords politiques entre transhumanistes de droite, mettant l’accent sur l’individu, et techno-progressistes de gauche, mettant l’accent sur les structures sociales et favorables à l’intervention de l’État. Face à cette difficulté, le mouvement hésite, entre son désir de s’emparer des enjeux écologiques, et la prudence qui le pousse à se recentrer sur les interventions sur le corps humain, cœur incontesté des préoccupations transhumanistes.

Enfin, les enjeux écologiques renvoient ces militants à leur épistémologie et à leur obsession principale : comment gérer – ce qui est déjà lourd – les conséquences éthiques, morales ou politiques des objets techniques futurs ? Quant à tenir compte de la consommation de ressources et d’énergie de ces derniers, de leurs contextes d’usage ou des réseaux complexes d’humains et de non-humains dans lesquels ils s’inscrivent, tout se passe comme si cela ne pouvait pas les intéresser. Dans ce sens, les positions transhumanistes, et avec elles celles de nombre de leurs adversaires, sont bien plus a-écologiques qu’anti-écologiques. Replacer les objets techniques, présents et futurs, dans un monde complexe, où il n’y a pas à choisir entre augmentation et vulnérabilité (les deux allant toujours de pair), pourrait permettre de penser un avenir moins écrasé par la conflagration de deux postures irréconciliables.

• AUDÉTAT Marc, BARAZZETTI Gaïa, DORTHE Gabriel, JOSEPH Claude, KAUFMANN Alain, VINCK Dominique (dir.), Sciences et technologies émergentes. Pourquoi tant de promesses ?, Paris, Hermann, 2015.

• DORTHE Gabriel, Malédiction des objets absents : Explorations épistémiques, politiques et écologiques du mouvement transhumaniste par un chercheur embarqué, thèse de doctorat pour l’obtention du grade de docteur en sciences de l’environnement et de docteur en philosophie, Lausanne, université de Lausanne et université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2019, en ligne : https://serval.unil.ch/notice/serval : BIB_794277173DB7.

• CŒURNELLE Didier, ROUX Marc, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès social, Limoges, FYP Éditions, 2016.

• MORE Max, VITA-MORE Natasha, The Transhumanist Reader : Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future, Chichester (UK), John Wiley & Sons, 2013.

• SUSSAN Rémi, Les Utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Sophia-Antipolis, Omniscience, 2005.

Notes

1. Post-doctorant, université catholique de Lille, ETHICS EA 7446 (chaire Éthique, Technologie et Transhumanismes).

2. Les observations ethnographiques qui suivent sont issues de ma longue fréquentation du mouvement transhumaniste, comme chercheur embarqué, en particulier au sein de l’association française.