Contre le théâtre

Le commencement est en Allemagne mais je ne suis jamais allé en Allemagne, et les yeux fermés c’est le Sud la nuit de Bavière, l’épaisseur d’herbe la nuit des murs de Bavière, l’humidité d’Allemagne autour de lui et en lui au fond de lui dans ses mains et sous ses paupières. Après : la nuit passée en moi. Transfusion. Passage d’un corps à l’autre de tout ce liquide froid et noir. Il y a donc quelque part une chambre où je ne suis jamais entré, où je n’entrerai jamais, et cette chambre est la mienne. Elle passe en moi. Dans la mémoire et le récit elle passe en moi comme cette « eau d’écluse » et la haine du théâtre avec (solitude absolue devant l’écluse, immobilité devant le corps nu les jambes ouvertes).

Je reprends là : je ne sais plus qui est mort. Je te disais la main, l’ombre de la main, la main qui bouge. Sa main qui bouge. Quand il est mort ses mains étaient fermées, les deux mains. Elles sont venues, elles ne parlaient pas. Elles marchaient sans bruit et j’entendais leurs pas, leur va-et-vient du lit à la fenêtre, au mur blanc. Elles lui ont ouvert les mains, il fallait des mains ouvertes, immobiles mais comme si elles venaient de s’ouvrir. Je n’ai pas connu ses mains. Je les imagine. Il dormait avec ses mains fermées, les poings. Il serrait les poings. Il avait peur. Et sans aucun mot. Perdu la parole. Il était resté longtemps sans parler. Engourdi. Et maintenant il n’avait pas peur. Il ne voulait plus dormir. Le froid. Il m’avait dit ce froid est le même. Pas la peine. Ce froid est comme la fatigue et toute l’épaisseur de terre et d’herbe qu’il y avait autour. Je ne suis jamais revenu. Pas la peine. Dis-leur que je ne suis pas revenu. Je n’ai rien à leur dire.

Ou là : il est en retard. Il fait nuit. Je suis derrière le rideau. J’attends. Je sens l’odeur du rideau. J’attends. J’écoute. Le rideau, le tissu, le bois de la porte contre mes joues, lèvres. Je ne veux rien d’autre. J’imagine ses mains dans le noir.

– Oui. Elles viendront. De chaque côté de lui elles prendront ses deux mains fermées. A force, elles les ouvriront. Il faut les ouvrir.

Maintenant il a froid. Il dit qu’il ferme les poings à cause du froid. De plus en plus. Non, il ne faut pas dormir. J’ai peur. Ne pas dormir. Garder les yeux ouverts dans le noir. Toucher le mur. Toucher le mur. C’est lui qui parle. Il dit je ne suis pas revenu. C’est à cause du froid et du noir.

Pendant ce temps la scène est réduite à ce carré qui est une table. Une voix immobile ou comme prisonnière. Entre la seconde voix et la première il y a un lien de parenté. Ce lien n’est pas figurable. Dans le présent de la scène les deux voix ne peuvent pas se croiser. Le présent de la scène n’existe pas. Elle est une table. Elle n’est rien qu’une table. N’être pas revenu est ce qu’il dit. Entre son retour et son départ (ou sa mort) (il appelle sa mort son départ) il y a tout ce temps sans rien, ce temps nul, sans aucune apparence de rien (aucun événement), et c’est pourquoi il dit n’être pas revenu, ou bien être ici (avoir été ici) avec nous comme s’il n’était pas revenu, absent à nos yeux (absent avec nous, en nous), ayant perdu la parole, refusant de parler, de voir, de toucher. Je ne suis pas revenu. Resté dans le noir. Dis-leur que j’y suis resté.

 

Si je savais qui est mort je saurais qui je suis.

 

Je vais parler du paysage réel : la terre est un carré et se divise en carrés. L’autel du sol est de couleur jaune, c’est la couleur du centre. Au centre de la scène il y a une table. Le carré représente la totalité de l’espace. La table, couverte de terre, représente la scène (elle l’accomplit) : « Reste à ta table et écoute. N’écoute pas, attends. N’attends pas, sois simplement silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement. Extasié, il se tordra devant toi. » Je le dévisage. Comment cette action sera-t-elle figurée ? Il vient au-devant de moi depuis (peut-être la chambre). Il vient vers moi depuis l’enfance. Pour moi c’est l’enfance. Depuis l’enfance ne veut dire depuis l’enfance que pour moi. C’est-à-dire très loin de l’intérieur.

 

(Il n’est pas possible de montrer le temps.)

 

Si tu peux regarder mon visage, alors tu vois (tu le vois). Le visage égale le temps égale la profondeur de la terre. Juste enlever encore une épaisseur de peau. Encore. C’est le contraire du masque. Le contraire du théâtre. Oui, contre le théâtre, jusqu’à la peur. Regarde. J’ai longtemps cherché un passage. Il s’agit de cette chambre, la mienne. Je n’y suis jamais entré, n’y entrerai pas. Je chercherai le passage.

Cette façon de vouloir le théâtre est la négation du théâtre. Même ça. L’obscénité, l’obscurité : la scène aurait simplement pour titre L’Ouverture des mains. Plan fixe. Lumière noire et blanche. Répétition des mêmes mots, des mêmes syllabes, jusqu’à l’ouverture des mains.