Chantier no 3  RÉINVENTER LA POLITIQUE INDUSTRIELLE

 

Au cours des trente dernières années, la France a connu une désindustrialisation massive. La politique industrielle, qui a longtemps été un de ses points forts, a été presque complètement démantelée. L’esprit des politiques de « grands projets », a été abandonné. On est ainsi passé d’une logique selon laquelle l’État était un acteur majeur du développement économique et industriel à une logique selon laquelle seuls les marchés sont jugés pertinents pour décider de l’organisation productive des pays.

Pour les libéraux, l’intervention publique ne peut que fausser la concurrence et créer des rentes de situation coûteuses pour le consommateur. Sous l’influence de cette doctrine, la France a progressivement abandonné ses outils de politique industrielle hérités des Trente Glorieuses. Les grandes entreprises par lesquelles avaient été menés d’ambitieux projets de modernisation industrielle ont été privatisées à partir du milieu des années 1980. Ces privatisations se sont souvent accompagnées d’un démantèlement, créant des entités spécialisées, sur des créneaux étroits, et souvent sous-capitalisées. Les entreprises industrielles françaises sont ainsi devenues des proies faciles pour les investisseurs étrangers, qu’il s’agisse de fonds d’investissement ou de puissants conglomérats, hier Alcatel et Arcelor, aujourd’hui Peugeot et Alstom. Pour survivre, beaucoup de grandes entreprises françaises ont dû s’allier à des groupes étrangers peu soucieux d’investir et de développer le patrimoine productif de notre territoire. Certains groupes industriels sont devenus des fleurons du CAC 40. Insérés dans la finance internationale dont ils sont eux-mêmes souvent des acteurs majeurs, ils pensent et agissent comme des entreprises « globales » et déterritorialisées.

Comment inverser cette tendance ? Ceci passe par de nouvelles manières de penser la relation entre innovation et développement industriel et par la réhabilitation du rôle de l’intervention publique.

Une dramatique désindustrialisation

La désindustrialisation qu’a connue la France s’est traduite par une chute spectaculaire de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée totale : de 23 % en 1980 à 14 % en 2013. Sur la même période, l’emploi salarié industriel est passé de plus de 5 millions en 1980 à 3 millions, soit une baisse de 40 %. Cependant, malgré sa faible part dans l’activité, l’industrie continue à jouer un rôle majeur car c’est par elle que passe l’essentiel des progrès de la productivité qui conditionnent la croissance des autres secteurs. C’est aussi elle qui assure la majeure partie des exportations et permet de gagner les devises nécessaires pour importer.

La désindustrialisation s’est accompagnée d’une déstructuration du tissu productif français. Alors que les grands groupes hérités des privatisations des années 1980-1990 ont adopté une stratégie mondiale, le réseau des PME françaises a durement subi la loi de la sous-traitance. Peu soutenues par le secteur bancaire, vulnérables à la conjoncture, les PME industrielles ne disposent pas des réseaux d’influence des grandes sociétés. Le désengagement de l’État a mis face à face des groupes privés institutionnellement puissants et une myriade de PME vulnérables. Il a ainsi contribué à la création d’un capitalisme inféodé aux entreprises du CAC 40. Sous la pression conjointe de la concurrence internationale et de la finance, ces grands groupes ont souvent cherché à récupérer leurs marges, non par l’innovation mais en pressurant davantage leurs sous-traitants, participant à l’affaiblissement du tissu industriel français et à son déséquilibre.

Le développement industriel réclame l’intervention publique

Dans le domaine industriel comme dans de nombreux autres domaines, l’intervention publique est appelée à jouer un rôle majeur. L’éducation, le système de santé ou bien encore les infrastructures participent au développement des entreprises sur les territoires. De même, l’intervention publique est nécessaire à la recherche fondamentale qui permet les découvertes radicales, et dans laquelle les entreprises privées n’ont souvent pas les moyens d’investir. Elle joue donc un rôle dans l’innovation, la création de nouvelles firmes ou de nouveaux marchés, notamment ceux basés sur des produits intensifs en recherche.

Dans certains secteurs, les coûts des infrastructures sont très élevés, (typiquement les réseaux ferroviaires, autoroutiers, de distribution d’électricité, de gaz, d’eau), si bien que les entreprises privées ne peuvent les prendre en charge de manière satisfaisante. Les libéraux plaident malgré tout pour leur privatisation en organisant au préalable – c’est le mantra de la Commission européenne – leur ouverture à la concurrence. Cela conduit souvent à des aberrations économiques, comme des délégations de service très coûteuses pour les usagers (péages autoroutiers, surfacturation du service des eaux) ou la multiplication d’infrastructures redondantes (réseaux téléphoniques, fibre optique) et incapables de couvrir l’ensemble du territoire (zones blanches). Cela conduit aussi à fragiliser certaines filières. C’est le cas de la SNCF, contrainte de prendre en charge les coûts de construction et d’entretien du réseau ferré, alors qu’ils relèvent pour une part d’une mission d’aménagement du territoire.

La Commission européenne a rendu impossible toute politique industrielle, en la remplaçant par une politique de la concurrence qui a privé les États de leurs moyens d’action. Or, contrairement à ce que soutient la doxa néolibérale, le marché ne sait pas « tout faire ». Ainsi le désengagement de l’État français s’est-il souvent révélé catastrophique, et l’État s’est-il privé des moyens d’influencer les décisions industrielles, qui se prennent désormais au sein des conseils d’administration dans l’intérêt des actionnaires. Ces décisions sont soumises à la domination des « mécanos financiers » et à la logique implacable d’une rémunération des fonds propres fixée à 15 % minimum l’an.

Le décret Montebourg de mai 2014 vise à étendre le régime d’autorisation préalable d’opérations d’acquisition d’entreprises localisées en France à de nouveaux secteurs (eau, santé, énergie). Il doit être lu comme l’expression d’un désarroi devant l’impuissance de l’État. Ce décret est une bonne chose en soi, mais il n’introduit qu’une capacité « défensive », en permettant à l’État de peser sur des décisions qui se prennent sans lui et hors de son initiative. Il faut donc aller plus loin et instaurer les conditions d’une véritable relance de la politique industrielle. L’emploi de demain, et un emploi de qualité dans des secteurs d’avenir à haute valeur ajoutée, en dépend.

Quelle politique industrielle ? Avec quels instruments ?

Il est urgent de reconstituer, à l’échelon national et à l’échelon européen, des instruments de politique industrielle.

Trois directions sont à explorer.

Tout d’abord, comme beaucoup d’autres pays l’ont fait, de la Norvège à la Chine, en passant par le Brésil, un fonds souverain doit être mis en place. Ce fonds, consacré à la réindustrialisation, permettrait d’agir rapidement dans une optique défensive en cas de risque de déperdition de notre capital productif. Il permettrait aussi d’agir de manière offensive pour prendre des positions dans les entreprises et les domaines d’avenir. Il pourrait être constitué à partir des actifs de l’Agence des participations d’État et de ressources de la Caisse des dépôts.

Le deuxième instrument consisterait à élargir les compétences et les moyens de la Banque publique d’investissement (BPI), notamment en lui permettant de collecter l’épargne des citoyens. Le Fonds souverain ainsi que la BPI constitueraient le premier noyau d’un pôle financier public, qui aurait vocation à faciliter l’accès au crédit des PME et ETI (entreprises de taille intermédiaire), mais aussi à fournir des fonds propres et du capital-risque pour des projets innovants s’inscrivant dans la transition écologique. Des instruments européens devraient s’y ajouter, si l’Union européenne engageait enfin sa refondation. La Banque européenne d’investissement (BEI), dont les ressources devraient être fortement accrues, pourrait alors constituer un formidable levier pour le financement d’activités d’avenir.

Forte de ces instruments, la politique industrielle devra privilégier des domaines d’action prioritaires. L’un d’entre eux est aisé à identifier : la France et l’Union européenne doivent lancer un nouveau « grand programme » pour promouvoir la transition écologique et énergétique (voir chantier no 1). Ceci suppose de mobiliser entreprises, territoires, centres de recherche et secteur bancaire public dans un effort coordonné et de longue haleine. Le développement des énergies renouvelables, l’isolation thermique des bâtiments, la rénovation urbaine, la mise en place de processus productifs innovants, l’essor de produits à longue durée de vie, économes en énergie, seront les vecteurs de l’économie de l’avenir dans laquelle la France et l’Europe doivent rapidement prendre leur place.

Une action tenace et multiforme visant à assurer la montée en qualité des productions constitue une autre exigence de la politique à promouvoir. La préconisation n’est pas de « fuir » vers des produits haut de gamme mythiques ou vers les produits de luxe. La montée en qualité doit s’appliquer à tous les niveaux de la gamme, y compris pour les produits les plus simples dits d’entrée de gamme. Le succès commercial de Dacia, comme hier celui de l’entreprise suisse Swatch, montre l’importance de ces politiques pour des organisations faisant une large place à la qualification et à l’initiative des salariés en matière d’innovation.

Enfin, pour que ces politiques soient possibles, il est impératif d’assouplir le verrou de la politique de la concurrence de l’UE en autorisant des aides particulières des États dans les secteurs stratégiques ou porteurs d’avenir et en permettant aux PME de bénéficier d’avantages ou d’aides. La création de fonds régionaux adossés aux collectivités locales – à l’image de ce que font les Länder en Allemagne – permettrait de soutenir activement les PME.

NOS PROPOSITIONS

Promouvoir un nouveau « grand programme » de la transition écologique et énergétique.

 

Assouplir les règles de la concurrence au sein de l’UE et soutenir activement les PME via la création de fonds régionaux adossés aux collectivités locales.

 

Constituer un fonds souverain à partir des actifs de l’Agence des participations d’État et des ressources de la Caisse des dépôts.

 

Élargir les compétences et accroître les moyens de la BPI, réformer la BEI pour qu’elle finance les investissements à long terme prioritaires.