Comme les feuilles qui s’agitent

Grand-mère connaît les plantes. Celles qui apaisent les blessures, celles qui font tomber la fièvre, celles qui guérissent les maux de ventre. Elle les cueille en forêt, les fait sécher et les met en bocaux. Ils garnissent les étagères de la cuisine.

Ainsi, après avoir préparé tout ce qui lui était nécessaire, grand-mère a nettoyé les plaies de Névée (et les miennes au passage), mis des pommades sur celles qui le méritaient, des pansements et un bandage sur d’autres, enfin elle a posé un linge frais sur son front chaud. Névée donnait l’impression de dormir. Je me suis assise en tailleur sur le fauteuil d’en face en espérant qu’elle se réveille vite.

— Il ne faudrait pas la conduire à l’hôpital ? ai-je demandé en regardant son visage pâle. Elle a chuté de haut, c’est peut-être grave.

Au même moment, les yeux de Névée ont papillonné. Elle a souri avant de se rendormir.

— Attendons son père. Ta mère ne va pas tarder à le ramener, il nous dira ce qu’il veut faire. Tu es sûre qu’ils sont tombés du promontoire ?

— Oui. Tu vois qu’il y a aussi des randonneurs de ce côté-là de la montagne.

Grand-mère a hoché la tête. Elle a proposé que je fasse la lecture, pour tuer le temps. C’était une bonne idée. J’ai attrapé mon exemplaire des Aventures de Huckleberry Finn et j’ai commencé à lire.

 

Le retour de maman et du père de Névée m’a fait prendre conscience que je m’étais assoupie. Mon livre était tombé sur le plancher et le canapé était vide. Je suis allée rejoindre grand-mère qui avait installé Névée dehors dans son grand fauteuil. Cette dernière avait repris conscience et avalait sans rechigner le bouillon de poulet que lui donnait grand-mère, cuillère après cuillère.

Aidé par maman, le père de Névée est venu jusqu’à nous. Embrassant le front de sa fille, il m’a dit s’appeler Ren et m’a remerciée pour mon sang-froid et ma gentillesse. Une douce chaleur a envahi mes joues quand il m’a embrassée à mon tour, ainsi qu’il venait de le faire pour sa fille.

Maman l’a guidé vers la maison. Comme grand-mère devait soigner Ren, elle m’a tendu la cuillère pour que je prenne la suite.

— Tu vas mieux ? ai-je demandé à Névée en la faisant manger.

— J’ai mal partout, mais ça va aller. Nous avons eu de la chance que tu sois là !

— Comment avez-vous fait pour tomber du promontoire ?

— Je ne me le rappelle pas du tout ! Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être approchée du bord.

J’ai acquiescé. Peut-être avait-elle glissé, entraînant son père dans sa chute. Heureusement, ils avaient dévalé la pente sur le côté et n’étaient pas tombés dans le vide. Cela leur avait très certainement sauvé la vie. Quand le bouillon a été fini, Névée a posé la tête contre le dossier du fauteuil et a fermé les yeux. Ses longs cheveux blancs touchaient presque le sol.

— Veux-tu aller t’allonger à l’intérieur ?

— Non, je suis très bien ici. Je vais me reposer un peu si ça ne te dérange pas.

J’aurais aimé lui poser mille questions mais cela devrait attendre. Je suis retournée à la maison pour prêter main-forte à maman. Elle m’a demandé de nettoyer l’appentis afin d’y installer Ren, le temps que lui et sa fille se rétablissent.

J’ai soupiré à l’idée de ranger et balayer cet endroit poussiéreux. Nous y entreposions des outils de jardin ainsi que des objets dont je ne connaissais pas l’usage et qui ne m’intéressaient absolument pas.

 

J’ai poussé la porte en bois, faisant fuir des dizaines de bestioles dérangées par la lumière. La petite pièce était encore plus sale que dans mon souvenir. J’ai sorti les planches, les outils, les pots en terre et tout le bric-à-brac qui s’entassait dans le fond. Un coup de balai sur les murs et le plafond en bois a permis d’enlever les toiles d’araignées et la poussière.

— Ça avance ? a voulu savoir maman en me tendant un verre de thé froid que j’ai avalé d’une traite.

— J’attends que la poussière retombe.

Elle a passé la tête à l’intérieur d’un air satisfait. Tirant le lit de camp qui se trouvait près de la porte, elle a remarqué :

— Une fois nettoyé, ça fera parfaitement l’affaire.

— Je ne suis pas sûre. Certaines personnes aiment le confort.

— Ce n’est pas le cas de Ren.

J’ai regardé maman en fronçant les sourcils, me demandant si elle connaissait cet homme. Elle s’est empressée de préciser :

— Enfin, je suppose ! Il a l’air plutôt proche de la nature, non ?

— Il a l’air, oui, ai-je dit sans cesser de la fixer.

Malgré son air détendu, elle n’était pas comme d’habitude. Elle était comme les arbres de la forêt quand le vent fait s’agiter leurs feuilles. Voilà la meilleure comparaison qui me venait à l’esprit.

En attendant que l’air soit à nouveau respirable dans l’appentis, nous avons suspendu le matelas du lit de camp à une branche d’arbre et nous l’avons frappé à tour de rôle. Maman a balayé le sol en terre battue, j’ai cueilli des fleurs que j’ai mises dans un bocal de confiture rempli d’eau. Grand-mère a apporté des draps.

Quand nous avons eu terminé, la petite pièce sans électricité était accueillante à défaut d’être confortable.

 

J’ai passé une des meilleures soirées de ma vie. Installés autour de la table en bois, éclairés par les étoiles, les bougies et quelques lucioles qui voletaient dans l’herbe, nous avons discuté et ri jusqu’à tard dans la nuit. À les entendre raconter leurs anecdotes drôles ou effrayantes, j’avais l’impression que Ren et Névée avaient vécu mille vies. Ils parlaient de la forêt mieux que quiconque et semblaient connaître tous les lieux sauvages à des kilomètres à la ronde.

 

Névée avait fini par s’endormir, la tête posée sur ses bras croisés. Mes yeux papillonnaient depuis un long moment déjà, mais je n’avais pas envie d’aller me coucher. Je voulais profiter jusqu’au bout de nos invités. Toutefois, quand ma tête a glissé de la paume de ma main où elle prenait appui et qu’elle a manqué de se cogner contre mon assiette, maman m’a emmenée jusqu’à l’escalier de la mezzanine, en me disant qu’il était grand temps d’aller dormir.

Allongée dans mon lit, j’ai écouté les rires de Ren et de maman s’envoler dans la nuit. Je me demandais si j’avais déjà vu maman si gaie que ce soir-là. Pendant le repas, j’avais croisé son regard posé sur le père de Névée, j’y avais vu briller quelque chose qui n’était pas là avant. Ou plutôt quelque chose qui ne brillait pas jusqu’alors.