La monnaie occupe une place prépondérante dans la société et dans l’économie. Elle est au cœur de nombreux mécanismes indispensables à l’équilibre de l’une et au fonctionnement de l’autre. La monnaie n’est pas seulement un instrument économique, c’est une véritable institution sociale. Il n’est donc guère étonnant que la création monétaire, les objectifs qu’on lui assigne, les institutions et les modalités pour la contrôler, soient des questions tant discutées.
Les banques commerciales assurent la majeure partie de la création monétaire. Elles le font principalement lorsqu’elles accordent des crédits à leurs clients ou quand elles achètent des titres, en particulier des titres de la dette publique. Cette possibilité de création monétaire n’est certes pas infinie, elle est notamment limitée par la capacité des banques à se procurer de la « monnaie centrale », émise par la banque centrale, qui est la banque des banques. Cette dernière peut agir sur l’activité des banques en utilisant de multiples instruments, notamment le taux d’intérêt directeur, celui auquel les banques se refinancent auprès d’elle, lequel influe sur le coût du crédit proposé aux entreprises et aux ménages.
Quels doivent être les objectifs de la politique monétaire ? Cette question fait l’objet de discussions importantes parmi les économistes. Selon les monétaristes, la création monétaire n’a pas d’effet sur le niveau d’activité : elle n’influence que le niveau des prix. L’objectif assigné à la banque centrale est alors facile à définir : assurer la stabilité des prix. C’est exactement ce que les traités européens et les statuts de la BCE ont avalisé.
Pourtant, ce sont les demandes de crédit des entreprises et des ménages qui déterminent fondamentalement la création monétaire. Dans une optique keynésienne, la distribution du crédit, et donc la politique monétaire, influence le niveau de l’investissement et celui de la demande. La banque centrale et les banques elles-mêmes peuvent simplement favoriser ou décourager cette demande de crédit. L’inflation (ou la déflation) n’est pas d’origine monétaire : elle dépend de l’évolution des coûts de production, de la demande et des conflits de répartition des revenus, eux-mêmes influencés par la situation de l’emploi.
Ces divergences de vues ont des implications très importantes sur les objectifs assignés à la politique monétaire, à la banque centrale, ainsi qu’aux banques.
La création monétaire est indispensable : dans une économie monétaire, rien ne garantit que la production trouve face à elle une demande satisfaisante. Les revenus issus de la production peuvent être épargnés. En sens inverse, le crédit permet de susciter une demande qui n’a pas pour origine les revenus générés par la production. L’un des rôles de la politique monétaire est donc d’ajuster la demande et l’offre. Pour ce faire, la banque centrale doit contrôler en permanence les conditions de distribution du crédit. Une surabondance de crédits, accordés trop facilement, peut conduire à la surchauffe, aboutir à de l’inflation ou générer des bulles financières et immobilières (comme lors des années ayant précédé la crise de 2007) ; une insuffisance du crédit provoque chômage et récession. Mais il serait faux de croire que la politique monétaire peut tout et en toutes circonstances : faciliter l’obtention de liquidités des banques commerciales auprès de la banque centrale et diminuer les taux d’intérêt directeurs peuvent être très insuffisants comme on le constate depuis 2010 en Europe. C’est pourquoi il est indispensable que la politique monétaire soit cohérente avec la politique budgétaire ; c’est la condition de leur efficacité. Il convient donc de placer la banque centrale sous le contrôle du gouvernement et des élus afin que ceux-ci soient en mesure d’atteindre leurs objectifs économiques. La déflation qui menace l’Europe depuis 2013 suppose une sortie de l’austérité salariale et budgétaire.
La banque centrale est aussi traditionnellement la banque de l’État. L’État peut financer ses dépenses par l’impôt, par l’emprunt sur les marchés financiers et auprès des institutions financières. Si nécessaire, il peut avoir recours à la Banque centrale. Cette possibilité, même s’il ne l’utilise pas, fait de la dette publique un actif sans risque, par conséquent émis au taux le plus bas. L’État ne peut pas faire faillite puisque la banque centrale peut toujours le financer.
Depuis les années 1980, une tout autre conception de la politique monétaire s’est imposée. La norme est devenue une banque centrale gérée par des banquiers centraux indépendants des pouvoirs politiques, c’est-à-dire n’ayant pas à rendre de comptes aux peuples. Son indépendance serait garantie par une carrière dans la banque (chez Goldmann Sachs par exemple). Dans cette conception, la banque centrale a pour mission primordiale la lutte contre l’inflation (et tout particulièrement l’inflation salariale). Le poids de la finance dans la conduite de la politique monétaire s’est ainsi fortement accru.
Contrairement à d’autres banques centrales, notamment la Réserve fédérale américaine (la Fed), la BCE n’est pas censée se préoccuper de la croissance et de l’emploi. Elle n’a pas non plus d’objectif de taux de change, considérant qu’il revient au marché de fixer la valeur de l’euro. De plus, si elle est obsédée par l’évolution des prix des biens et services, la BCE ne se préoccupe pas de l’instabilité des prix d’actifs (financiers, immobiliers), pourtant fort préjudiciable au fonctionnement de l’économie. Enfin, selon le traité même de l’Union européenne, la BCE ne garantit pas les dettes publiques, laissant les taux auxquels les États se financent dépendre des craintes et humeurs des marchés financiers.
Banque centrale la plus indépendante au monde, la BCE n’a de comptes à rendre ni aux gouvernements, qui doivent se plier à ses injonctions, ni au Parlement européen. Ce statut exorbitant découle de la conception étroite de la monnaie, défendue par la théorie économique orthodoxe, qui la réduit à un instrument d’échange au service des marchés, dont la neutralité est assurée par la stabilité des prix. Sa crise de légitimité provient de ce vice congénital.
Suite à la crise financière de 2007-2008, la BCE n’a pas lésiné pour soutenir les banques. À plusieurs reprises, elle a lancé des opérations massives de refinancement, en prêtant aux banques des sommes considérables à des taux très faibles, sans conditions véritables ni contreparties. Le nouveau programme TLTRO1 stipule enfin – il y avait donc bien un problème en l’espèce ! – des conditions de prêt aux entreprises, mais il demeure flou sur le contrôle et ne prévoit pas de pénalités en cas de non-respect des engagements. Ainsi, à l’occasion de la crise, la BCE a dû revoir sa vision étroite de sa mission (la seule stabilité des prix) pour lui adjoindre la sauvegarde du secteur bancaire.
Contrairement aux autres banques centrales, la BCE a initialement refusé d’intervenir pour garantir les dettes publiques, ce qui a attisé la crise des dettes souveraines dans la zone euro à partir de 2010. Ce n’est qu’en 2012 qu’elle a quelque peu infléchi sa politique en la matière (avec son programme OMT2, dans lequel elle a annoncé son intention d’intervenir si les marchés attaquaient un pays). Mais elle a subordonné toute aide aux États à des mesures d’austérité strictes – preuve à nouveau d’un traitement totalement asymétrique.
Il faut revenir à des principes basiques : la monnaie est une institution sociale et politique, elle est une représentation des valeurs de la société, elle constitue une richesse sociale. La banque centrale doit mettre l’emploi au premier plan de ses préoccupations. Son rôle étant foncièrement politique, ses gouverneurs doivent représenter l’ensemble des parties prenantes et par conséquent être originaires de l’industrie, du commerce, des services, mais aussi du syndicalisme, du secteur associatif, en particulier écologique.
Des réformes s’avèrent aujourd’hui indispensables :
– L’existence de la monnaie unique en Europe ne peut conduire à remettre en cause les principes qui fondent l’existence même de la monnaie. Il est essentiel que les dettes publiques des États membres redeviennent des actifs sans risques, ce qui implique une garantie par la BCE et donc la possibilité d’intervenir sur les marchés primaires. Les États doivent pouvoir s’endetter à bas taux. La garantie des dettes publiques par la BCE doit être totale dans le cadre d’une coordination des politiques économiques ayant pour objectif le plein-emploi et la résorption des déséquilibres à l’intérieur de la zone.
– Les normes de fonds propres, dites prudentielles, imposées aux banques3, sont inefficaces pour assurer la stabilité du système bancaire. Elles ont des effets pervers : elles amènent les banques à transférer leurs risques à des acteurs de marché peu régulés comme les fonds spéculatifs ou à arbitrer entre le crédit et les interventions sur les marchés financiers. Une séparation stricte entre les banques de dépôt et d’investissement est fondamentale et la BCE doit alors cesser de refinancer les secondes, comme nous le prévoyons dans le chantier no 12.
La mise en place de l’euro a abouti à une situation difficilement gérable dans laquelle une politique monétaire commune s’applique à des pays fortement hétérogènes. Le taux d’intérêt ne saurait rester le seul levier d’action de la politique monétaire, comme le montre la situation actuelle de la BCE dont le taux d’intérêt proche de zéro ne suffit guère à sortir la zone euro de la dépression économique. La BCE doit soutenir des politiques budgétaires expansionnistes. Les autorités monétaires ont la possibilité de mobiliser des instruments de régulation hors marché : taux de refinancement bonifiés pour favoriser certains projets (la transition écologique, le logement social), réserves obligatoires sélectives et progressives sur les crédits pour décourager l’emballement du crédit immobilier en cas de bulles immobilières…
Il serait souhaitable que la BCE ait une politique de change. Avec cette difficulté cependant : l’euro est aujourd’hui surévalué pour certains pays (ceux du Sud mais aussi la France), mais il est sous-évalué pour d’autres (ceux du Nord), la zone euro dans son ensemble dégageant des excédents importants au détriment du reste du monde. Ce dilemme montre bien que la politique monétaire unique, en l’occurrence de change, ne peut être réorientée si, dans le même temps, ne sont pas réorientés les autres volets de la politique économique, la politique budgétaire et la politique des revenus, en particulier, afin d’amener les pays excédentaires à réduire leur excédent « par le haut », c’est-à-dire par la hausse de leur demande interne.
Changer de politique monétaire suppose donc que la finance soit enfin mise au service de l’intérêt général et de la société dans son ensemble.
Élargir les objectifs de la BCE au plein-emploi et au soutien à l’activité.
Mettre de nouveaux instruments au service de ces objectifs : taux de refinancement bonifiés pour favoriser le financement de la transition écologique ou la réindustrialisation, réserves obligatoires spéciales pour décourager les activités spéculatives.
Faire garantir les dettes publiques par la BCE (par acquisition directe de titres si nécessaire) dans le cadre d’une coordination ouverte des politiques économiques. Changer les statuts de la BCE. Ils doivent prévoir un véritable contrôle démocratique de ses activités, notamment par le Parlement européen.