Chantier no 5  DES SALAIRES ÉLEVÉS POUR SOUTENIR L’ÉCONOMIE

 

Dans une perspective néolibérale, le travail est une marchandise comme une autre. La baisse des salaires (ou des cotisations sociales) est la solution au chômage : en rendant la main-d’œuvre moins chère, elle incite les employeurs à embaucher. À l’inverse, le salaire minimum et les législations protectrices sont considérés comme des rigidités et des entraves à l’embauche.

Les politiques menées dans la zone euro sont en outre justifiées par l’idée selon laquelle la dévaluation monétaire étant impossible, les États membres amélioreront leur compétitivité par une combinaison de dévaluation intérieure (baisse des salaires et des prestations sociales) et de réformes structurelles (allègement du droit du travail, flexibilité accrue de l’emploi). Mais la mise en œuvre de cette orientation aboutit aujourd’hui à un résultat catastrophique : l’Europe glisse dans la déflation, condamne une grande partie de sa population au chômage, détériore la qualité des emplois et la situation des salariés. Ce modèle est en crise. Rompre avec lui suppose notamment de revaloriser les salaires.

Les impasses de la modération salariale

Depuis les années 1980, la part des salaires dans la valeur ajoutée a diminué dans la plupart des pays d’Europe. Cela s’explique à la fois par un rapport de force défavorable aux salariés et par les politiques de « modération salariale » menées au nom de la lutte contre le chômage par tous les gouvernements. Le raisonnement à l’appui du tournant vers la rigueur dans les années 1980 était que les profits d’aujourd’hui feraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Trente ans plus tard, le chômage est à un niveau très élevé et les inégalités se sont creusées, non seulement entre salariés et détenteurs de capitaux, mais aussi au sein du salariat.

Certes, depuis 2008, le taux de marge des entreprises (la part des profits dans leur valeur ajoutée) s’est dégradé. Les néolibéraux y voient un argument supplémentaire pour durcir l’austérité salariale. Ce n’est pourtant pas l’évolution des salaires qui est en cause : ceux-ci stagnent ou régressent avec la hausse du chômage. En revanche, la combinaison des austérités salariale et budgétaire déprime la demande, les entreprises sous-utilisent leur capacité de production, puis la réduisent, ce qui finalement fait diminuer leurs marges.

Les inégalités de salaires ont fortement augmenté. Les salaires des 1 % de salariés les mieux payés ont connu une hausse vertigineuse de leur rémunération, de sorte qu’ils reçoivent en moyenne sept fois le salaire moyen (soit onze fois le Smic). En bas de l’échelle, le salaire minimum a rattrapé une part croissante des salariés.

L’explication libérale des inégalités salariales et du chômage des travailleurs non qualifiés est fondée sur les différences de productivité. Les salaires seraient déterminés par les productivités individuelles. La productivité des hauts salaires aurait fortement augmenté tandis que le salaire minimum aurait dépassé celle des travailleurs non qualifiés. Mais la productivité n’est pas une caractéristique individuelle ! Bien sûr, les capacités des individus, liées à l’éducation et à l’expérience, sont diverses. Mais elles ne sont que des conditions de la création de valeur. Celle-ci est fondamentalement le résultat d’un travail collectif. Elle ne peut être observée qu’au niveau de l’entreprise. Sa répartition entre les salariés est donc affaire de conventions et de rapports de force. Le raisonnement fondé sur les différences de productivité est incapable de rendre compte de la disparité des salaires des travailleurs non qualifiés dans le monde, comme de l’envolée des très hauts revenus. Celle-ci provient en fait de la financiarisation des entreprises, puissant moyen pour que les « élites » (actionnaires et dirigeants) captent une part croissante de la valeur ajoutée.

La contradiction s’approfondit entre, d’un côté, une organisation du travail qui requiert des coopérations de plus en plus fortes entre salariés et, de l’autre, des pratiques de « management » qui organisent, au sein même des entreprises et des collectifs de travail, diverses formes de concurrence entre les salariés. Cette tension entre le caractère de plus en plus collectif de la production de richesses et des formes de plus en plus individualisées de reconnaissance de ce travail atteint aujourd’hui des niveaux insupportables. C’est ainsi que la rémunération des traders et des spéculateurs est devenue exorbitante alors même que leur principale activité consiste à organiser des paris sur la valeur de cette production collective.

Afin de dissiper l’anomie (la désintégration des normes sociales) qui gagne nos sociétés, il importe de définir des repères communs, notamment pour les salaires minimum et maximum. Il est inacceptable qu’un salarié n’ait pas les moyens de satisfaire ses besoins élémentaires. De même, l’absence de plafond aux plus hautes rémunérations ne doit plus être admise.

La logique régressive des exonérations et de la flexibilité

À partir de 1993, sous prétexte de lutter contre le chômage des moins qualifiés, la France a été pionnière – preuve que des réformes radicales ont bien été introduites dans notre pays – en matière d’exonération de cotisations sociales employeurs sur les bas salaires. En ce qui concerne le Smic, la baisse du taux de cotisation pour l’employeur atteint aujourd’hui 28 points. Cette politique extrêmement coûteuse (plus de 20 milliards d’euros par an) enferme des travailleurs dans des emplois à bas salaire, sans perspective de promotion. Au total, elle ne crée que peu d’emplois : la plupart des entreprises concernées reçoivent des aides pour des emplois qu’elles auraient de toute façon créés ; d’autres créent des emplois précaires mal rémunérés au détriment d’entreprises plus soucieuses de la qualité de l’emploi. Cette politique n’a pas réussi à lutter contre le chômage des jeunes et des moins qualifiés. Loin de tirer les leçons de cet échec, le Cice et le pacte de responsabilité amplifient ces exonérations.

Les mesures de flexibilisation de l’emploi ont provoqué une montée progressive des emplois atypiques : temps partiel, CDD, intérim, contrats aidés… Leur développement a accru la précarité et la pauvreté, en particulier pour les jeunes et les femmes non qualifiées. De même, l’Allemagne a fait le choix de créer des emplois majoritairement à temps partiel. Au Royaume-Uni, se développent des « contrats zéro heure », sans durée de travail affichée, qui permettent d’embaucher des salariés à la tâche. D’autres contrats au rabais se sont développés partout en Europe : les « mini-jobs » en Allemagne, les « reçus verts » au Portugal… Aujourd’hui, l’emploi ne protège plus de la pauvreté.

Les réformes néolibérales ont consisté à diminuer les allocations chômage et les minima sociaux, pour inciter les travailleurs précaires à accepter une activité même très peu rémunératrice. Cela entretient la précarité et la pauvreté laborieuse. C’est le cas en France avec la prime pour l’emploi et le RSA activité.

Pour des salaires élevés

Les salaires soutiennent la consommation, donc la demande adressée aux entreprises, l’activité économique et le niveau de l’emploi. La recherche d’un enchaînement économique favorable passe par la revalorisation régulière des salaires et du salaire minimum, ainsi que par des emplois stables permettant un essor de la consommation. Au contraire, le creusement des inégalités de revenus se traduit par un déficit permanent de demande qu’il faut combler par une financiarisation croissante qui se termine en crise financière.

L’économie mondiale souffre d’un problème de demande globale. Dans la plupart des pays, les dirigeants plaident pour la hausse des salaires. C’est le cas aux États-Unis (Barack Obama s’est prononcé pour une hausse du salaire minimum de 40 %) et même en Chine (où le salaire minimum a fortement augmenté ces dernières années). Seule l’Europe s’acharne dans l’austérité salariale, alors même qu’elle connaît un fort excédent commercial. L’Europe a besoin d’un choc de répartition, d’une hausse des bas et moyens salaires (et des prestations sociales), laquelle devrait être plus prononcée dans les pays qui accumulent des excédents (Allemagne, Autriche).

Fondamentalement, la compétitivité ne passe pas par la réduction du coût du travail et la dégradation de la qualité de l’emploi.

Contrairement à ce qu’affirme la doxa dominante, le Smic n’est pas un obstacle à la compétitivité. Il participe au contraire à la régulation des salaires, il influence les négociations collectives. Son relèvement contribue à la réduction de la pauvreté et des inégalités. Le salaire minimum contribue à la cohésion sociale comme à la cohésion à l’intérieur de chaque entreprise.

La compétitivité dépend d’abord du coût du capital qui pèse de plus en plus lourd, compte tenu des exigences accrues de rentabilité financière. Réduire les distributions excessives de dividendes est prioritaire. Pour un pays comme la France, la compétitivité à long terme dépend surtout de facteurs hors coût, comme la qualité des produits ou leur caractère innovant. Elle devra aussi dépendre de plus en plus de leur durabilité et de leur compatibilité avec des exigences écologiques. Or la qualité, la durabilité et le caractère innovant des produits sont liés à la façon dont les travailleurs sont traités dans leur entreprise.

Pour une valorisation des carrières professionnelles, priorité au CDI

La promotion des salariés est donc un enjeu économique essentiel. Il conviendrait en particulier de réduire la pénibilité de certains emplois et de mettre en place des évolutions de carrière assurant qu’un travailleur ne sera pas affecté trop longtemps à un poste pénible. Chaque entreprise (sur une base mutualisée pour les PME) doit élaborer des plans de carrière permettant, par exemple, à un jeune qui commence comme magasinier de pouvoir accéder à un poste de chef de rayon, de gérant de magasin. Une autre mesure déterminante serait d’instaurer une « sécurité professionnelle » assurant que les droits sociaux des salariés soient maintenus quand ils changent d’entreprise ou connaissent une période de chômage. En somme, il importe de développer la capacité « employeur » des organisations, publiques comme privées, c’est-à-dire de leur apprendre à recruter, à former, à valoriser les qualités individuelles et collectives, à proposer des évolutions de carrière. Il s’agit ainsi de prendre au sérieux l’idée de construction de parcours professionnels en impliquant l’employeur et la collectivité, au lieu d’en faire un impératif relevant de la seule responsabilité individuelle.

Que les entreprises se préoccupent de maintenir et de développer les qualifications de leurs salariés, plutôt que de les exploiter au maximum et de les envoyer au chômage quand ils deviennent moins productifs : voilà un élément du développement économique de la nation.

Le principal facteur des inégalités de revenus du travail n’est pas le salaire horaire mais la durée d’emploi sur l’année. Il importe donc de stabiliser les emplois et leur durée, en limitant l’usage des emplois atypiques à des situations exceptionnelles bien définies et collectivement négociées. Le contrat à durée indéterminée à temps complet doit redevenir une norme partagée. Il favorise l’inscription des salariés dans les collectifs de travail, et la stabilité de ces collectifs. Il contribue à soutenir la consommation et l’investissement. De même, le recours à la sous-traitance doit être rigoureusement limité car il fragmente le salariat et développe des conditions indignes en ce qui concerne le statut, la carrière, les horaires et parfois même la sécurité. En sens inverse, la pratique du « parachutage » devrait disparaître, ainsi que les avantages (retraite-chapeau) réservés à une certaine catégorie de personnel. La hiérarchie des salaires devrait être réduite dans chaque entreprise (de 1 à 20, puis de 1 à 10 demain avec un objectif de 1 à 5) grâce à des grilles de salaires et des conventions collectives plus contraignantes, stipulant des écarts maximaux de salaires et limitant l’individualisation des rémunérations.

NOS PROPOSITIONS

Réduire les inégalités de statuts dans les entreprises en limitant le recours à la sous-traitance, aux CDD, aux temps partiels subis.

 

Réduire les inégalités de salaires dans les entreprises.

 

Étendre le champ de la négociation collective obligatoire aux évolutions de carrière.

 

Mettre en place un programme européen de revalorisation des bas et moyens salaires (avec hausse plus élevée dans les pays dégageant des excédents commerciaux), via notamment la généralisation du salaire minimum.