« Le trou de la Sécu est abyssal », « les jeunes cotisent pour rien, ils n’auront pas de retraite » : les propos catastrophistes sont légion. Les compagnies d’assurances privées se frottent les mains : ce discours encourage ceux qui en ont les moyens à se tourner vers elles.
Contre ce catastrophisme, il convient de prendre la mesure du « mieux-être social » qu’a permis et que permet encore la protection sociale. Ce grand progrès du XXe siècle est-il encore viable ? Non, répondent les libéraux. Oui, répondons-nous, à condition d’accepter de « cotiser dans la bonne humeur1 ».
En France, les dépenses de protection sociale représentent un tiers du PIB. La mission du système d’assurance sociale salariale est de protéger les salariés contre les conséquences économiques de la perte d’emploi ou de la maladie. Il permet aux retraités de bénéficier d’une pension publique leur assurant un niveau de vie proche de celui que leur procurait leur revenu d’activité. Ce système d’assurance sociale est complété par des prestations universelles. L’assurance-maladie assure à chacun le remboursement de ses soins de santé. Les prestations familiales sont destinées à garantir aux familles un niveau de vie proche de celui des ménages sans enfants. Elles financent en partie la garde et le soin des très jeunes enfants. Enfin, des prestations garantissent un revenu minimum aux ménages les plus pauvres.
Le système de protection sociale permet un mieux-être de la population. Ses conditions de vie, notamment à l’âge de la retraite, se sont considérablement améliorées. La population française est globalement bien couverte. La protection sociale publique est redistributive : les prestations dépendent des besoins, quand les cotisations dépendent des revenus. La redistribution est à la fois « verticale », entre riches et pauvres, et « horizontale », entre les ménages sans enfants et les familles, les actifs et les retraités, les salariés et les chômeurs…
La protection privée demanderait au contraire à chacun de cotiser selon ses risques : les familles nombreuses, les personnes âgées ou en mauvaise santé devraient payer plus cher pour s’assurer. Certains risques ne peuvent être couverts par des assurances privées. Celles-ci ne sont pas en mesure de faire face à un choc de grande ampleur. Elles ne peuvent assurer l’indemnisation de l’ensemble des actifs en cas de chômage de masse durable. Elles ne peuvent garantir un niveau de pension indexé sur des salaires futurs, car la pension qu’elles versent dépendrait des rendements aléatoires des marchés financiers et de l’évolution de l’espérance de vie. Elle est coûteuse, car la concurrence entre opérateurs entraîne des frais de gestion colossaux (entre 30 % et 40 % pour les assurances de santé privées américaines, moins de 5 % pour la Sécurité sociale en France).
La protection sociale publique est source d’efficacité économique car elle contribue à soutenir massivement le revenu des ménages, à fournir aux entreprises une main-d’œuvre disponible, bien formée, en bonne santé. Il y a cependant lieu de l’améliorer car il y a des trous dans le filet : les jeunes et les pauvres, en particulier, sont particulièrement mal couverts : 35 % des familles monoparentales sont sous le seuil de pauvreté. La société dépense très peu, à la fois pour le chômage et la pauvreté (le RSA, par exemple, coûte moins d’1 % du PIB). Et les politiques menées ces trente dernières années n’ont eu de cesse de défaire ce qui marchait plutôt bien, de fragiliser le financement pour mieux réduire ensuite les prestations sociales, arguant du « trou de la Sécu » qu’elles venaient de créer.
Le néolibéralisme cherche à réduire le champ de la protection sociale, pour trois raisons.
La première tient à la méfiance de la pensée libérale vis-à-vis de la protection sociale : en réduisant les inégalités de revenus, la protection sociale découragerait le travail. Ainsi, la « modernisation de la protection sociale » voulue par la Commission européenne demande que les prestations chômage et les minima sociaux « incitent à l’emploi », et que les réformes des retraites encouragent le report de l’âge de départ. Sous couvert de responsabilisation et d’incitation au travail, les prestations des chômeurs, des invalides, des femmes seules avec enfants seraient réduites. C’est là la ruse et le cynisme du néolibéralisme, qui réclame des baisses de prestations en période de chômage de masse, quand ce sont les emplois qui manquent et non la volonté de travailler.
La deuxième raison résulte de la charge patronale contre les cotisations sociales, accusées d’augmenter inconsidérément le coût du travail et d’empêcher les créations d’emplois. C’est oublier que ces cotisations sont une forme de salaire indirect. Les mal nommées « charges sociales » financent la protection sociale. Réduire les cotisations, c’est donc mécaniquement réduire le niveau de vie des ménages. C’est imposer aux salariés d’être moins bien protégés, ou de payer davantage pour avoir droit à une protection.
La troisième raison, enfin, est que la protection sociale suscite la convoitise des assurances privées, qui voudraient s’emparer de sa partie la plus rentable : la protection maladie et retraite des salariés des grandes entreprises. Les assureurs privés pourraient assurer ces salariés à des tarifs compétitifs puisqu’ils n’auraient à prendre en charge ni les retraités actuels ni les personnes en mauvaise santé, ni les salariés précaires. Ils disposeraient ainsi de fonds importants, qu’ils pourraient investir à leur guise en touchant des commissions.
Oui, il faut assurer un niveau de vie satisfaisant aux enfants. Cela passe par des prestations familiales, universelles, mais aussi par des prestations spéciales pour les familles pauvres. Cela passe aussi par la gratuité du service public de la petite enfance et des activités périscolaires.
Oui, en situation de chômage de masse, il faut prolonger la durée d’indemnisation, compte tenu du niveau et de la durée du chômage. Le chômage ne vient pas du fait que les jeunes ou les chômeurs ne veulent pas travailler, mais d’un déséquilibre macroéconomique.
Oui, les minima sociaux doivent être revalorisés, et leur évolution doit être indexée sur celle du salaire moyen. Le RSA-activité, qui est un échec avec deux tiers de non-recours, doit être repensé. C’est le Smic qui doit assurer la reconnaissance et la rémunération du travail (et pas le RSA, la prime pour l’emploi ou des exonérations de cotisations salariés) ; et il faut aider les familles pauvres avec enfants, que les parents soient au chômage ou en précarité.
Oui, il faut maintenir un système public de retraite assurant aux retraités un niveau de vie proche de celui des actifs, et le compléter par un système public étendu de prise en charge de la dépendance. Dans la société sobre et écologiste de demain, la production marchande ne sera plus l’impératif à maximiser à tout prix. La retraite à taux plein pourrait être accordée après 40 années de cotisation, les années de travaux pénibles comptant pour cinq trimestres. Il sera possible à ceux qui le souhaitent de travailler plus longtemps, mais sans acquérir de droits supplémentaires à la retraite.
Oui, il faut restaurer l’universalité de l’assurance-maladie. Tous les soins nécessaires doivent être remboursés, les économies étant à rechercher dans une gestion rigoureuse, visant à réduire les coûts induits par la contagion du libéralisme. Cela suppose de contrôler les revenus des professionnels de santé, de lutter contre les dépassements d’honoraires, contre l’intrusion du capitalisme dans les laboratoires et les cliniques, et de surveiller les rapports coût/avantages des médicaments. La prévention peut être reconstruite et systématisée, des alternatives à la pratique libérale de la médecine peuvent être développées, notamment dans les dispensaires municipaux ou professionnels.
Les libéraux ont toujours argué que la protection sociale n’était pas « viable ». L’histoire leur a donné tort. Grâce au progrès social, avec la protection sociale en son cœur, l’espérance de vie a augmenté considérablement au cours du dernier siècle (de 50,5 ans en moyenne en 1913 à 81,8 ans en 2013). Ce qui était vrai hier le sera demain, du moins si les sociétés s’en donnent les moyens.
Il est légitime que les entreprises cotisent pour la protection sociale. Celle-ci leur permet de bénéficier d’une main-d’œuvre disponible, qui se renouvelle (en partie grâce aux prestations familiales) et est en bonne santé (grâce à l’assurance-maladie). Par la cotisation, les entreprises contribuent à l’entretien des salariés qu’elles emploient. Réduire ces cotisations revient à les dédouaner de leur responsabilité. Le système public assure une mutualisation des risques utile aux entreprises. Il leur évite le risque d’un alourdissement du ratio retraités/cotisants qui a fragilisé certaines entreprises américaines ou britanniques. Actuellement, les entreprises qui licencient, qui versent plus de dividendes et moins de salaires que les autres s’exonèrent pour partie du financement de la Sécurité sociale. Élargir l’assiette des cotisations sociales (aux profits distribués sous forme de dividendes, voire à l’ensemble de la valeur ajoutée) permettrait de faire contribuer toutes les entreprises de manière plus équitable.
Il est légitime que les prestations sociales soient indexées sur les salaires. Les chômeurs, les familles, les retraités doivent bénéficier de la croissance, de la même façon que les salariés. Il est légitime que tous les salaires et que tous les revenus du capital contribuent au financement des prestations. Des niches sociales ont été réduites récemment, mais il en reste encore, comme les exonérations des plus-values transmises par décès ou donation. Les exonérations de cotisations des employeurs sur les bas salaires fragilisent le financement de la Sécurité sociale. S’y ajoute maintenant la promesse de l’État de supprimer les cotisations familiales des employeurs. Les salaires doivent être suffisamment élevés pour supporter les cotisations des salariés. Les éventuelles exonérations de cotisations des employeurs doivent être considérées comme des subventions et soumises à des engagements effectifs des entreprises quant aux emplois, aux salaires, à la formation de la main-d’œuvre.
Avec le vieillissement de la population, les besoins ont tendance à augmenter, ce qui nécessitera une hausse des cotisations (ou contributions) sociales. Celle-ci sera d’autant mieux acceptée qu’elle sera la contrepartie de prestations garanties, solidaires et de qualité. Oui, il faut dire aux jeunes qu’ils ne cotisent pas pour rien, qu’ils ont et auront droit à des soins médicaux et à une retraite publique, que les cotisations qu’ils paient aujourd’hui, s’ils ont la chance de travailler, sont nettement plus basses que les primes qu’ils devraient payer auprès d’une compagnie d’assurances.
Garantir le niveau et la qualité des prestations en contrepartie de hausses de cotisations. La part de la valeur ajoutée affectée au financement de la protection sociale doit continuer à augmenter.
Indexer l’évolution des prestations sociales sur celle des salaires, revaloriser les prestations qui ont subi un « décrochage » par rapport à cette évolution. Revaloriser les minima sociaux et étendre la couverture chômage.
Se battre au niveau européen pour que le maintien et le développement du modèle social européen soit un des objectifs prioritaires de l’UE, que les normes sociales aient la même importance que les normes économiques.
1 Selon l’expression de Jean-Paul Piriou, Le Monde, 9 mai 2003.