Les marchés financiers ont une responsabilité écrasante dans les crises à répétition qui frappent les économies depuis trente ans. La dérégulation entamée dès les années 1970 a permis un développement considérable des institutions et des marchés financiers. Ceux-ci ont créé ou récolté des masses énormes de capitaux à rentabiliser, ont imposé des normes de rentabilité excessives aux entreprises, ont favorisé le développement de l’endettement privé et public, et ont fait jaillir périodiquement des bulles financières et immobilières. La crise de 2007 l’a montré : les marchés financiers sont avides, instables, aveugles. Un jour, les bulles éclatent, les rentabilités promises ne sont pas au rendez-vous, et cet éclatement assèche l’économie réelle. Les banques cessent de prêter, des entreprises ne peuvent plus emprunter, des ménages sont ruinés. L’État est contraint de venir à leur secours, ce qui déséquilibre les finances publiques et sert de prétexte à une cure d’austérité.
Non seulement les marchés financiers sont une cause majeure d’instabilité, mais ils sont incapables de financer les besoins économiques, sociaux et environnementaux. L’Union européenne se trouve aujourd’hui face à une contradiction inacceptable : d’un côté, l’activité économique stagne et le chômage augmente, de l’autre, le volume des opérations financières s’accroît nettement. Des sommes colossales ont été prêtées par la BCE aux banques à des taux d’intérêt proches de zéro. Et pourtant, depuis début 2009, les crédits bancaires aux entreprises, indispensables à la reprise économique, ont été fortement contractés dans l’ensemble de la zone euro.
Depuis trente ans, les banques commerciales ont vécu dans l’idée que les activités traditionnelles d’octroi et de financement du crédit, de gestion des dépôts, étaient devenues peu rentables et qu’elles devaient chercher des rentabilités plus élevées sur les activités de marché. Le trader a détrôné le spécialiste du crédit. Au lieu de développer leurs activités de crédit à leurs clients traditionnels, les banques ont privilégié les activités de marché (placements boursiers, ingénierie financière) et se sont tournées vers les produits et marchés spéculatifs. C’est le modèle de « banque universelle ». Les banques ont développé la titrisation, qui leur permet de vendre leurs créances sous forme de titres et de transférer leurs risques à des agents financiers non bancaires, tels que les fonds spéculatifs. Elles ont ainsi abandonné l’une de leurs fonctions principales, la gestion des risques, à des acteurs de marché peu régulés. La finance a étouffé la banque traditionnelle. La crise de 2007-2008 a montré les conséquences désastreuses de ces choix aventureux.
Les banques universelles sont une menace pour la stabilité du système financier car elles sont trop grosses et trop interconnectées. En cas de crise systémique (la défaillance d’une institution entraîne la chute des autres), l’État se trouve obligé de venir en aide aux banques en difficulté. Celles-ci bénéficient donc d’une garantie implicite de l’État, véritable gage de sécurité aux yeux des prêteurs. Cela permet aux grandes banques d’emprunter à des taux moindres que ceux consentis à des établissements plus petits ou plus spécialisés. Cette garantie peut devenir coûteuse pour les finances publiques. Elle encourage les banques systémiques à prendre des risques croissants puisque, en cas de crise, elles ont l’assurance d’être secourues. Cela entraîne une croissance excessive de la taille du secteur bancaire par rapport aux autres secteurs de l’économie, dont il détourne les ressources.
Ces mutations ont donné lieu à l’émergence d’un système bancaire parallèle, qualifié de « banques de l’ombre ». Y participent les banques d’investissement, les fonds spéculatifs, les fonds d’investissement, les fonds de pension, les sociétés d’assurance. Échappant à la surveillance des autorités, les « banques de l’ombre » ont été le rouage principal de la crise financière internationale.
La logique aurait voulu qu’il soit mis fin aux opérations qui ont failli entraîner l’effondrement du système financier international. Il n’en est rien ! Après une contraction en 2008, à la suite des frayeurs causées par la crise, les activités de la finance toxique ont redémarré de plus belle. Ainsi en est-il des opérations sur produits dérivés (notamment les fameux CDS [credit default swaps]) qui ont causé la faillite de Lehman Brothers et de l’assureur AIG en 2008. Ces opérations ont retrouvé en 2013 le niveau d’avant-crise et représentent dix fois le produit mondial brut.
Sous la pression du lobby financier, Michel Barnier, le commissaire européen chargé des services financiers, ainsi que les autorités françaises, ont décidé en mars 2014 de soutenir le retour des techniques de titrisation, pourtant responsables du déclenchement de la crise des subprimes. L’objectif proclamé est de financer la reprise de l’économie européenne en panne, avec l’idée qu’il existerait une « bonne » titrisation, mieux régulée. Les banques ne se sont pas fait prier pour passer à l’acte ! La dernière innovation est le « placement privé » par lequel les investisseurs rachètent aux banques leurs portefeuilles de prêts. La Société générale a ainsi vendu à l’assureur AXA, 80 % de ses prêts aux PME à plus de cinq ans.
Il faut mettre fin à cette dérive dangereuse de la finance pour éviter de nouvelles crises. Des réformes radicales du système bancaire et financier sont nécessaires pour faire face aux enjeux considérables auxquels nos sociétés sont confrontées. À court terme, il s’agit d’orienter en priorité les financements vers le secteur productif pour sortir les pays de la dépression. À long terme, il est vital de mobiliser les ressources indispensables au financement de la transition énergétique. Les réformes décidées par les gouvernements et les autorités européennes ne sont pas à la hauteur de ces enjeux car elles ne remettent pas en cause la domination de la finance. C’est le cas de l’Union bancaire européenne décidée en 2013 qui, tout en renforçant la supervision des banques, ne s’attaque pas au modèle dangereux de la banque universelle.
Les banques sont nécessaires à l’économie car, sur le plan macroéconomique, un investissement net nécessite une création monétaire que les banques sont seules capables de faire. Mais elles doivent être profondément réformées.
La première réforme doit procéder à une séparation stricte des activités de banque de détail, tournées vers le financement de l’économie, et des activités de banque d’investissement, consacrées à des opérations de marché à caractère spéculatif. Il s’agit de restructurer le système bancaire.
D’un côté, existeront des banques publiquement garanties, destinées à prêter aux entreprises, aux ménages, aux collectivités locales, aux États. Ces banques n’auront pas le droit de spéculer sur les marchés financiers, ni de prêter aux spéculateurs, ni de mettre en place des produits compliqués (emprunts toxiques par exemple). Elles pourront proposer à leurs clients de prêter directement aux États et aux collectivités locales. Elles pourront aussi développer les livrets de développement durable, pour financer la transition écologique, certains proposant une rémunération faible mais garantie, d’autres pouvant associer les épargnants qui le souhaitent aux risques industriels.
Afin d’assurer les financements à long terme, particulièrement pour accompagner la transition écologique, un secteur public bancaire et financier est nécessaire. L’expérience montre que les banques privées, gouvernées par l’objectif de rentabilité à court terme, ne peuvent remplir cette fonction. Les pays européens ont besoin de banques publiques de développement, qui se refinanceront auprès de la BCE et qui seront capables d’assurer le financement d’investissements publics ou privés socialement et écologiquement utiles, de fournir des fonds propres et du capital-risque aux PME et aux ETI. Les institutions financières actuelles, telles que la Banque européenne d’investissement, doivent être transformées pour contribuer à cette tâche. Pour qu’elles financent les projets d’intérêt général, les banques doivent être gérées démocratiquement, et non dans l’intérêt des actionnaires. Seules des banques réellement coopératives ou publiques peuvent satisfaire cette exigence, encore doivent-elles être socialement gérées, c’est-à-dire sous le contrôle de l’ensemble des parties prenantes (pouvoirs publics, représentants des employeurs mais aussi des salariés, du monde associatif, en particulier écologiste). En parallèle, doit aussi se développer une finance solidaire et écologique (les « communs » du crédit dont la Nef est un premier exemple).
D’un autre côté, les banques de marché ou d’affaires, comme toutes les « banques de l’ombre » ne pourront plus bénéficier du financement de la BCE et de la garantie de l’État, et ce, afin de protéger les contribuables et de réduire les incitations à la prise de risque inconsidéré. Les banques de détail, et donc l’épargne des déposants, ne pourront plus être mobilisées pour financer les institutions spéculatives, ce qui réduira la taille de ces institutions et les empêchera d’utiliser l’effet de levier (financer des opérations risquées avec des crédits bancaires à bas taux d’intérêt). Le contrôle étroit des marchés doit provoquer la disparition des marchés de gré à gré, opaques et non régulés. Une autorisation de mise sur les marchés sera nécessaire pour les nouveaux produits financiers, après vérification de leur utilité sociale et de leurs risques.
Dans l’intention de décourager la spéculation, malgré l’opposition du lobby financier, une taxe sur l’ensemble des transactions financières, incluant toutes les opérations sur produits dérivés, devra être instituée en appliquant les règles édictées par la directive européenne de 2013.
La confiance du public vis-à-vis des secteurs bancaire et financier ne sera rétablie que si la finance, enfin domestiquée, est mise au service de la société.
Séparer strictement les banques de détail des banques d’investissement.
Imposer une autorisation obligatoire de mise sur les marchés pour tout nouveau produit financier. Taxer les transactions financières afin de décourager la spéculation. Fermer les marchés de gré à gré opaques et non régulés.
Instaurer un contrôle démocratique des banques par les pouvoirs politiques et refonder leurs instances de direction afin d’y intégrer de nouvelles parties prenantes.