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« Pour les survivalistes, l’événement-catastrophe à venir, suivant sa nature, sera d’une gravité variable. Aussi anticipent-ils divers plans… »

Fin 2012, Sirince, paisible bourgade à l’architecture balkanique, dans la province d’Izmir, a bien failli devenir the place to be. De Lionel Messi aux Brangelina, tout un gratin avait, disait-on, réservé plusieurs nuitées. On annonçait même la venue de 60 000 personnes. Pourtant, seul un contingent de 500 policiers et autant de journalistes se rendirent sur place le 21 décembre de cette année-là. Nichée au creux d’une vallée turque, la petite ville avait pourtant tout prévu : cinq parkings et même une zone d’atterrissage pour hélicoptère ! Comme l’expliquerait plus tard Sevran Nisanyan, linguiste et propriétaire de maisons d’hôtes dans le village : « L’émergence du mythe de Sirince est fascinante. Dans les années 1980, deux individus qui versaient dans l’ésotérisme étaient venus avec leurs partisans. Ils pensaient qu’un endroit comme Sirince serait sauvé à la fin des temps. Leur message était qu’il fallait totalement se retirer d’un monde malade(131)… »

Avec le pic de Bugarach dans l’Aude, le lac Titicaca berceau des Incas, et le mont curieusement pyramidal d’Uritorco en Argentine, la bourgade turque faisait partie des sites censés être préservés de la fin du monde. Suivant une interprétation popularisée par l’écrivain New Age John Major Jenkins et relayée par la presse et par les blockbusters hollywoodiens, cette apocalypse avait été fixée au 21 décembre 2012, à 12 h 12 précises (même si l’on ne savait pas trop sur quel fuseau horaire). Point de bunkers ni d’arches de Noé, mais des « fluides positifs(132) » – ceux des anciens Mayas, ou de l’assomption de la Vierge Marie, ou encore des « anciens astronautes2 ».

Comment expliquer ce phénomène qui, toutes alertes cumulées, n’a pas touché moins de 10 % de la population mondiale(133) ? Le fait est qu’en manque d’idéaux absolus et de métaphysique transcendante, les discours apocalyptiques séduisent nos âmes. On peut élargir le propos : de la croisade contre l’Axe du Mal lancée par George W. Bush pour assurer la paix du monde, jusqu’à l’accord de Paris questionnant notre survie sur la base des fameux 2 °C d’augmentation de la température, en passant par la Doomsday Clock des scientifiques atomistes de Chicago, une psychose collective semble de retour. Ses manifestations et ses effets engendrent un tohu-bohu fascinant, anachronique par ses rhétoriques aux résonances religieuses ambiguës dans un monde prétendument rationnel. Délestés de leur griffe confessionnelle, les millénarismes flottent dans l’air du temps.

S’il existe en effet des affinités entre les siècles les plus sombres, les plus tumultueux de notre histoire et la sourde indécision de notre contemporanéité, c’est bien la résurgence des millénarismes – c’est-à-dire la promesse qu’un beau matin, le monde sera débarrassé de la présence du Mal et de ses commissionnaires. Selon l’historien britannique Norman Cohn :

« Il est vrai qu’au XXe siècle la tradition millénariste fut réinterprétée en termes modernes […], si bien que les revendications autrefois formulées au nom de la volonté de Dieu le furent alors au nom des fins de l’Histoire. Mais l’exigence resta la même : purifier le monde en éliminant les agents de sa corruption(134). »

Nous vivons un véritable « doom boom(135) » : les croyances apocalyptiques ne cessent de prospérer, nous intimant l’étrange sentiment que notre avenir se divise en deux – d’un côté, la sombre perspective qui semble se profiler (crises et effondrements) ; de l’autre, la promesse d’un futur chimérique lumineux (millénium devenant synonyme de renouveau). L’« enthousiasme chiliastique(136) » dont parle Norman Cohn – c’est-à-dire l’espoir méphitique, disons-le, que les choses puissent radicalement changer, quitte à hâter la destruction de l’ancien monde – est une constante chez les millénaristes. Mais une fois leur prédiction accomplie (ou plutôt échouée), ils basculent souvent dans une profonde déprime : l’apocatastase (c’est-à-dire la certitude du salut universel, donc le renouveau intégral) qu’ils appellent de leurs vœux n’advenant jamais, ils plongent. Tel fut par exemple le cas de Sheldan Nidle, le fondateur de la Planetary Activation Organization, qui avait prédit l’arrivée de près de 15,5 millions de vaisseaux extraterrestres belliqueux le 17 septembre 1996. Face à l’échec patent de sa prédiction, le prophète en avait simplement effacé toute référence sur son site Web et expliqué qu’un « sursis » nous avait été octroyé par l’intervention d’anges ayant « transféré l’humanité dans une projection holographique pour lui donner une seconde chance(137) » !

Le survivalisme est-il un millénarisme ?

Penchons-nous maintenant sur un phénomène concomitant, né des mêmes appréhensions, mais débouchant sur des effets éventuellement différents : l’ensemble des comportements contemporains regroupés sous le terme de survivalisme. À l’inverse des différentes formes de millénarisme citées jusqu’ici, le survivalisme ne génère aucun abattement. Théorisé dans les années 1960 par l’Américain Kurt Saxon (« rude Saxon »), né Donald Eugène Sisco, ce mouvement flirte dès ses prémices avec des groupes politiques troubles et des sectes extrémistes. Libertarien, mais aussi membre de l’American Nazi Party, de la John Birch Society, de l’Église de Satan, puis de la Scientologie, Saxon entend préparer les WASP (White Anglo-Saxon Protestants) à faire face à ce qu’il nomme les ennemis de la nation : hippies, toxicomanes, anarchistes, communistes, gauchistes et étudiants. Rédacteur de Militant’s Formulary et d’Explosives Like Granddad Used To Make – ouvrages décrivant les méthodes de préparation de bombes artisanales pour lesquels il sera inculpé d’incitation au terrorisme –, il publie également The Poor Man’s James Bond, cinq volumes dans lesquels il livre, entre nouvelles d’anticipation et réédition de textes libres de droit, des astuces pour endiguer la menace rouge. Au fil des 2 300 pages de son bulletin survivaliste, Saxon expose son idée : en cas de TEOTWAWKI (the end of the world as we know it, « la fin du monde tel que nous le connaissons »), les zones urbaines seront les plus touchées. À cet égard, il encourage ses lecteurs à se rapprocher de la nature (wilderness), afin d’y trouver non seulement un refuge, mais aussi une vie authentique et saine, exempte des vices du confort urbain.

Si les millénaristes délimitent clairement les causes du cataclysme à venir, les survivalistes sont beaucoup plus ouverts à ce sujet. Vu par eux, l’avenir, bien que nécessairement funeste, relève de scénarios extrêmement variés – une approche non définitive qui leur permet d’apostropher un public plus large que les millénarismes : du paranoïaque antisystème au bobo en manque de sensations, en passant par l’identitaire isolationniste ou l’écologiste effrayé, le survivalisme rencontre un très large éventail d’aspirations sociales(138). Ce que, traditionnellement, les doctrines millénaristes dans leur forme sociopolitique ou révolutionnaire ne permettent pas.

De fait, multipliant les worst-case scenarios(139), diffusant leurs angoisses sibyllines par le truchement de centaines de milliers de vidéos anxiogènes sur les médias sociaux et inondant les libraires d’ouvrages toujours plus inquiétants, ils sensibilisent un public croissant à leur vision du monde. Ce faisant, ils contribuent à ramener le troupeau des brebis (consuméristes) égarées vers le modèle de la prédestination calviniste, séparant les élus ou winners (les fourmis(140) qui partagent une anxieuse et ascétique préparation au pire) des damnés (dans le vocable survivaliste : les cigales, coupables de superficialité et de frivolité). En témoigne cet extrait du blog « Survivre au chaos(141) » :

« Ceux qui survivront sur le long terme ne seront pas forcément ceux auxquels on s’attend […]. Survivre sera difficile, mais ceux qui pourront accepter la nouvelle réalité, et qui seront capables de s’y adapter, trouveront la chose plus facile que ceux qui s’accrocheront au passé […]. Les temps qui s’annoncent mettront à rude épreuve les unions les plus solides et les relations personnelles les plus intimes […]. L’extinction des lumières va changer à tout jamais votre manière de vivre, vous, vos enfants, et vos petits-enfants. »

Un point de vue que partage le survivaliste italien Piero San Giorgio. Comme il le déclare dans un entretien accordé à Rébellion, bimestriel de tendance « nationaliste révolutionnaire », s’il nous faudra traverser demain une période digne de Mad Max, après-demain accueillera le renouveau, le salut :

« Je suis très pessimiste sur nos chances au niveau civilisationnel de faire ce changement [une raréfaction des ressources naturelles conjuguée à un accroissement démographique]. L’histoire montre que les sociétés préfèrent ne rien changer à leur mode de fonctionnement, quitte à disparaître, plutôt qu’évoluer. L’effondrement que cette crise énergétique va induire me paraît à brève échéance inéluctable. Les conséquences seront dévastatrices. En revanche, à titre individuel ou en petits groupes, nous pouvons prendre les bonnes démarches et nous préparer efficacement. Ceux qui vont changer, ceux qui sauront se préparer, se transformer, choisir une frugalité volontaire, retrouver la droiture et la dignité des vrais hommes, et qui survivront, formeront le fondement culturel et génétique d’un monde nouveau. Et ce monde sera plus beau et aura plus de sens que le nôtre(142). »

 

Ainsi, quelles que soient les comminations émises par les survivalistes, elles aboutissent à un rêve paradoxal : le nouvel âge d’or d’une humanité purgée par l’apocalypse. Cette dernière étant perçue comme une révolution copernicienne, c’est-à-dire une inversion pure et simple de l’ensemble des modèles, des normes et des valeurs. Ni phénomène religieux ni dérive sectaire, le survivalisme relève plus justement de la « dérive prophétique » selon Norman Cohn. En effet, l’adhésion aux valeurs survivalistes stimule chez ses adeptes le sentiment d’être visionnaires, « d’appartenir à une élite douée d’un pouvoir de vision unique quant au but de l’histoire(143) ».

Pour eux, l’événement-catastrophe à venir, suivant sa nature, sera d’une gravité variable. Aussi anticipent-ils divers plans, du scénario vert (si la situation de crise dure de 0 à 10 jours), au scénario orange (de 10 à 90 jours), puis rouge (de 90 jours à une durée indéterminée). Mais quel qu’il soit, il relèvera toujours de l’un de ces registres spéculatifs : soit la menace vient d’ailleurs, ou du moins elle trouve sa source à l’extérieur de la société (de l’effondrement économique à l’inversion des pôles magnétiques, seule l’imagination, parfois la plus débridée, vaut pour principe) ; soit la catastrophe nous incombe : des crises que les sociétés n’arrivent pas à gérer, voire sécrètent, la menace germe de l’intérieur des individus… Et de fait, les véritables raisons de notre ruine à venir sont avant tout morales : même si la menace est extérieure, ce sont les vices de notre société (abondance, confort, égoïsme individualiste, consommation ostentatoire…) qui nous rendent incapables de gérer efficacement les crises.

En ce sens, le paradoxal désir de catastrophe que manifestent les survivalistes n’est rien d’autre que l’attente d’une tabula rasa qui redistribuera les cartes (« le superficiel versus l’essentiel ») et permettra de repartir sur de nouvelles bases. Mais quelles bases ? Combinaison d’un imaginaire néodarwinien et de pratiques néocalvinistes, le « monde d’après » rêvé par les survivalistes ressemblera à s’y méprendre à une forme de néolibéralisme à l’état sauvage, où chacun aura sa place : d’un côté les « cigales » et autres deserve to die (méritant la mort), de l’autre côté les winners, les gagnants, ceux qui auront su se libérer du joug de « l’assistanat » et libérer leurs instincts primaires (rewilding, que l’on peut traduire par réensauvagement). Car, dans le monde postapocalyptique, il ne suffira pas d’avaler des vers vivants ou autres crustacés crus (comme dans Koh-Lanta et autres programmes de téléréalité à la mode), il faudra avant tout faire de l’adversité un avantage et se montrer aussi rentable qu’une start-up. Survis ou crève ! C’est ça la Struggle for Life dans l’imaginaire sotériologique survivaliste.

• COHN Norman, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle avec une postface sur le XXe siècle [1957], Paris, Julliard, 1962.

• MITCHELL Richard G. Jr, Dancing at Armageddon. Survivalism and Chaos in Modern Times, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

• VIDAL Bertrand, Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, Paris, Arkhê, 2018.

Notes

1. Maître de conférences en sociologie à l’université Paul-Valéry – Montpellier-III.

2. Selon un certain mythe ésotérique, l’humanité aurait été créée par des extraterrestres, dits « anciens astronautes ».