« Dans le champ chrétien, chaque fois qu’un groupe hérétique a affirmé l’imminence de l’Apocalypse, cela a été l’occasion de revendications extrêmement concrètes dans le registre social et politique. »
En quelques années, l’effondrement écologique, économique, démocratique et social est devenu un vrai sujet de débat public. Il est commenté autant par ceux qui s’en inquiètent que par d’autres qui en refusent l’augure, comme Laurent Alexandre, qui place son espérance transhumaniste positiviste en alternative à la collapsologie, dont il se déclare adversaire à longueur d’éditoriaux dans la presse magazine. Que l’on considère le déclin de notre monde comme inévitable ou que l’on soit convaincu que l’inventivité humaine y palliera, l’idée de l’effondrement est dans les esprits.
Les mythologies, les religions, les fictions, ont produit d’innombrables fins du monde, ou fins d’un monde. Quels éléments de réponse nous offrent-elles pour savoir comment construire un futur incertain, comment faire le deuil d’un modèle qui semble condamné, comment construire un monde post-effondrement ?
En 2012, j’ai publié un livre consacré au thème de la fin du monde tel qu’il a été traité par diverses mythologies. La sortie de l’ouvrage coïncidait avec la « fin du monde » du 21 décembre 2012, dont la popularité médiatique et éditoriale fut inversement proportionnelle au nombre de personnes qui la redoutaient effectivement, puisque aucun groupe évangélique millénariste, aucune secte apocalyptique, aucun devin n’avait repris cette échéance à son compte. Cela n’a pas empêché que des politiques ou des philosophes affectent la plus grande sollicitude à ce sujet et s’inquiètent de l’effet qu’aurait la prophétie sur les esprits faibles.
Invité par de nombreux médias pour en parler, j’ai presque toujours été accueilli par une affirmation déguisée en question : « Peut-on dire que les prophéties de fin du monde ont existé de tout temps ? » N’étant pas historien des mythes ou des idées, j’ai toujours eu du mal à répondre avec aplomb à ce genre de question. Après tout, il est clair que certaines époques ont été bien plus concernées par le sujet que d’autres. Du reste, nous n’avons que quelques millénaires de recul pour en juger : il n’existe pas d’indices permettant de supposer l’existence de mythes liés à la fin du monde avant la naissance de l’écriture. Et même lorsque nous connaissons les récits, il est très difficile de savoir sur quel plan les gens vivaient leurs croyances. De savoir, par exemple, si les Égyptiens redoutaient réellement qu’il arrive que les dieux Râ et Seth ne parviennent pas à empêcher le serpent Apophis de chavirer la barque solaire et d’avaler le monde, conflit divin qui, pour eux, avait lieu chaque nuit.
Ce que je n’ai compris qu’après coup, c’est que le but de l’affirmation « la fin du monde est un thème éternel » sert avant tout à se rassurer : si on a toujours prédit la fin des temps, elle n’est jamais advenue et ne sert qu’à jouer à se faire peur. Vue ainsi, la fin du monde n’est donc pas un événement à redouter, mais une prédiction à railler. Pourtant, la question de la fin du monde a beaucoup évolué au cours de l’histoire, et ses implications aussi. J’établis personnellement la typologie qui suit :
• La fin du monde permanente : certains des plus anciens mythes eschatologiques présentent une version cyclique de la fin du monde. Elle advient régulièrement, tout aussi régulièrement suivie d’un nouveau départ, d’une nouvelle création du monde. On trouve ce genre de vision dans les mythologies de l’Antiquité grecque ou égyptienne, ou dans l’hindouisme. Bien que partiellement influencée par les textes chrétiens, le Ragnarök des Scandinaves présente aussi une version cyclique de l’histoire, puisque après ce combat de dieux qui semble être à la fois passé et futur, ne survivent que deux humains, Líf et Lífþrasir, qui prennent alors le rôle d’Adam et Ève.
• La fin du monde fondatrice : certains mythes présentent un désastre, la fin d’un ordre ancien comme origine de notre monde. C’est tout particulièrement le cas des mythes diluviens présents dans l’épopée d’Atrahasis (Mésopotamie, XVIIe siècle avant notre ère), dans la Genèse, avec l’histoire de Noé qui s’en inspire, mais aussi dans la tradition chinoise avec l’histoire de Yu le Grand, fondateur mythique de la dynastie Xia. Ces désastres fondateurs sont toujours l’occasion de rebattre les cartes, d’établir de nouveaux rapports entre les dieux et les humains, et entre les forces de la nature et les humains.
• La fin du monde spirituelle : les prophéties de fin du monde réparatrices, tels le Frashokereti des zoroastriens, l’Apocalypse des chrétiens et le Jour du jugement de l’islam. Inspirées les unes des autres, ces prophéties supposent que la corruption spirituelle du monde est inévitable et s’achèvera par une destruction générale, laquelle sera suivie d’un nouveau départ et d’une félicité éternelle pour ceux qui l’auront méritée. Ce sera la fin des temps, au sens où rien n’est censé se produire après. Ici, ce n’est pas tant le désastre et ses signes avant-coureurs qui sont à craindre, que le sort qui sera réservé à ceux qui se seront éloignés de Dieu et qui ne ressusciteront pas ou seront torturés en enfer (selon les versions). On notera que si l’imaginaire apocalyptique reste très vivant chez les musulmans comme chez certains protestants, il a tendance à disparaître des consciences catholiques depuis des décennies, bien que l’Apocalypse selon saint Jean reste le dernier livre de la Bible reconnu par le Vatican.
• La fin du monde rationnelle : après la Seconde Guerre mondiale, la réalité semble rejoindre la fiction avec l’arme nucléaire, capable de causer des destructions massives, ou l’ordinateur, qui entre assez vite dans l’imaginaire comme une machine capable de concurrencer l’humain sur ce qui faisait sa fierté jusqu’ici : l’intelligence. Au cours des décennies suivantes, ce n’est plus uniquement le spectre de la guerre qui inquiète, mais les conséquences de notre façon de vivre : surpopulation, raréfaction des ressources, dommages environnementaux fatidiques.
• Les fins du monde relevant de l’imaginaire, qui ne sont destinées à être crues que le temps d’une lecture ou du visionnage d’un film. S’inspirant volontiers de toutes les autres formes, précédant parfois certains thèmes rationnels (désastres écologiques et sociaux, guerres modernes) ou s’appuyant sur des hypothèses plus farfelues (invasion extraterrestre, épidémie de zombies), elles sont nées au XIXe siècle sous la plume d’auteurs de ce que l’on nomme à présent le fantastique et la science-fiction, comme Mary Shelley (Le Dernier Homme), Richard Jefferies (After London) ou Herbert George Wells (La Machine à explorer le temps, The Shape of Things to Come, etc.).
Les fins du monde que je nomme « spirituelles » et « rationnelles » ont l’une et l’autre comme particularité d’imposer des actions. Pour l’Apocalypse telle que l’envisagent les chrétiens et les musulmans, la fin du monde ne saurait être évitée, mais chacun doit faire en sorte de l’atteindre avec l’âme pure. Cette Apocalypse sera avant tout l’occasion d’une rétribution : chacun sera puni ou récompensé selon ses œuvres et selon sa ferveur, ceux qui auront été sauvés resteront à louer Dieu pour l’éternité.
Les fins du monde « rationnelles », elles, ne sont en rien désirables et ne sauraient avoir une issue heureuse. En revanche, puisqu’elles sont le fruit de l’activité humaine, on peut imaginer qu’une action politique permette d’en atténuer ou d’en contrôler les effets.
Les choses se compliquent si l’on constate l’effet véritable des imaginaires apocalyptiques. Dans le champ chrétien, chaque fois qu’un groupe hérétique a affirmé l’imminence de l’Apocalypse (Jésus et ses disciples, les dolciniens au XIIIe siècle, Jérôme Savonarole au XVe, les anabaptistes de Münster au XVIe), l’événement a ouvert la voie à des revendications extrêmement concrètes dans le registre social et politique, et à une mise en question radicale des hiérarchies établies (hiérarchie de classes, de fortunes ou de sexes, propriété privée, pouvoirs religieux autant que temporels). Ainsi, les prophéties de fins des temps « spirituelles » peuvent être le prétexte à des révolutions politiques temporelles – qui débouchent parfois in fine sur des formes de gouvernement extrêmement conservatrices, mais c’est une autre histoire. Inversement, les fins du monde « rationnelles » peuvent être brandies à des fins de communication politique, mais non suivies d’effets concrets, comme il semble que ce soit souvent le cas avec les débats officiels ou officieux sur le climat, qui habituent surtout le public à vivre avec une anxiété diffuse et à se rassurer en se souvenant que, depuis des années, on lui dit qu’il ne reste « plus que deux ou trois ans pour sauver la planète ».
Les fins du monde fictionnelles, elles, constituent des expériences de pensée qui sont utiles à divers niveaux. Certaines cherchent clairement à nous avertir de périls immédiats, tels que la guerre atomique. C’est emblématiquement le cas du Dernier Rivage, film désespéré de Stanley Kramer (1959) mettant en scène les ultimes survivants d’un conflit nucléaire détruisant simultanément toutes les capitales du monde – le film fut même projeté à Moscou, où jamais jusque-là aucun film hollywoodien n’était sorti en avant-première, ce qui dénotait l’intention des dirigeants du monde entier de provoquer une prise de conscience globale. Bien que le film soit bon, qu’il ait fait polémique et ait été apprécié de la critique, il est intéressant de savoir que le public l’a massivement boudé, s’estimant peut-être suffisamment angoissé pour avoir besoin de divertissement plutôt que d’avertissements. Des films qui ont traité des conséquences potentiellement apocalyptiques de la guerre froide de manière plus distanciée, tels que La Souris qui rugissait (1959), Dr Folamour (1964), La Planète des singes (1968) ou Wargames (1983), ont, eux, connu des succès publics importants.
Dans la foulée de la publication du rapport Meadows, puis des chocs pétroliers, de nombreuses fictions ont exprimé des angoisses liées à la surpopulation, aux thèmes environnementaux, aux questions de ressources ou encore de climat. Citons pêle-mêle le roman Le Troupeau aveugle de John Brunner, et des films tels que ZPG : Zero Population Growth (Michael Campus, 1972), Silent Running (Douglas Trumbull, 1972), Soleil vert (Richard Fleischer, 1973), L’Âge de cristal (Michael Anderson, 1979), Mad Max (George Miller, 1979), Quintet (Robert Altman, 1979). Aucune de ces œuvres n’est vraiment portée vers l’espoir ni n’évoque la construction d’un futur convaincant. Elles constituent des mises en garde ou des prédictions désespérées.
Même si les fins du monde définitives sont rares (à quelques exceptions près, il y a toujours un « après »), aucune n’apporte vraiment une ouverture spirituelle ou esthétique inédite. Certaines imaginent un retour à des formes de société connues (ou que l’on pense connaître), comme le Moyen Âge féodal européen ou l’époque des puritains états-uniens. D’autres rêvent d’un retour de la nature, rétablie dans ses droits sur les ruines de nos civilisations. D’autres enfin imaginent une réconciliation entre humains et nature, entre humains et humains, entre écologie et technologie.
Peut-être sont-ce les fins du monde les plus définitives et les plus désespérées qui apportent une réflexion métaphysique et véritablement existentielle : La Route, de Cormac McCarthy (2006), parle d’un père qui cherche à préserver l’humanité de son fils dans un monde condamné ; Les Derniers Jours du monde, des frères Larrieu (2008), parle d’amour ; Melancholia, de Lars Von Trier (2011), enfin, parle de résignation face à l’inévitable. Mais chacune de ces fictions sert peut-être moins à parler de désastre global que de la manière dont nous devons réagir face aux enjeux de nos existences.
Les adventistes du septième jour sont près de 20 millions dans le monde, à attendre une fin des temps qu’ils pressentent proche. On parle à leur sujet de « millérisme », du nom de leur fondateur William Miller. Celui-ci avait fondé le mouvement qui, au XIXe siècle, fédéra les protestants évangéliques cherchant dans la Bible des règles de vie et une inspiration spirituelle, mais aussi la date de la fin des temps qui, dans leur esprit, était imminente. La « grande déception » de 1844, qui vit le non-accomplissement de la fin à la date annoncée par Miller, constitua une crise majeure au sein du mouvement, donnant naissance aux adventistes du septième jour, mais aussi, quelques décennies plus tard, aux témoins de Jéhovah, qui eurent eux aussi à subir plusieurs déconvenues, en prophétisant leurs propres dates de la fin des temps…
Adventistes, Témoins, ces deux grands groupes religieux apocalyptiques en ont directement inspiré d’autres bien plus turbulents, comme les Branch Davidians. En 1993, quatre-vingt-deux membres de cette secte et quatre agents fédéraux sont morts lors de l’assaut de la propriété de Mount Carmel, à Waco, au Texas, après cinquante et un jours de siège – les davidians refusant une perquisition destinée à vérifier la légalité de leur arsenal, ainsi que la majorité sexuelle des « épouses spirituelles » avec lesquelles le gourou David Koresh avait décidé de créer une lignée de futurs dirigeants.
Les catholiques ont depuis longtemps mis de côté l’idée d’une proximité temporelle de la fin des temps, et rares sont ceux d’entre eux qui ont entendu parler d’apocalypse au catéchisme. Il en va différemment de la plupart des protestants, très attachés au corpus biblique, et prompts à reconnaître dans la papauté la protectrice de figures démoniaques de l’eschatologie chrétienne, de l’Antéchrist à la Grande Prostituée.
Les sectes protestantes ne sautent pour autant pas sur l’« aubaine » que pourrait représenter la prégnance actuelle du thème de l’effondrement, car cette idée se heurte à deux points de dogme qui ne sauraient être négociés. Le premier, c’est que la fin du monde n’est en aucun cas censée être le fruit de l’action directe de l’humanité : c’est Dieu qui a créé le monde, c’est Dieu qui le détruira et le fera renaître, selon son propre calendrier. Présenter l’Homme comme cause directe de la Fin du monde relève du blasphème. La responsabilité des humains, s’il y en a une, ne peut être que spirituelle.
Le second point, c’est que pour l’eschatologie chrétienne (comme pour l’eschatologie musulmane d’ailleurs), l’Apocalypse n’est pas une triste nouvelle. Passé la période de troubles et de destructions (catastrophes naturelles et guerres) qui en marquera le début, la fin des temps est la promesse d’une Résurrection générale, d’une rétribution de chacun selon ses œuvres et d’un règne éternel de Dieu, c’est ce qui explique l’impatience de nombreux groupes à voir advenir ce moment.
Traditionnellement, les groupes évangéliques sont méfiants vis-à-vis des sciences comme vis-à-vis de la politique, et ils se sont toujours montrés peu concernés par les questions écologiques. Puisque la nature a été confiée à l’Homme (« Les cieux sont les cieux de l’Éternel/Mais il a donné la Terre aux fils de l’Homme » – Psaumes 115 : 16), ce dernier doit en disposer à sa guise. Des administrations franchement anti-écologistes et favorables à une exploitation sans frein de la nature autant qu’à un dérèglement financier, telles celles de George Bush Jr et Donald Trump aux États-Unis, ou Jair Bolsonaro au Brésil, ont été soutenues par une forte base religieuse évangélique.
S’il n’y a pas à ma connaissance de sectes apocalyptiques importantes qui s’appuient sur la notion actuelle d’effondrement, il est néanmoins possible qu’il en existe dans la myriade de groupes ou sectes d’inspiration New Age. Une chose est sûre : l’imaginaire du désastre développé par la littérature postapocalyptique de science-fiction s’inspire, lui, souvent de la culture religieuse. De nombreux romans imaginent en effet qu’un effondrement écologique, économique et social ne pourra que favoriser l’influence de la religion, en raison de la quête de sens qu’elle nourrit ou de la stabilité sociale qu’elle promet. Cet imaginaire s’inspire souvent des groupes sectaires existants, par exemple des mennonites. Ces anabaptistes, pour la plupart violemment persécutés puis expulsés d’Europe au XVIe siècle, pensent que notre époque est déjà celle du règne du Christ (le Millenium, ou période de 1 000 ans censée précéder la fin des temps), dont ils appliquent le pacifisme à la lettre. Vivant reclus du monde, certains, comme les célèbres amish de l’Est américain, refusent même tout progrès technique et persistent à parler un dialecte germanique vieux de plusieurs siècles. Ils incarnent sans le vouloir une forme de survivalisme communautaire. À leur manière, les amish sont en effet prêts à affronter un monde sans pétrole, sans échanges mondialisés, sans informatique et sans télécommunications. Parmi les fictions qui s’inspirent directement d’eux, on peut citer Le Village, de M. Night Shyamalan, où un retour à une petite société traditionaliste du XVIIe siècle est présenté comme une solution pour échapper au désastre que constitue le monde moderne.
Le retour à la religion radicale, aux communautés réglées de manière stricte, mais aussi à l’ignorance volontaire, comme réponse presque forcée à un effondrement de l’État, est un motif redondant de la science-fiction du désastre, de Ravage (Barjavel, 1943) à La Servante écarlate (Margaret Atwood, 1985), en passant par Un cantique pour Leibowitz (Walter Miller, 1960). De nombreuses fictions s’inspirent ostensiblement de récits bibliques, comme l’histoire du Déluge avec le 2012 de Roland Emmerich ; la période de la Grande Tribulation(144) dans les livres ou les films de la série The Left Behind ou encore dans la série The Leftovers ; la promesse de salvation dans When Worlds Collide (1951) ; les grandes villes (notamment New York) punies par quelque désastre comme Babel, Jéricho, Sodome, Gomorrhe, etc. Et ne parlons pas de la grande veine du film d’horreur, empreinte d’une fascination non dissimulée pour l’Apocalypse de Jean. Si les sectes apocalyptiques ne semblent pas s’être explicitement emparées de la question de l’effondrement, les fictions qui s’intéressent au sujet font, elles, le pari que les religions apocalyptiques ne peuvent qu’être favorisées par cette thématique.
J.-N. L.
• BOIA Lucian, La Fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La Découverte, 1989.
• LAFARGUE Jean-Noël, Les Fins du monde. De l’Antiquité à nos jours, Paris, François Bourin, 2012.
• MUSSET Alain, Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012.
• UNADFI, Bulles, revue trimestrielle publiée par l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu (142 numéros depuis 1983).
1. Expert en technologies, enseignant et chercheur à l’université Paris-VIII et à l’École supérieure d’art et design du Havre.