En 2014, le taux de chômage dans la zone euro est de plus de 11 %. Il dépasse même 25 % en Grèce et en Espagne. Après deux années de croissance négative, la zone est au bord de la déflation. Cela alimente inévitablement la défiance des peuples vis-à-vis de l’Union européenne, comme l’ont montré les résultats des récentes élections au Parlement européen.
Cette défiance est justifiée : la construction européenne est utilisée pour imposer des réformes structurelles libérales, pour réduire les dépenses publiques, pour mettre en cause le modèle social européen. La crise actuelle, qui est pourtant celle du capitalisme dérégulé et dominé par la finance, n’a pas conduit à rompre avec cette stratégie. Pire, les réformes mises en œuvre ont durci dans un sens libéral les règles de gouvernance.
Une rupture est nécessaire en Europe. Il existe des choix différents. Il faut en particulier refonder l’euro sur d’autres bases ou le remettre en cause. Le maintien en l’état ne peut conduire qu’à un approfondissement de la crise.
Les traités européens actuels ont imposé aux États des contraintes mortifères, qui se substituent à la mise en place de politiques coordonnées, rendant ainsi impossible toute stratégie commune de relance ou de bifurcation.
La Banque centrale européenne (BCE) a été conçue comme « indépendante » des pouvoirs politiques et donc de tout contrôle démocratique. Sa mission est d’assurer la stabilité des prix. Elle s’interdit a priori de soutenir l’activité économique ou l’emploi. Elle n’a pas le droit (contrairement aux banques centrales américaine ou anglaise) d’acheter directement des titres de dettes publiques, donc de garantir la solvabilité des États membres, qui est ainsi placée entre les mains des marchés financiers. Pire encore, la clause de « non-solidarité » entre États membres interdisait qu’un État en difficulté reçoive l’aide de ses partenaires ou de l’Union. Ainsi, les marchés financiers ont été installés par les traités comme « gardiens » chargés d’empêcher les « dérives » des finances publiques, alors que ce sont eux qui ont déclenché la crise par leur aveuglement.
L’Union n’a pas tiré les leçons de l’échec de la stratégie libérale de compétitivité à outrance et de financiarisation. Au contraire, les réformes mises en place ont rendu la gouvernance encore plus coercitive, au moyen de nouvelles « règles » :
– Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de 2012 durcit les normes budgétaires. Les finances publiques sont encore plus encadrées avec une pseudo « règle d’or » irréaliste (la norme de déficit public passe de 3 % à 0,5 % du PIB) et sans fondement économique. En cas d’écart, des règles d’automaticité de « retour à l’équilibre » aggraveront les difficultés.
– Huit règlements européens (le Six Packs puis le Two Packs) renforcent fortement la surveillance déléguée à la Commission européenne. Désormais, celle-ci évalue les budgets nationaux avant qu’ils ne passent devant les parlements et peut réclamer des changements. Un État qui n’obéit pas peut même être mis sous tutelle. Par contre, aucune stratégie coordonnée, de soutien à l’emploi notamment, n’est prévue.
– Le Mécanisme européen de stabilité (MES) a mis en place un système d’aide multilatérale aux États en difficulté financière. Cela peut sembler un progrès. Mais les aides sont soumises à une sévère cure d’austérité imposée aux pays bénéficiaires.
Avec une monnaie unique, les taux de change sont devenus intangibles dans la zone euro. Or, les variations de taux de change ont deux fonctions. À long terme, elles tendent à compenser les évolutions divergentes entre les pays (des coûts de production ou du solde extérieur). À court terme, elles permettent des dévaluations (réévaluations) destinées à ramener vers l’équilibre les soldes commerciaux. Seules des économies relativement homogènes ou qui possèdent de forts mécanismes de transfert et de solidarité (comme les régions d’un pays) peuvent durablement fonctionner avec une même monnaie. À l’inverse, il est très difficile de gérer une monnaie unique entre des pays dont les situations et les stratégies économiques diffèrent.
Or les conditions pour rendre viable l’euro n’ont pas été remplies : il n’existe ni coordination des politiques économiques permettant de rendre les politiques conjoncturelles nationales cohérentes entre elles, ni budget commun suffisamment important pour soutenir de grands projets structurants, ni accord pour éviter une concurrence délétère conduisant au dumping fiscal et social. Enfin et surtout, pas de coordination entre les pays membres et une Banque centrale européenne au service de l’économie réelle et des politiques économiques nationales.
Après une phase de relatif rattrapage, appuyée notamment sur la distribution de fonds structurels, l’euro a accru les divergences entre les pays. Il est clairement surévalué pour les pays du Sud (Espagne, Grèce, Portugal, mais aussi France) et sous-évalué pour les pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas). Ces derniers, ayant opté pour l’austérité au début des années 2000, engrangent des excédents commerciaux importants. Leur modèle consiste à réduire leur demande nationale et à prendre des marchés et des emplois aux autres pays. Les pays du Sud ont porté la croissance de la zone jusqu’en 2008, mais au prix d’un endettement privé et d’un déficit commercial insoutenables (jusqu’à 10 % du PIB en Grèce, au Portugal ou en Espagne).
Depuis 2010, l’Europe fait peser le poids de l’ajustement sur les seuls pays déficitaires. Ceux-ci sont contraints de recourir à des « dévaluations internes » par la baisse des salaires, la dégradation de la protection sociale et des services publics. Ces politiques sont dévastatrices. Le PIB s’effondre, le chômage explose, la déflation s’installe. Certes, les pays du Sud ont résorbé leur déficit commercial, mais essentiellement par la chute de leurs importations, après l’effondrement de leur demande intérieure. Il aurait fallu résorber autrement les déséquilibres, en demandant aux pays excédentaires de relancer leur demande intérieure par des hausses de salaires et des prestations sociales, par des investissements s’inscrivant dans la reconversion écologique.
Les quelques progrès en matière de lutte contre l’évasion fiscale (promesse du Luxembourg ou de la Suisse de rentrer dans le rang), l’établissement d’un salaire minimum en Allemagne ou les promesses d’une meilleure supervision des banques grâce à l’Union bancaire européenne demeurent largement insuffisants pour sortir de la crise « par le haut ».
Les dirigeants européens se contentent aujourd’hui de modifier à la marge l’existant afin que rien ne change fondamentalement. C’est la garantie de l’enlisement sans fin dans la crise.
Pour sortir de cette impasse, deux options sont possibles.
Maintenir la zone euro suppose de rompre avec les dogmes libéraux qui prévalent aujourd’hui et d’introduire de nouvelles solidarités s’appuyant sur une coordination ouverte des politiques économiques. Les pays doivent se donner des objectifs cohérents pour réguler leur activité et leur solde extérieur (lorsque les excédents commerciaux sont trop importants ils doivent relancer leur demande intérieure ou investir dans des projets industriels en Europe du Sud, par exemple en matière d’énergies renouvelables). Ils doivent se donner des objectifs d’évolution salariale (pratiquer des politiques de reflation salariale et sociale là où la part des salaires a trop diminué) et de transition écologique et sociale. Ces politiques, soutenues par une relance des fonds structurels, enclencheraient une réduction des écarts de compétitivité et soutiendraient un processus de convergence des économies nationales. Elles doivent être accompagnées de la mise en place d’un budget européen enfin significatif. Une fois ces changements effectifs, le maintien de la zone euro offrirait la possibilité de mener des politiques économiques coordonnées beaucoup plus efficaces tant en matière de transition écologique, de lutte contre la domination de la finance, que de politiques économiques conjoncturelles. Mais ce scénario se heurte aujourd’hui à l’opposition de certains pays, notamment l’Allemagne, qui veulent insérer les politiques économiques européennes dans le carcan des traités européens actuels et surtout les subordonner à la volonté des classes dirigeantes européennes et nationales, qui veulent continuer à pouvoir demander aux salariés de chaque pays de combattre les salariés des autres pays de la zone en acceptant des baisses de salaires et de protection sociale.
Même si aucun pays ne l’a jusqu’ici souhaité, les réformes nécessaires à la refondation de l’euro n’ayant pas été entreprises, certains pays (ceux du Sud de l’Europe, et la France) pourraient renoncer à rester dans la zone euro, considérant que cela serait trop coûteux économiquement et socialement. Ce scénario d’éclatement témoignerait de l’impossibilité de maintenir une monnaie unique entre des pays aux caractéristiques structurelles différentes. L’Allemagne verrait alors sa monnaie s’apprécier, sa compétitivité-prix se dégrader, son excédent extérieur fondre. Les pays du Sud pourraient repartir sur de nouvelles bases en reprenant la maîtrise de leurs politiques économiques. Leurs peuples subiraient une forte hausse du prix des produits importés et un alourdissement du poids de la dette externe. Mais ces effets négatifs pourraient ne pas être aussi importants que ceux qu’ils subissent aujourd’hui du fait des politiques d’austérité. Leur industrie regagnerait en compétitivité-prix. Ces pays pourraient alors utiliser cette marge pour organiser leur renouveau productif. Ce n’est pas une solution facile : elle suppose de constituer une coalition sociale et politique capable de mobiliser la société, d’impulser la réindustrialisation, de lutter contre la fraude et la corruption. Elle présente des risques, notamment celui d’une crise bancaire et financière liée au changement de monnaie pour les créances et dettes. Mais une telle crise pourrait être l’occasion de reprendre la main sur la banque et la finance. Et les politiques actuelles d’austérité, elles aussi, fragilisent le secteur bancaire et financier européen. Une telle rupture serait plus porteuse d’espoir que l’asphyxie continue imposée par les contraintes européennes actuelles. Il faudrait alors relancer l’Europe sur de nouvelles bases, car l’Europe est nécessaire pour porter un projet original, son modèle social, pour peser sur la gouvernance mondiale et agir en faveur de la lutte contre le changement climatique. L’abandon de l’euro ne signifie pas le retour à l’âge de pierre ; l’histoire fournit de nombreux exemples de reconfiguration des arrangements monétaires d’un groupe de pays. Même si reconstruire l’Europe après avoir mis fin à l’euro ne serait sans doute pas une tâche aisée, une voie existe.
Les Économistes atterrés, qu’ils privilégient l’une ou l’autre de ces stratégies, sont d’accord sur l’essentiel. L’Europe va mal, mais ce n’est pas par la recherche de boucs émissaires (avec les étrangers en première ligne comme toujours) qu’elle se portera mieux. C’est aux véritables racines de sa crise qu’il convient de s’attaquer. L’Europe ne peut progresser sans des avancées significatives d’harmonisation par le haut entre les pays membres en matière fiscale, sociale et salariale. Avec ou sans l’euro, il faut mettre fin à une situation qui conduit les peuples à se combattre les uns les autres en rivalisant par des baisses de salaires et de protection sociale au nom de la compétitivité.
Les peuples européens doivent dans tous les cas refuser de rester enfermés dans la tunique de Nessus du libéralisme technocratique européen et du fédéralisme tutélaire. Un gouvernement arrivant au pouvoir décidé à mettre en œuvre des politiques de rupture devra refuser les contraintes du TSCG comme celles du semestre européen. Il devra montrer la voie, non pour sortir de l’Europe, mais pour réorienter radicalement celle-ci afin de construire un modèle économique et social européen tournant enfin le dos à la globalisation libérale débridée.
Remettre à plat les traités européens et leurs clauses libérales au profit d’un traité réellement simplifié ne verrouillant plus les politiques économiques européennes et nationales dans un sens néolibéral.
Inscrire dans ce traité, parmi les objectifs principaux de l’Union européenne, l’harmonisation fiscale et sociale par le haut entre les pays membres.
Financer par un budget européen accru et par la BEI de grands projets européens structurants, s’inscrivant dans la transition écologique. Ces projets devront notamment faciliter la convergence des pays du Sud vers ceux du Nord.