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« Même si les victoires à venir sont de plus en plus hypothétiques, nous n’avons jamais eu autant de raisons de lutter : pour chaque dixième de degré, chaque invertébré, chaque mètre carré de terre arable, chaque gramme de dignité… »

La cause est politique, la solution doit l’être aussi.

Las, lors des dernières élections européennes, je me suis rendue au bureau de vote sans entrain. C’était la première fois. Après dix ans de militantisme acharné dans un parti, après m’être moi-même présentée aux élections et avoir été élue deux fois au conseil régional, je me suis rarement sentie aussi loin d’une élection.

Pas que les enjeux me soient indifférents, mais après une année à explorer des chemins de traverse, loin des partis, ce que j’ai trouvé dans les interstices de l’engagement politique m’a fait considérablement évoluer. Des ZAD aux ronds-points, des quartiers populaires aux éditions libertaires, des revues alternatives aux milieux autonomes en passant par les désobéissants du climat, de nouveaux espaces bruissent et fourmillent, qui donnent corps et vitalité à la fameuse « société civile » qu’on évoquait sans bien la cerner il y a encore quelques années.

Les limites des luttes traditionnelles

Depuis, la situation a changé. Le rythme des destructions du vivant s’est considérablement accéléré. Le réchauffement climatique est à deux doigts de s’emballer, la biodiversité dévisse, le tout-numérique nous fragilise et la mondialisation atteint des sommets d’absurdité.

Face à cela, les formes traditionnelles de mobilisation des partis et syndicats, les manifestations et autres pétitions, ont atteint leurs limites. Si on nous avait dit il y a deux ans qu’on serait un jour plus de 2 millions à signer une pétition comme « L’affaire du siècle », que les ronds-points de France seraient occupés pendant plusieurs mois, on aurait sauté de joie. Las, c’est arrivé et la seule réponse que nous recevons des pouvoirs en place est un maintien de cap et davantage de répression.

Il y a aujourd’hui un rétrécissement de la pensée dans le champ traditionnel de la politique(148), alors que le monde est lui en pleine mutation : c’est tout un système de croyances, avec lequel nous avons grandi et nous sommes construits, qui est en train de tomber. Croissance du PIB et progrès, ruissellement et premiers de cordée, État qui protège, maintien de l’ordre et gardiens de la paix… Autant d’oxymores qui doivent nous alerter. Le centre de gravité de l’action politique, lui aussi, est en train de se déplacer. Il faut aller le soutenir et participer là où il est, sans barguigner.

Il devient donc urgent et nécessaire de réfléchir à nos modes d’action, de changer de braquet et de revoir de fond en comble nos stratégies de résistance. Il nous faut réfléchir plus sérieusement à la suite, sur des bases renouvelées et ouvertes à tout ce qui bouge et frémit dans la production intellectuelle comme dans la rue. De manière responsable et honnête intellectuellement, en s’y immergeant, en se laissant percuter par ce qui s’y invente et s’y passe, pas seulement par des postures publiques électorales, para-associatives ou parasyndicales.

La solution sera politique, mais la politique ne peut se réduire à cela.

La conquête du pouvoir

Certes, on ne peut passer outre la politique institutionnelle et électorale : pour l’instant l’État existe et c’est encore lui qui assure, de moins en moins correctement certes, les réseaux de soins et de distribution dont on a besoin. Malgré les faillites et trahisons successives des gouvernements, je tiens à l’idée que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, que l’impôt doit être redistributif et l’État, le garant de la solidarité nationale. Il n’y a qu’à voir le désastre qui se produit quand les services de santé de proximité, maternités ou gares ferment. Personne aujourd’hui n’est autonome en termes de subsistance, et dans certains domaines aucune communauté isolée ne le sera jamais. On a donc besoin de mécanismes de solidarité et d’organisation à des échelles plus larges. Et on a aussi besoin d’une stratégie de conquête du pouvoir, pour s’assurer que la loi qui régit la vie en société ne contrevient pas aux besoins les plus fondamentaux, qu’elle ne tue pas les alternatives… Une loi émancipatrice qui protège le faible du fort. Tout le contraire de ce qu’on voit aujourd’hui. Et comme on n’arrivera ni à infléchir ni à convaincre les pouvoirs en place, le choix est simple : il faut prendre leur place.

Toute la question est de savoir si cette conquête doit se faire par le jeu électoral, par l’insurrection de masse ou par la montée en puissance et la multiplication d’initiatives plus marginales. Mon expérience électorale m’indique que c’est une dépense de temps et d’énergie précieux qui sont détournés de l’action, et je doute de plus en plus que le bulldozer d’en face nous laisse un jour la chance de gagner par la voie institutionnelle. Jouer le jeu selon les règles du système, c’est se faire piéger : les dés sont fournis par les vainqueurs. Il nous faudra donc désobéir. Mais même si mes affinités me portent plus du côté de la rébellion que de celui de la co-construction de la norme, il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des postures romantiques : tous ces scénarios doivent être envisagés, dans un souci d’efficacité. Tout comme celui de l’effondrement de l’État, d’ailleurs, qu’on le veuille ou non.

Il convient donc d’explorer d’autres pistes.

Multiplier les îlots de résistance

À commencer par le fait de sortir de la culture du nombre et de l’expression politique pour passer à l’action directe, c’est-à-dire à des modalités de réalisation qui portent en elles-mêmes leurs propres revendications. La culture du rapport de force, selon laquelle il convient d’être le plus nombreux possible dans le même mouvement pour tordre le bras au gouvernement, a fait long feu. Quel que soit le nombre de manifestants ou de grévistes, les pouvoirs publics restent sourds aux revendications portées. Et cela consomme une énergie folle de tenter de réunir des personnes et organisations aux parcours et sensibilités différents dans une seule et même action. À cette culture du continent, il convient donc désormais de substituer l’archipélisation des îlots de résistance : dans le respect des stratégies et cultures militantes de chacun, chacun à son poste.

Ainsi, parmi la variété des renforts, se trouvent les nouveaux venus de la « collapsologie ». Celle-ci essuie de nombreuses critiques(149), mais elle a été un incroyable accélérateur de conscience, notamment parmi beaucoup de jeunes, qui découvrent l’effondrement avant l’écologie. Il y a donc là un parcours politique à accompagner, des « sas de radicalisation » politique à organiser. Tout l’enjeu est d’« organiser le pessimisme » selon les mots de Walter Benjamin, de transformer l’émotion en lutte politique. Parler d’écosocialisme, faire le lien entre la destruction du vivant et le capitalisme, organiser des actions collectives, soutenir résistances et alternatives. Ce serait une erreur de penser que tous ces gens percutés par la catastrophe se contentent de repli individuel : ils ont pour certains beaucoup plus de liberté d’esprit et de vigueur que certains militants aguerris. Ne les regardons pas avec mépris : nous ne sommes pas si nombreux qu’on puisse se payer le luxe de se couper de ces renforts.

Unir toutes les forces

Cela suppose d’en finir avec le « radicalisme rigide(150) » et l’hostilité horizontale qui nous coupent les ailes bien trop souvent. Comme le dit Derrick Jensen, de l’organisation Deep Green Resistance peu suspecte d’œcuménisme, « cela veut dire que les différentes branches d’un mouvement de résistance doivent fonctionner en tandem : les organisations à visage découvert et les organisations clandestines, les militants et les non-violents, les activistes en première ligne et les travailleurs culturels. Nous avons besoin de tout le monde(151) ».

Éviter l’ingérable et gérer l’inévitable, chacun à son poste. Voilà le seul projet politique qui vaille désormais.

Le panorama climat-biodiversité est désastreux. Dire que le monde n’est pas prêt est un euphémisme. C’est un véritable naufrage auquel nous sommes en train d’assister. Il est donc temps d’arrêter de se bercer de doux espoirs, de sortir du conte de fées où il existerait des baguettes magiques : il n’existe pas UN type d’action décisive. Aucune ne le sera, prise isolément. Mais il n’est jamais trop tard pour s’organiser collectivement. Même s’il est aujourd’hui certain que le monde tel que nous le connaissons touche à sa fin, on sait aussi que chaque dixième de degré supplémentaire aura des impacts pires que le précédent, et que les plus précaires seront les premiers à en souffrir. Il suffit de regarder ce qui se passe déjà en Inde ou au Mozambique. La catastrophe a commencé. Selon la Banque mondiale, 100 millions de personnes supplémentaires vont basculer dans la pauvreté pour cause de dérèglements climatiques d’ici à 2030, et à peu près autant de « migrants climatiques ».

Sauver ce qui peut l’être

Aussi, même si les victoires à venir sont de plus en plus hypothétiques, nous n’avons jamais eu autant de raisons de lutter : pour chaque dixième de degré, chaque invertébré, chaque mètre carré de terre arable, chaque gramme de dignité… Il n’y a rien de trop petit à aller sauver. Plus rien d’insignifiant à ce stade. Il nous faut continuer à alerter, dire ce qui est en train de se passer, agir contre le système, ralentir la destruction et lutter, en responsabilité et dignité. Mais il est aussi urgent de se préparer à ce que ça ne suffise pas. Urgent de s’adapter à un monde qui ne sera plus celui qu’on connaît. Tisser des réseaux de solidarité, apprendre à se débrouiller, à être moins dépendants de l’État, du pétrole, de l’électricité. Renouer avec des savoirs « low tech », économiser l’eau et l’énergie, cultiver. Créer un cadre propice au pas de côté, ensemble, d’un système en train de s’effondrer.

Notre avenir commun passe fatalement par une réduction des consommations globales. Plus on tarde, plus cette réduction s’apparentera à une pénurie subie, plus elle sera violente et inégale. C’est déjà le cas. Et entre l’augmentation de notre empreinte écologique et la réduction de la biocapacité de la planète, cela ne peut qu’empirer. Il y a donc un impératif à la fois éthique et politique à effectuer une meilleure répartition des ressources qu’il nous reste, celles qu’on n’a pas encore saccagées. Refuser de parvenir et cesser de nuire peuvent servir de principes dans ce grand partage à établir. C’est le sens le plus profondément politique de l’émancipation humaine : celui de transformer ses difficultés individuelles en une force collective.

Ça ne sauvera pas le monde, nous diront les puristes. C’est vrai. Mais lutter, s’allier et s’émanciper, développer une culture de résistance et participer au blocage des destructions en cours, partout où c’est possible, permettra peut-être de construire un « après » qui ressemble moins à une promesse de Soleil vert. Ce pas de côté collectif, ces luttes, nous avons tout à y gagner : que l’effondrement arrive ou non, qu’il soit brutal et systémique ou sectoriel et progressif, tout ce qu’on aura mis en œuvre pour ralentir la destruction du vivant et trouver d’autres manières de faire société ne sera pas vain. En fait, ce qu’il aurait fallu faire pour éviter la situation actuelle, ce qu’on peut encore faire pour relocaliser la production, développer l’autonomie et la sobriété, refonder la manière dont sont prises les décisions, retrouver notre place dans les écosystèmes, tout ça reste valable, effondrement ou non. C’est juste de plus en plus ardent. Le risque d’effondrement en fait une obligation.

Dans le respect de notre diversité de possibles, la dignité chevillée au corps. Avec amour et rage.

• MOREL DARLEUX Corinne, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Montreuil, Libertalia, 2019.

• JENSEN Derrick, LIERRE Keth, McBAY Aric, DGR – Deep Green Resistance. Un mouvement pour sauver la planète, 2 tomes, Herblay, Éditions Libre, 2018 et 2019.

• BERGMAN Carla, MONTGOMERY Nick, Joyful Militancy : Building Thriving Resistance in Toxic Times, Chico (Californie), AK Press, 2018.

Note

1. Conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes.