La couleur de ses mains

Le sexe du père est long et sale. Tu me demandes où. Je suis né rue François-Miron, à cinq cents mètres de la rue des Tournelles. Il a fallu me remonter vers moi. Devant la cour de l’autre côté. En bas le « fourreur ». La sage-femme avait fait de la prison (avortements). Le marchand de fourrures ? Je dis être né dans la rue de la synagogue et des prostituées. Je ne suis jamais entré dans la synagogue. Je pensais que c’était interdit. La porte était entrouverte. Il y avait un rideau avant d’autres portes qu’on ne voyait pas. Cette lettre est comme celle des autres jours. Je t’écris pour. Il y a des lieux où l’on n’entre pas. Comme la serre, la grande serre du Jardin des Plantes. Comme les caves de la halle aux vins, sur le quai. Ou la chambre. Ce dimanche je n’ai rien qu’un fragment de la mer et le reste de l’horizon. Je suis dans une de ces pièces-cages avec la main de mon père comme une chose froide. Ou peut-être la dureté de la peau, ou cette couleur immobile. C’est la couleur des mains que je vois. Tu as vécu ici. Avec cette main de peintre. Et l’enfant qui se tient à côté, à l’angle. Je suis le fils du père qui est le fils du père immobile et lisant. Il le regarde peindre. Son regard va de son fils au fils de son fils et revient. Sur l’image on ne voit plus que l’enfant debout à l’angle des murs. A cette époque le jardin est une masse de terre.

 

Dimanche 17 juin 1990 : Riviera contre-nature avec fragments de la mer. La côte comme un territoire défoncé de banlieue. Mon fils est né le même mois que le père de mon père (novembre). Cet homme étonné. Il a représenté l’un des angles et l’enfant en un point x de la diagonale qui passe entre les mains du peintre. Je t’écris, seulement cette distance à travers quoi. Les yeux très grands qui entendent. Les yeux liés à l’oreille qui ne voit pas. Le père reconnaît le fils du fils. Il a entre les yeux le noir de près de cinq ans, le noir de la pluie noire. Je le reconnais, il est l’inconnu à tête d’os. Fils reconnaît le père. Fils connaît de naissance couleur de la peau des mains de son père. Je suis venu te toucher. Quand tu lis ces mots ils sont comme des points. Sud-Bavière, tes mains. Même couleur, la même couleur. Ta main a la couleur du sol.

 

La seconde image (il est cette fois plus près de la mort) : Je le reconnais. Je l’ai vu prier. Il fermait les yeux, il bougeait les lèvres. Devant elle, encore : les visages se ressemblent. Ils ressemblent au regard de celui qui les voit. Trois des cinq enfants sous le portrait de leur père et de leur mère. Je les reconnais, un à un, chacun de profil, et j’entends leurs voix. C’est une seule voix. Le crayon est le même. Le dessin gris, précis, tranchant comme la voix du père. Séparés. Au lieu des cinq enfants comme les doigts de la main, il y a au-dessus leur père et leur mère et trois des enfants, le vivant et deux morts. Celui qui se tait est le plus jeune. Il regarde les autres, les tient devant lui. Sa sœur est absente. Ou bien il ne la voit pas, ou bien elle refuse de poser. Il me demande si je suis déjà venu ici. Si je connais le silence de la pente. Si j’ai déjà vu cette maison où il dort.

– Oui.

Il ne m’entend pas. Il veut me montrer les visages. Je sais leurs noms. Je reconnais leurs voix. C’est la même voix, celle de l’église et de la rivière. Rien d’autre. Le bruit d’eau de l’église et de la rivière. Le silence de l’écluse, le noir mat de l’écluse. Il y a une épaisseur d’herbe entre ces visages. Il n’entend pas. Il ouvre les yeux pour moi, devant ces visages. Je le vois qui ouvre les yeux. Séparés, ressemblants. Confondus dans ton regard. Mais ça ne signifie rien, pour moi, prier.