36

« Si les dauphins sont théoriquement protégés dans toute l’Union européenne, on autorise encore des méthodes de pêche dont on sait qu’elles les tuent par milliers. »

J’entame ce récit aux îles Féroé. Cela faisait cinq ans que je n’étais pas revenue. En 2014, j’avais mis sur pied toute la partie maritime de l’opération « GrindStop ». En trois mois, Sea Shepherd France avait fait fabriquer quatre petits bateaux en aluminium avec une coque renforcée, et nous avions recruté une équipe de volontaires chevronnés. Avec le renfort d’un de nos Zodiac, c’étaient en tout cinq petits bateaux qui patrouillaient tous les jours du matin au soir dans tout l’archipel. L’objectif était simple mais difficile : trouver les dauphins avant que les Féringiens ne les repèrent, les escorter vers le grand large et empêcher ainsi le « Grindadrap ». La mission avait été très efficace, mais nos bateaux avaient fini par être confisqués par les forces spéciales de la marine danoise.

Le Grindadrap est le nom féringien d’un massacre de baleines pilotes (qui sont en fait des dauphins) perpétré dans ces îles depuis des siècles, et qui perdure aujourd’hui avec le renfort de moyens modernes et mêmes militaires.

La pratique consiste à rabattre vers des plages des groupes entiers de dauphins et à les mettre à mort, jusqu’au dernier. Tous y passent, plusieurs générations, des jeunes, des vieux, des bébés, des femelles gestantes, des fœtus arrachés au ventre de leur mère… En moyenne 1 500 d’entre eux périssent ainsi chaque année (800 selon les estimations les plus récentes).

Les dommages collatéraux de la pêche industrielle

C’est loin d’être évident, pour moi, de revenir aux îles Féroé sans bateau et donc sans moyen d’empêcher le Grindadrap. Tout juste sommes-nous censés être les témoins impuissants du massacre, pour tenter d’éclabousser la scène internationale de ces images sanglantes… Dans un monde où une actualité en chasse une autre, on sait qu’elles ne feront de toute façon effet qu’un court instant. Le Grindadrap est considéré comme le plus grand massacre ciblé de mammifères marins en Europe. Je précise « ciblé » parce que, en France, pour capturer les bars, les merlus, les soles, les cabillauds, les thons…, nos bateaux de pêche tuent cinq fois plus de dauphins sur la seule façade atlantique chaque année.

Quand j’ai pris conscience de ces chiffres, en 2017, j’ai lancé l’opération « Dolphin Bycatch », qui mobilise désormais chaque année une trentaine de bénévoles et un gros navire de notre flotte. L’objectif est d’alerter l’opinion publique en rapportant des images des dauphins et des bateaux de pêche responsables, pour faire évoluer les comportements des consommateurs et amener les politiques à changer les lois. Si des méthodes de pêche aussi destructrices ont été inventées et autorisées, c’est pour satisfaire notre appétit insatiable en poissons. Et si les dauphins sont théoriquement protégés dans toute l’Union européenne, on autorise encore, dans leur habitat, des méthodes de pêche dont on sait qu’elles les tuent par milliers. Cela n’a aucun sens. Nos lois de protection sont une vaste hypocrisie, et le grand public ignore dans sa majorité toute l’absurdité du système. Ceux-là mêmes qui s’émeuvent à juste titre du sort tragique des dauphins aux îles Féroé sont souvent complices malgré eux d’un massacre encore plus grand, chez eux.

L’impuissance des témoins

Me voilà donc aux îles Féroé en ce mois d’août 2019, pour la première fois sans bateau. Les îles Féroé ont fait passer une loi qui interdit à nos navires de revenir en eaux féringiennes après que nous avons escorté des dauphins vers le large et perturbé plusieurs rabattages. Les îles Féroé sont un archipel autonome sous protectorat danois. Une forte portion de la population cherche à obtenir l’indépendance totale, et la question du Grindadrap est à cet égard une pierre angulaire. Le Danemark, pour calmer les velléités d’indépendance d’un archipel dont il convoite les importantes richesses maritimes, n’hésite pas à enfreindre les lois qu’il a pourtant lui-même votées et qui l’engagent à protéger les dauphins.

La question du Grindadrap est donc éminemment politique. Comment un pays de l’Union européenne comme le Danemark peut-il en toute impunité déployer des forces militaires contre des activistes pacifiques qui tentent de sauver des animaux protégés par les lois de l’UE ? Tous nos recours devant la Commission européenne contre le Danemark sont restés lettre morte. Les dauphins ne font pas le poids.

J’espérais qu’il n’y aurait pas de Grindadrap cet été, mais les dauphins n’auront pas cette chance, et moi non plus.

Depuis dix ans que je suis engagée sur cette mission, le 27 août 2019, pour la première fois, je suis obligée d’assister, totalement impuissante, au massacre de 98 dauphins globicéphales. Sur la plage, c’est l’effervescence. De nombreux enfants courent dans tous les sens et attendent le spectacle avec la même excitation que s’ils étaient à Disneyland.

Je fais la seule chose que je peux faire à ce stade, je commence un livestream sur la page Facebook de Sea Shepherd France, et je raconte aux gens ce qui se passe. Élodie qui m’accompagne tient le téléphone et je commente le carnage. Ça nous extrait un peu de cette réalité brutale. Il y a cet écran entre le massacre et nous, peut-être est-ce ce qui nous donne la force de rester et le sentiment de servir au moins à ramener une partie du monde avec nous sur cette plage.

Le cynisme du politique

Sur Facebook, les gens qui commentent en direct sont horrifiés, furieux, certains nous demandent pourquoi nous ne nous jetons pas à l’eau pour tenter de sauver les dauphins. Je ne connais hélas que trop bien la façon dont ça se passe, et une tentative désespérée de sauver les globicéphales depuis la plage ne se solderait que par une prolongation de leur panique et de leur mise à mort. Cela a été tenté par le passé, et les dauphins n’en ont souffert que plus longtemps. Que peuvent faire trois activistes avec de l’eau jusqu’aux épaules face à des centaines de Féringiens et une vingtaine de bateaux qui barrent l’accès au large ? S’il y avait une infime chance de réussir, ça en vaudrait la peine. Mais je me refuse à leur causer plus de souffrance, parce que je ne supporte pas ma propre impuissance. Cette impuissance d’aujourd’hui sera ma force de demain.

Ma frustration, et elle est grande, c’est qu’il aurait été très facile, aujourd’hui, avec un seul des cinq bateaux que nous avions mobilisés en 2014, de sauver ces dauphins. Les Féringiens ont mis des heures à les rabattre, ils ont dû attendre du renfort qui a tardé à venir, un temps infini pendant lequel nous aurions pu intervenir et guider les dauphins vers le large. Le Danemark, qui utilise la force militaire pour maintenir nos bateaux éloignés des îles, a le sang de ces dauphins sur les mains. Le plus fou, c’est que les dauphins sont protégés en Union européenne et que le Danemark est signataire des conventions de protection des mammifères marins qui interdisent strictement leur capture. Toute l’ironie et le cynisme de la politique se trouvent résumés dans cette situation.

Un massacre justifié par la « tradition »

Au bout de trente minutes, tous les dauphins sont morts. Attachés par la queue, ils sont traînés par bateau vers un port pour être dépecés. Nous les suivons en voiture. Tous les corps gisent sur le bitume, les enfants jouent à saute-mouton sur les dauphins, touchent les entrailles, mettent des coups de pied dans les têtes, les mâchoires… Des femelles gestantes, leur fœtus arraché à leurs entrailles, gisent sur le sol. Pour les Féringiens, tout cela est normal. Ils grandissent avec cette idée que les dauphins sont une offrande de Dieu, qu’ils ne souffrent pas, qu’ils ne comprennent même pas ce qui leur arrive… On part tuer des dauphins comme on part cueillir des pommes.

Ce qui me frappe de plein fouet, chez les grands comme les plus petits, c’est le manque total d’empathie pour ces familles de dauphins massacrées, cette déconnexion qu’ils transmettent à leurs enfants avant même qu’ils ne sachent marcher… Eux nous renvoient à nos abattoirs industriels, « bien pires » selon eux. Abattoirs où eux-mêmes s’approvisionnent d’ailleurs largement. Les Féringiens comparent le Grindadrap à la tauromachie, ils l’ont intégré comme une part indissociable de leur identité. La tradition comme rempart à tout argument, la justification ultime qui consiste à faire quelque chose pour la seule raison qu’on l’a toujours fait. Voilà un raisonnement qui permettrait de justifier l’esclavage, les sacrifices humains, la peine de mort…

Nous ne sommes qu’aux prémices d’une forme radicale de combat, et il est déjà bien tard. Mais, quand bien même il n’y aurait plus aucune raison d’espérer, quand bien même nous aurions déjà perdu…

Pour ma part, je n’ai pas trouvé de meilleur remède que l’action, à la mélancolie qui découle immanquablement de la conscience d’un monde qui agonise et de l’apathie ambiante qui l’accompagne vers une fin tragique tel un cortège funéraire. On ne rejoint pas la ligne de front de Sea Shepherd par hasard. Quand on part en mission, c’est en connaissance de cause. On accepte de risquer sa vie quand c’est nécessaire, parce que ne pas le faire, c’est comme céder devant la mort. Ça n’est sans doute pas pour tout le monde. Il y a mille façons de s’engager. Mais celle-ci est la mienne et elle donne un sens à ma vie.

La seule façon que je conçois d’être en ce monde, c’est d’agir comme si tout restait à sauver. Ce qui est vrai en un sens, à commencer par notre âme.

Faut-il céder à la tentation de la violence ?

Couler des bateaux à quai, s’interposer physiquement pour empêcher la mise à mort d’un requin, d’une baleine ou d’une tortue, confisquer des filets de pêche illégaux, poursuivre, harceler des braconniers pour les forcer à lâcher leur proie… Tel est le modus operandi de Sea Shepherd ; et forcément, la question de la violence, de sa légitimité ou de son interdit, revient régulièrement. Jusqu’où peut-on aller pour sauver une baleine ?

Le préalable à cette question est de s’entendre sur la définition de la violence. Posons un cas d’école : couler à quai un bateau qui tue illégalement et en toute impunité des milliers d’animaux serait-il un acte de violence ? La réponse est sans doute oui si l’on considère que la valeur matérielle de l’objet excède celle des vies qu’il détruit. En revanche, la question deviendrait grotesque si on l’appliquait à une équivalence humaine. Des citoyens qui détruiraient un véhicule utilisé pour massacrer des gens, et quand bien même pour le faire tueraient-ils le conducteur, seraient qualifiés de héros. Ne pas intervenir alors qu’on en a le pouvoir ne nous rend-il pas coupables de non-assistance à personnes en danger ?

Des activistes qui détruisent le matériel de braconniers, tout en prenant soin de ne blesser personne, se voient reprocher par certains, y compris dans le camp des écologistes, d’être de violents extrémistes, voire des écoterroristes. Et pourtant, parfois l’attentisme peut en soi devenir une forme de complicité passive de la violence.

Einstein n’a-t-il pas dit que le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les laissent faire ? La vraie question qui se pose, derrière celle de la violence, est celle de la hiérarchie des valeurs. À quel point la vision anthropocentrique et les intérêts, même superflus voire cupides, de certains humains, peuvent-ils décemment passer devant les intérêts vitaux d’autres êtres vivants ? À cette question, Sea Shepherd a répondu dès sa création – c’est d’ailleurs l’élément fondateur de Sea Shepherd en tant qu’ONG. Dépasser la protestation et intervenir de façon « agressive mais non violente » pour empêcher les atteintes illégales à la vie marine, là où ceux qui devraient le faire, les autorités dites « compétentes », se révèlent incompétents, par manque de moyens ou de volonté.

La réflexion inverse existe aussi. Pourquoi se contenter de neutraliser le matériel et ne pas s’en prendre directement aux auteurs des crimes contre la Nature ?

La situation globale dégénère rapidement et il est probable que l’on entre dans des périodes de tensions et de violences de grande ampleur, comme notre espèce n’en aura jamais connu dans sa courte histoire. Mais la plus grande violence que nous aurons tous à subir (à des échelles et en des temps sans doute différents) sera la manifestation du remboursement de l’immense dette écologique que nous avons accumulée et continuons de creuser. Ceux qui y survivront le mieux seront peut-être ceux qui résisteront le mieux à la tentation de la violence et lui préféreront la force de la coopération.

Dans la vision de Sea Shepherd, en tant qu’ONG combative, c’est sans doute là aussi que se situe la force : s’interdire la violence envers les êtres vivants, comme une cohérence morale qui consiste à ne pas détruire des vies quand on lutte pour sauver le vivant. Mais c’est également une réflexion stratégique face à des gouvernements qui détiennent l’exclusivité de la violence dite légitime : ceux-ci feraient de toute action entraînant des morts ou des blessés une justification pour une riposte encore plus grande, sans doute fatale.

Survivre et sauver des vies tout en restant cohérent avec les valeurs que l’on défend, mais aussi redéfinir la notion de violence sur les bases d’une hiérarchie nouvelle qui place l’intégrité du monde naturel au-dessus des profits. Voilà sans doute des sujets qui deviendront incontournables pour les activistes de demain au regard du combat qui se profile à l’horizon…

L. E.

Note

1. Diplômée en science de l’environnement et en communication, présidente de l’organisation de défense des océans Sea Shepherd France, codirigeante de l’ONG au niveau mondial.