AMOUR ET HAINE DANS YVAIN

 

 

Pour un médiéviste déchu comme moi, cette compagnie distinguée est intimidante [René Girard parle devant un public de médiévistes dans le cadre d’un colloque organisé à l’université Stanford en avril 1988 (NdT)]. Cela me rappelle mes examens annuels à l’École des Chartes. Après quarante ans passés hors de la discipline, je risque d’être un peu rouillé. Si cela se voit trop, je prie Brigitte [La regrettée Brigitte Cazelles, spécialiste de Chrétien de Troyes et collègue de René Girard dans le département de français de Stanford (NdT)] de bien vouloir en endosser la responsabilité ; elle a été extrêmement généreuse de m’inviter à parler ici. Les observations qui suivent auraient pu être intitulées : Impressions dans un vide. En relisant Yvain, j’ai été frappé par quelque chose de tout à fait évident, l’importance de la renommée.

Chez Chrétien, la renommée chevaleresque n’est pas une valeur statique. Elle est mobile et instable car éminemment compétitive, aussi compétitive que l’image publique des politiciens aujourd’hui, ou des prestigieux entrepreneurs, artistes, joueurs de basket, etc. La question suprême est toujours : « Qui est le meilleur chevalier ? » La réponse ne dépend pas du roi ou d’une quelconque autorité infaillible ; elle dépend de l’ensemble des autres chevaliers. Chaque chevalier tente d’impressionner si fortement ses pairs que chacun se verra contraint de vouer à l’autre une admiration plus grande que celle qu’il se voue à lui-même.

Nous trouvons beaucoup d’indices d’une compétitivité hystérique chez Yvain. Au début du récit, le sénéchal d’Arthur, Ké, se moque ouvertement d’Yvain devant la reine en l’accusant de forfanterie, accusation aussi létale que celle d’un plagiat dans le milieu universitaire. Du coup, Yvain va vouloir aller à la rencontre d’Esclados le Roux sans attendre l’expédition organisée par Arthur contre ce chevalier mystérieux. Yvain s’octroie ainsi une longueur d’avance sur les autres chevaliers. Initiative douteuse sur le plan déontologique ; il frustre ses pairs de leur part dans une affaire qui intéresse leur réputation autant que la sienne. Il est coupable de concurrence déloyale.

Pour un chevalier qui livrait combat dans un pays lointain, informer ses compatriotes de ses exploits était compliqué. De nos jours, des foules de caméras le suivraient ; au Moyen Âge, les récits de combats avec des monstres et des géants tués sans la moindre difficulté se heurtaient à une forme de scepticisme qui a disparu de notre monde à cause de la télévision entre autres.

Ayant tué Esclados, Yvain se cache dans le château de sa victime. Malgré les risques, il ne veut pas partir ; outre son amour pour Laudine, il a une raison « professionnelle » pour rester : tous ses efforts auraient été inutiles si, de retour à la cour, il n’avait présenté quelque fragment du corps de son adversaire, une relique d’Esclados, une preuve convaincante de sa propre victoire. Il va donc falloir qu’il valide sa reconnaissance auprès de ses pairs qui sont soupçonneux par définition, parce qu’ils sont ses rivaux avant tout. Seuls ses pairs peuvent offrir à un chevalier ambitieux la renommée qu’il cherche à gagner, et nous comprenons bien pourquoi en l’occurrence ils ne la donneraient qu’à contrecœur.

Aux yeux d’un commentateur qui se veut « moderne », la compétition pour la renommée a une valeur trop explicite et ne saurait être qu’une impasse critique ; la solution serait donc de la discréditer et de la remplacer par des motivations cachées, l’inconscient sexuel de Freud, par exemple.

Chrétien place la chevalerie au sommet de tout et relègue à un rang subalterne le reste, y compris le sexe. Dans son monde, la renommée n’est pas une façon de voiler la sexualité ; le plus souvent, c’est le contraire qui est vrai. À cette époque le sexe n’était pas encore devenu l’instrument de la renommée mais il s’y soumettait toujours, alors que la renommée ne se soumettait jamais au sexe. Elle n’avait pas besoin de le faire ; le sexe était humblement au service de la renommée.

Lorsqu’un freudien considère cette hiérarchie, il suppose automatiquement qu’elle doit être trompeuse, non parce qu’elle manque intrinsèquement de crédibilité – il suffit de regarder autour de nous – mais parce qu’elle contredit le dogme freudien numéro un.

Que la compétition pour la renommée influe sur les désirs libidinaux plus qu’elle n’en subit l’influence, voilà une idée qui semble peu sérieuse. Chaque fois que la sexualité n’est pas la force dominante, on nous a appris à conclure au refoulement. La prédominance de la renommée doit cacher un désir sexuel incapable de s’exprimer directement ; la renommée nous paraît une chose trop élevée pour ne pas constituer une forme de sublimation.

Le problème avec cette façon de voir est que le désir sexuel est loin d’être caché chez Chrétien. Il s’exprime par le biais d’un symbolisme si transparent qu’on ne saurait y voir le signe d’un refoulement. L’effet semble volontairement comique.

Tout le monde se souviendra de la jeune demoiselle d’honneur qui trouve Yvain étendu dans la forêt, privé de ses sens et entièrement nu. Après l’avoir scruté longuement – un héros dévêtu est difficile à identifier – et dans un grand état d’agitation, elle retourne chez sa maîtresse qui écoute avec intérêt son récit et lui confie une boîte remplie d’un onguent très fort. Il faut en user avec mesure, dit la maîtresse, et frotter le patient sur le front seulement car la maladie est manifestement localisée dans la tête.

La jeune fille se met à la tâche avec tant de zèle qu’elle en oublie les sages conseils ; elle utilise tout le contenu de la boîte pour en oindre entièrement le corps d’Yvain, qui, comme on peut bien l’imaginer, retrouve complètement tous ses sens.

Le critique qui s’aventure dans un texte de ce genre avec la grosse artillerie freudienne me rappelle Tartarin de Tarascon qui veut chasser les lions dans les faubourgs des villes modernes… Et qu’en est-il de la fameuse fontaine située à l’entrée du domaine d’Esclados ? Dès qu’un chevalier étranger ose y toucher, une tempête se déchaîne, du coup Esclados arrive pour vaincre l’intrus. Après qu’Esclados lui-même est vaincu et meurt, sa jolie femme, Laudine, se préoccupe énormément de la fontaine magique qui, on le découvre très vite, est une chose bien à elle : « Maintenant que mon mari est mort, elle ne cesse de répéter, qui va défendre ma fontaine ? »

Chrétien joue de manière très libre et spirituelle avec la sexualité, et pourtant elle n’occupe qu’une place secondaire chez lui. Elle est assez présente pour faire de ses démystificateurs des naïfs, mais pas assez pour satisfaire à leur credo pansexualiste. Chrétien subordonne la sexualité à la chevalerie pour des raisons qu’aucun psychanalyste ne réussira jamais à démystifier, des raisons plus profondes, à mon sens, que toute psychanalyse.

Après avoir épousé Énide, Érec [Érec et Énide est le premier roman de Chrétien de Troyes, écrit vers 1160] se complaît tant au foyer conjugal qu’il prolonge la lune de miel au-delà de ce qui est permis à un jeune chevalier plein de promesses. Énide n’est pas satisfaite de l’extrême dévotion qu’il lui témoigne. Elle fait comprendre à son époux qu’un chevalier digne de ce nom, s’il a une femme belle, ne peut se payer le luxe d’être paresseux. Une femme bien née cessera d’admirer l’homme de sa vie, et cessera aussi de s’admirer elle-même, si, par sa faute, le chevalier perdait de son aura et cessait de briller.

Une menace voilée pèse dans ses paroles. Pour faire vivre son propre désir, Énide a besoin d’un mari célèbre. Si elle ne peut pas être fière d’Érec, l’amour qu’elle lui porte va dépérir.

Ce serait aussi erroné d’interpréter Énide en termes de refoulement freudien que de voir en elle un noble exemple de dévouement et de devoir. Il faut la prendre au pied de la lettre ; elle n’est pas une de ces épouses dont le bonheur consiste à garder son mari à la maison. Elle n’est pas de celles qui sacrifient leurs propres ambitions à celles de leur mari.

L’admiration vouée au chevalier qui a remporté le plus de succès est si profondément enracinée chez les personnages féminins de Chrétien qu’elle gouverne leur désir sexuel. Nous ne devons pas opposer rituellement le devoir au plaisir comme si les deux se contredisaient nécessairement. Dans notre univers, le succès dans les affaires ou la politique peut être aussi érotique qu’un beau visage. Il en va ainsi pour une médaille olympique ou un prix Nobel. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la vaillance chevaleresque ?

Énide est une épouse ambitieuse à une époque où les carrières prestigieuses sont fermées aux femmes. Elle participe à la compétition par personne interposée. Son mari est son seul atout, elle ne veut pas le gâcher.

La participation d’une femme dans la compétition chevaleresque se retrouve dans Yvain, où elle assume une forme plus extrême, et même caricaturale. Le roman nous montre un mari qui fait bien pire que de bouder le champ de bataille ; il y souffre une défaite qui lui coûte la vie. Que peut faire une épouse si son maître et seigneur la déçoit aussi cruellement ?

Selon la logique du désir mimétique et chevaleresque, la femme doit s’éprendre de l’assassin de son mari. Les femmes tombent toujours amoureuses du vainqueur chez Chrétien. Je n’exagère en rien, il suffit d’écouter ces extraits légèrement abrégés du dialogue entre Laudine et sa servante Lunette :

 

Lunette : Vous devriez penser à défendre votre fontaine.

Laudine : Personne ne pourra me donner un mari aussi bon que celui-là.

Lunette : J’en ai un encore meilleur à vous proposer.

 

Laudine se montre sceptique ; Lunette met le doigt sur la plaie.

 

Lunette : Arthur va bientôt arriver avec ses chevaliers. Aucun des vôtres ne sera de secours ; ils sont tous couards. Seul Esclados aurait été à la hauteur ; maintenant vous n’avez personne.

 

Laudine se fâche mais Lunette incarne la voix de la culture tout entière.

 

Lunette : Une si haute dame ne saurait porter trop longtemps le deuil. Il existe d’autres chevaliers aussi vaillants ou plus vaillants encore.

Laudine : Nomme-moi un seul aussi vaillant et qui mérite autant de renom.

Lunette : Si je le fais, vous vous en courrouceriez.

Laudine : Non, je t’assure.

Lunette : Vous m’accuserez d’insolence mais je dois dire la vérité : deux chevaliers sont venus aux armes en combat mortel ; lorsque l’un a vaincu l’autre, lequel des deux vaut mieux ?

Laudine : Je flaire le piège. Tu veux me prendre à ma parole.

Lunette : Le chevalier qui vainquit votre mari vaut plus que lui. Il triompha et obligea votre mari à se réfugier dans son château.

 

Après une nuit blanche, Laudine décide que Lunette a raison ; elle veut rencontrer Yvain le victorieux. Pour sauver les apparences, Lunette prévoyait d’attendre cinq jours avant d’organiser un premier rendez-vous amoureux entre la veuve en deuil et le meurtrier de son mari, mais maintenant Laudine s’impatiente et oblige Lunette à se dépêcher.

Chrétien développe avec une audace étonnante la logique d’un désir compétitif beaucoup plus scandaleux, « radical » et amusant que tout ce que Freud ou Lacan aurait pu imaginer, beaucoup plus réaliste aussi. La démarche du romancier a été mal comprise. Je vois en lui un satiriste qui démonte la logique des ambitions dévorantes dans l’aristocratie féodale de son temps.

L’opportunité politique des actions de Laudine est incontestable, mais à épouser trop vite l’interprétation sociopolitique de son comportement, on tomberait dans un piège similaire à celui dans lequel le lecteur psychanalytique se laisse empêtrer. Les deux pièges se situent de part et d’autre du droit chemin qui consiste à s’en tenir au texte de Chrétien et à comprendre ce qu’il nous dit vraiment. Ceci est beaucoup plus intéressant, finalement, que le message perpétuellement ressassé de nos maîtres-penseurs fatigués.

La véritable raison du mariage précipité de Laudine et Yvain réside dans un désir du même type que celui que nous trouvons chez Énide, un désir mimétique, mais qui surgit, cette fois, dans un contexte où il semble moins respectable. Laudine a besoin d’un prétexte pour justifier qu’elle tombe amoureuse – sans l’avoir vu du tout, pas même une fois – de l’homme qui a tué son mari, d’autant plus que cela se produit tout de suite après le meurtre. La seule posture pour se justifier est celle qui relève d’un calcul politique froid et rationnel. L’affreuse vérité est qu’elle s’éprend d’Yvain non en dépit, mais en raison de ce qu’il a fait à son mari. Elle tombe amoureuse du champion.

Après qu’Yvain et Laudine décident de se marier, Lunette rassemble les vassaux ; il serait plus honorable de se remarier, raisonnent les deux femmes, si les vassaux priaient Laudine de le faire. Il va sans dire qu’ils voient tous dans Yvain le meilleur choix possible, et ce pour des raisons assez semblables à celles qui motivent Laudine.

Cette unanimité est inévitable, et il est facile de comprendre pourquoi : du champ politique au champ érotique, les critères de choix sont identiques. La victoire d’Yvain le rend hautement désirable à la fois aux yeux des hommes et aux yeux des femmes. Tous les désirs suivent la même voie, de façon contagieuse, mimétique. Voilà pourquoi l’accord est parfait entre Laudine et ses vassaux.

Dans notre univers culturel, comme dans bien d’autres, la compétition est l’âme du sexe, non la libido freudienne. Nous n’y comprenons rien si nous imaginons que Laudine n’aimait plus vraiment Esclados, ou qu’elle commençait peut-être à s’en fatiguer. Ce n’était pas le cas ; tant que personne ne pouvait le vaincre et qu’il paraissait être le meilleur chevalier du monde, elle l’aimait autant qu’il lui était possible d’aimer, de la seule manière qu’elle savait aimer, et par la suite elle aimera Yvain de la même façon.

Tout le monde regarde le même tournoi ; tout le monde s’enthousiasme ; la belle héritière ou la veuve applaudit le vainqueur avec l’enthousiasme qui caractérise la foule. Toutes veulent épouser le vainqueur ; celle qui y parvient se sentira en harmonie avec la foule, et c’est ce qu’elle désire. Je ne saurais mieux le dire que Chrétien lui-même dans les lignes qui concluent l’épisode :

 

Yvain maintenant est seigneur et maître, le mort est complètement oublié. Celui qui l’a tué est marié à sa femme. Ils couchent dans le même lit et les gens ont plus d’amour pour le vif qu’ils n’en avaient pour le mort [2168-2173] [Les citations du texte de Chrétien sont traduites par nos soins (NdT)].

 

Le texte le plus énigmatique dans Yvain est la description de la bataille entre les deux meilleurs chevaliers, Yvain et Gauvain. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici visait à établir le contexte nécessaire pour comprendre ce passage. Il faut tenir compte du rôle majeur que joue la concurrence mimétique au sein de la chevalerie et dans la culture féodale en général.

La raison déclarée du combat entre Yvain et Gauvain est une querelle entre deux sœurs à propos d’un héritage. Sans faire la moindre enquête, Gauvain accepte de défendre la cause de la sœur aînée ; il le fait de façon typiquement chevaleresque et, très littéralement, donquichottesque. Il est un champion si formidable qu’aucun chevalier n’ose prendre fait et cause pour la sœur cadette, qui cependant se trouve être la cause juste.

Au dernier moment, un chevalier revêtu de son armure ainsi que de son heaume accepte de relever le défi, il ne donne pas son nom. C’est Yvain, bien sûr, mais Gauvain lui aussi a le visage caché ; ainsi les deux chevaliers qui vont combattre

 

ne se reconnaissent pas, même si leurs rapports ont toujours été très amicaux. Est-ce donc qu’ils ne s’entraiment plus ? Je vous répondrai oui et non en prouvant que chaque réponse est juste. En vérité, messire Gauvain aime Yvain et l’appelle son compagnon, et, où qu’il se trouve, Yvain en fait autant avec lui. Même ici, s’il le reconnaissait, ce serait grande fête, et chacun risquerait pour l’autre sa tête avant de permettre qu’il lui arrive du mal. N’est-ce pas là amours fines et parfaites ? Oui, certes, mais leur haine n’est-elle pas tout aussi manifeste ? Oui, car chacun voudrait, sans aucun doute, couper la tête de l’autre, ou lui causer la pire des hontes [6000-6022].

 

Chrétien met en scène un scenario assez crédible qui permet le combat des deux excellents amis. Leurs heaumes médiévaux cachent entièrement leurs visages. L’équivalent moderne pourrait être un duel entre deux avions de combat lancés à deux ou trois fois la vitesse du son. Même si les deux pilotes ont été amis à un moment donné, il leur serait impossible de distinguer leurs traits et ils ne pourraient donc pas être animés par un quelconque sentiment de haine. Si, dans une transposition moderne du texte de Chrétien, l’auteur nous racontait que les deux combattants s’aiment et se haïssent simultanément, l’idée nous laisserait perplexes. Il ne semble pas y avoir de justification valable au parallèle très élaboré entre l’amour et la haine.

Chrétien n’est pas verbeux d’habitude, mais sur ce sujet il se montre intarissable :

 

Ma foi, c’est une chose extraordinaire que de trouver ensemble Amour et Haine mortelle […]. Maintenant Haine s’est mise en selle, elle broche et pique de l’éperon afin de distancer Amour qui ne se remue pas. Ah ! Amour, où te caches-tu ? Sors, et tu verras quelle armée ont déployée contre toi les ennemis de tes amis [6023-6025, 6043-6050].

 

S’agit-il ici de ce que les médiévistes appellent une allégorie ? Yvain et Gauvain se battent entre eux, Amour et Haine font de même. La cause d’Yvain est juste, celle de Gauvain ne l’est pas. La Haine est comparée à un chevalier en selle qui éperonne sa monture.

Devons-nous en conclure, à la lumière de tous ces signes apparemment convergents, que chacun des chevaliers ne correspond qu’à un seul des deux sentiments allégorisés ? Pas du tout. Ni l’un ni l’autre des chevaliers ne personnifie quoi que ce soit. S’il était possible de quantifier l’amour et la haine, on trouverait la même dose chez les deux chevaliers. Il ne s’agit pas d’une seule bataille, celle de l’Amour contre la Haine, mais plutôt de deux, et elles se jouent non pas entre les deux chevaliers mais en leur for intérieur. Ceux-ci sont, tous les deux, divisés en eux-mêmes.

Ce texte n’est conforme à aucune des conceptions traditionnelles de l’allégorie médiévale. S’agit-il pour autant d’un assemblage de mots sans signification ? Chrétien « joue avec les mots », sans doute, mais nous n’avons pas le droit de dire qu’il ne fait que jouer, comme la mode actuelle l’exige. Le texte est hautement littéraire, mais n’est pas un exemple de la jouissance narcissique que Barthes appelait littérarité ; il contient un intérêt qui déborde de la perspective étriquée de l’école linguistique. Il devient merveilleusement significatif si on le lit en termes de course à la renommée, ou de rivalité mimétique de deux chevaliers.

Pour s’en apercevoir, il faut prendre en compte tous les éléments, et partir du fait que nos deux chevaliers sont, à la cour d’Arthur, deux incarnations suprêmes de l’idéal chevaleresque. Gauvain « illumine la chevalerie comme le soleil du matin répand sa clarté en tous les lieux où il resplendit » [2408-2412] ; Yvain de même. Ayant les mêmes points de vue, nos deux chevaliers ont d’excellentes raisons d’être d’excellents amis. Leur amitié n’est pas le fruit d’un hasard, un accident historique, mais la conséquence directe de ce qu’ils sont.

Chacun, en toute humilité, se positionne par rapport à l’autre un cran en dessous, chacun voit dans l’autre l’illustration parfaite de ce qu’il devrait être lui-même. Pour chacun, donc, l’autre est un modèle révéré. Cette émulation est la quintessence de la chevalerie.

Qui, dès lors, est le mieux placé pour faire pâlir l’étoile d’Yvain dans le firmament de la chevalerie ? Gauvain, bien sûr. Qui pourrait éclipser la gloire de Gauvain, sinon Yvain ? L’imitation mutuelle ne peut manquer d’engendrer une tension qui reste invisible la plupart du temps, les deux chevaliers faisant de leur mieux pour la dissimuler, et se la dissimuler, tout cela dans le but de protéger leur belle amitié.

Deux désirs identiques s’ils convergent vers un même but se font nécessairement obstacle. Si tous les chevaliers rivalisent pour accéder à la renommée, les deux rivaux les plus grands sont nécessairement Yvain et Gauvain, et cela pour les mêmes raisons qu’ils sont amis : ils sont les meilleurs. Sur l’échelle du prestige, ils occupent ensemble le rang le plus élevé ; chacun aimerait pourtant y trôner tout seul. L’amour et la haine qu’ils se portent mutuellement, sont, en réalité, les deux faces de la même médaille.

Le principe de rivalité surplombe tous les champs d’expérience possibles ; lorsqu’il apparaît quelque part, il sème le trouble. L’amour que porte chaque chevalier à un autre chevalier s’adresse en fait au modèle admiré ; la haine est orientée contre l’obstacle et rival incarné en chacun des chevaliers. Nous avons vu que Laudine haït Yvain, puis elle l’aime pour la même raison. Pour Yvain et Gauvain c’est pareil, les sentiments se confondent. Amour et haine sont toujours inséparables dans ce monde hypermimétique.

Chrétien exprime le renforcement continuel des deux rôles, le modèle aimé et l’obstacle/rival haï. Si nous comprenons cela, nous pourrons saisir le sens exact de ses figures rhétoriques :

 

Les ennemis sont ceux-là mêmes qui s’entraiment d’une sainte amour ; car amour ni fausse ni feinte est une chose précieuse et sainte. Ici Amour est aveugle toute, et Haine n’y voit goutte. Car si Amour avait reconnu les deux, il les aurait défendu de s’attaquer ou de se faire du mal. (En cela Amour est aveuglé, déconfit et joué ; car, bien qu’il les voie, il ne reconnaît pas ceux qui lui appartiennent par droit. Et bien que Haine ne puisse dire pourquoi l’un devrait haïr l’autre, elle veut les brouiller à tort pour que chacun haïsse l’autre à mort.) Vouloir blesser un homme, sa mort désirer, ce n’est pas, vous savez, ce qu’on appelle aimer ! Comment donc ? Yvain veut-il occire son ami, messire Gauvain ? Oui, et celui-ci veut en faire autant à Yvain. Messire Gauvain voudrait-il alors occire Yvain de ses mains, ou faire encore pire ? Nenni, ce n’est pas ainsi, je le jure, je proteste ! L’un ne voudrait faire injure ou mal à l’autre pour tout ce que Dieu a fait pour l’homme, ni pour tout l’empire de Rome. Mais là, j’ai menti, car on voit clairement que chacun veut se ruer sur l’autre, sa lance levée, pour le blesser grièvement [6051-6089].

 

Puisque les chevaliers acquièrent leur renommée aux détriments les uns des autres, et puisque cette renommée est éminemment compétitive, leurs relations doivent inévitablement conduire à un affrontement ultime. Après avoir vaincu d’innombrables étrangers, il est logique que les chevaliers victorieux, ceux qui ont meilleure réputation, rêvent de triompher l’un de l’autre dans un combat loyal devant l’ensemble de leurs pairs. Quand il n’existe plus d’adversaires potentiels à l’extérieur, les membres les plus prestigieux du groupe doivent orienter leurs armes vers l’intérieur du groupe. La logique est celle du championnat mondial.

Le timing n’est pas moins significatif que le lieu. Le combat intervient tout à la fin du roman ; son but réel est de répondre à la question : « Quel est le meilleur chevalier ? », ou plutôt de montrer qu’on ne peut pas y répondre. Le combat se déroule à la cour, devant tout le monde, ce qui règle le problème d’information dont j’ai parlé auparavant.

Chaque chevalier se bat pour être le seul et unique objet d’admiration et de désir de tous les autres, et plus que tout de son adversaire. Leur duel est un tournoi, non dans le sens qu’il n’est pas une lutte à mort – il l’est certainement, même s’il ne conduit pas à la mort –, mais en ce sens qu’il a lieu chez eux et sous les yeux de personnes dont le jugement compte, qu’elles peuvent émettre un avis compétent sur les adversaires et leur combat. La présence d’un grand nombre de spectateurs est d’ailleurs la première chose mentionnée :

 

Tout le peuple accourt, comme le font toujours les gens qui veulent voir coups de bataille ou d’escrime [5996-5999].

 

Les deux chevaliers sont tellement équivalents qu’aucun arbitrage n’est possible :

 

La bataille est si pareille que nul ne peut juger qui a le mieux et qui le pis. Même les deux qui se combattent, et achètent l’honneur par la douleur, s’émerveillent et s’ébahissent, car dans l’attaque ils s’avèrent tellement égaux que chacun se demande quel est celui qui lui résiste si fièrement… Ils souffrent tant, qu’il n’est pas étonnant qu’ils veuillent du répit. Alors ils se retirent tous deux pour se reposer, chacun pensant en lui-même que le moment longtemps attendu est arrivé où il a rencontré son pareil [6198-6220].

 

Lorsqu’à la fin ils découvrent leur identité, chacun des chevaliers proclame son ami victorieux, et cela avec tant d’énergie qu’ils paraissent à deux doigts de reprendre le combat, mettant au centre cet enjeu paradoxal. Ils ne veulent plus démontrer leur supériorité, mais leur infériorité ; c’est le sens moderne du mot courtoisie : personne ne veut céder à l’autre le privilège de céder à l’autre. Comme dans les rites primitifs du type « potlatch », la symétrie conflictuelle réapparaît dans les efforts symétriques que les rivaux déploient dans le but de l’exorciser définitivement.

L’équivalence parfaite des deux chevaliers nous donne la clef du sens du texte. Si Yvain et Gauvain sont de force égale, de courage égal, de dextérité martiale égale, d’endurance égale, alors ils risquent de continuer à combattre jusqu’à ce qu’ils anéantissent les meilleurs soldats de leur roi sans raison valable, ou plutôt pour un motif qui est à la fois tout et rien dans le monde compétitif de cette époque. Il rappelle un peu la définition de l’Être chez Heidegger, ou plutôt son impossibilité à le définir.

Le rapport circulaire d’attraction et de répulsion transforme les deux chevaliers en une illustration vivante de la pierre d’achoppement biblique (skandalon), représentée physiquement par leurs assauts mutuels toujours renouvelés et leurs échecs toujours répétés, par la sévérité et la stérilité égales des dommages qu’ils s’infligent réciproquement.

Le fait que le combat soit sans fin et qu’il soit impossible de trancher pour savoir qui est le meilleur devient un compliment hyperbolique pour les deux chevaliers, bien sûr ; c’est un happy end dans le sens où aucun des deux n’est ni tué ni même humilié, mais un tel conflit reste chargé de connotations sinistres.

Quand les meilleurs chevaliers en arrivent au point de se battre entre eux plutôt que d’affronter des ennemis extérieurs à leur cercle, la force même qui protège la culture contre des étrangers hostiles se retourne contre elle-même et menace de détruire le système de l’intérieur.

La présence des deux doubles et leur combat sans fin inscrit ce roman dans la lignée des tragédies et des mythes qui mettent en scène la crise sacrificielle et mimétique. Même les noms, Yvain et Gauvain, se ressemblent, comme ceux de Romulus et Rémus, de Fafner et Fasolt, ou de tant d’autres incarnations mythiques de la rivalité mimétique la plus destructrice. Le combat a quelque chose à voir avec ce drame quintessentiel au cours duquel les différences s’annulent mutuellement et retombent dans la confusion violente d’où elles ont émergé une fois et pourront ré-émerger (ou non) à l’avenir.

Toutes nos observations jusqu’ici peuvent être définies en termes d’indifférenciation : entre le sexe et la renommée, les hommes et les femmes, le dehors et le dedans, Mars et Éros, etc. Nous avons d’abord vu la compétitivité hystérique déstabiliser l’institution du mariage et déformer la sexualité, puis nous avons assisté à la destruction de quelque chose d’encore plus essentiel à la préservation des institutions féodales, son ciment fondamental, la fidélité et l’amitié mutuelles entre les meilleurs chevaliers.

Le paradoxe de cette société, c’est que plus le comportement réel de ses membres est en harmonie avec sa valeur suprême, plus grand devient le danger d’autodestruction. Cela signifie simplement que, aux yeux de Chrétien, le féodalisme est ce que beaucoup d’historiens y ont vu, à savoir une anarchie à peine institutionnalisée. L’autorité du roi est purement nominale et honorifique.

C’est là le ver dans le fruit, l’ennemi au cœur du système. Le principe donneur de vie est aussi un principe mortifère. Cette chose très belle, la chevalerie, est un monstre qui se dévore lui-même. La mimésis, force qui engendre et perpétue les différences culturelles, dissout sa propre création dès qu’elle perd sa qualité transcendantale et se mue en rivalité mimétique. La bataille entre Yvain et Gauvain s’approche d’une représentation explicite de ce processus mais elle n’y arrive jamais tout à fait ; la vérité demeure cachée derrière un voile conventionnel : l’ignorance de l’identité de l’autre.

Le vrai message que recèle le texte est si troublant qu’il faut éluder son plein impact. Chrétien n’est pas le seul à l’éluder ; on rencontre souvent le thème des deux meilleurs guerriers qui ne se battraient pas si seulement chacun pouvait reconnaître son meilleur ami. C’est un thème populaire qui doit toujours signifier plus ou moins le même type de paroxysme mimétique.

Le tournoi médiéval est soigneusement réglementé, non parce qu’il s’agit d’une affaire intrinsèquement ludique, mais parce que a contrario il satisfait l’impulsion dangereuse qui pousse les meilleurs chevaliers à se battre entre eux. Le tournoi est un combat périlleux pour ceux qui sont directement impliqués et pour la société tout entière qui risque de se voir privée de ses meilleurs combattants.

Le thème du chevalier non identifié peut être interprété comme un symbole paradoxal de la désymbolisation, un indice supplémentaire de la crise d’identité totale produite par les effets niveleurs de la rivalité mimétique.

Cette crise n’est pas une pathologie individuelle, c’est une affaire collective, une crise de la symbolicité elle-même. Elle ne peut jamais être exprimée directement, elle est hors de portée de toutes les écoles de pensée, structuralistes et poststructuralistes, qui placent le langage et la différenciation au-dessus des vicissitudes de l’histoire.

Notre texte nous dit comment les deux chevaliers, et tous ceux que nous pourrions choisir de mettre à leur place, les membres de n’importe quelle élite compétitive du monde occidental, n’appréhendent jamais véritablement le contenu de leur propre expérience ; ils ne se reconnaissent jamais dans la métamorphose perpétuelle de l’« amour » en « haine », et réciproquement. Ils ne voient qu’une simple juxtaposition de « contraires », un pur jeu littéraire sans signification rationnelle.

Notre texte désigne le mécanisme psychologique de cette méconnaissance dans quelques lignes dont j’ai différé la lecture jusqu’ici :

 

Comment deux choses si contraires [Amour et Haine] peuvent-elles habiter le même manoir ? Il me semble qu’elles ne sauraient vivre ensemble car il y aurait noise et dissension dès que l’une se rend compte de la présence de l’autre. Mais une seule demeure peut contenir plusieurs loges et chambres. Il pourrait bien en être ainsi cette fois : Amour, je pense, s’est enfermé au sein de quelque chambre cachée, alors que Haine est allée dans les balcons sur la voie parce qu’elle veut qu’on la voie [6027-6042].

 

La vie intérieure des deux chevaliers est désespérément fragmentée. Les diverses pièces ne communiquent pas entre elles. Cette métaphore évoque l’idée de quelque chose d’inconscient, dans un sens toutefois qui n’est pas celui de Freud. Haine et Amour sont pleinement conscients chacun de la présence de l’autre mais ils s’arrangent pour ne jamais se rencontrer ; chacun domine le psychisme tout entier mais séparément et à tour de rôle. Ils s’efforcent de ne pas être conscients de ce qui les relie ; ils ne se rendent guère compte du fait qu’ils forment l’unité divisée d’une seule et même conscience.

Cette division schizophrène empêche Yvain et Gauvain de voir que leur amour est leur haine et vice-versa, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’amour véritable en eux, pas d’amour véritable au sens de la première épître de Jean (2, 9-10) :

 

Celui qui prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère est encore dans les ténèbres. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n’y a en lui aucune occasion d’achoppement.

 

Grâce à l’astuce des deux heaumes, Chrétien feint de couper le cordon ombilical qui rattache ce texte à l’ensemble du roman ; il nous permet de voir cette page comme un ajout purement décoratif, un supplément inutile, le jeu verbal des oxymores que les rhétoriciens et critiques décrivent toujours comme un artifice littéraire. Les théories littéraires sont souvent des recettes pour la perpétuation des compartiments mentaux dont parle Chrétien. À la suite des dames et des seigneurs féodaux, nous nous persuadons que nous n’avons rien à apprendre de tout cela.

À bien examiner ce texte, on constate qu’il pourrait également servir, quasiment sans modification, à décrire le désir érotique. Le même texte correspondrait aussi bien aux jeux amoureux de quelques dames et seigneurs qu’au combat physique d’Yvain et Gauvain. Le langage y a une portée universelle, il s’applique à tous les désirs, quels qu’en soient leur objet. On sera tenté, encore une fois, d’interpréter celui-ci en termes purement libidinaux. Beaucoup de gens présumeront encore qu’il y a certainement, à la base de tout, un désir homosexuel ou bisexuel. Bien sûr, tous les types de sexualité peuvent surgir dans un contexte de rivalité mimétique, comme toutes les problématiques sociales d’ailleurs, mais ce qui nous intéresse ce sont les configurations mimétiques qui restent les mêmes, mis à part leur contenu spécifique.

Chez tous les écrivains majeurs, je pense, la rhétorique des oxymores constitue une allusion significative aux vicissitudes de l’interaction mimétique et rejoue obscurément l’essentiel drame humain de la pierre d’achoppement mimétique, le skandalon des Évangiles que nulle interprétation psychanalytique, sociale ou purement linguistique ne pourra jamais appréhender.

 

Traduit de l’anglais par Mark R. Anspach.

Article publié sous le titre « Love and Hate in Yvain » dans Modernité au Moyen Âge : le défi du passé, sous la direction de B. Cazelles et Ch. Méla, Genève, Droz, 1990, p. 249-262.