Ils sont restés le lendemain et les jours suivants.
Nous avions installé Névée sur le canapé et tendu deux draps autour pour qu’elle ait un minimum d’intimité. Je la rejoignais sous son tipi improvisé dès que j’avais les yeux ouverts, ne perdant pas une seule minute pour profiter de sa présence. J’aimais être avec elle, et j’aimais encore plus qu’elle aime être avec moi.
Vous vous rappelez, quand je l’avais vue sur le promontoire ? Le fourmillement, la peau brûlante ? Eh bien, c’était toujours le cas. À ses côtés, c’était comme si une énergie endormie se réveillait et m’animait malgré moi. Bien sûr, je n’en parlais à personne, de peur qu’on me prenne pour une folle.
Névée reprenait des forces, mais il faisait vraiment trop chaud pour profiter de la forêt. Nous passions la plupart de notre temps à discuter à l’ombre des arbres. Névée voulait tout savoir de ma vie : si on avait toujours vécu là, si j’avais des frères et sœurs, où était mon père. Je lui répondais avec plaisir.
Maman s’était installée ici un peu avant ma naissance et grand-mère nous avait rejointes quelques mois plus tard. Je n’avais ni frère ni sœur et je ne connaissais pas mon père. Il était le plus grand mystère de ma vie. Maman avait beau me dire que c’était son seul amour et qu’il était formidable, je ne comprenais pas pourquoi il n’avait pas pu rester vivre avec nous.
— Maman me dit souvent que nous ne sommes pas toujours libres de faire ce que l’on veut.
— Mon père aussi me dit ce genre de choses. Ce doit être des phrases d’adulte, tu ne penses pas ?
— Sûrement. En tout cas ce sont des phrases très ennuyeuses.
— Alors là, je suis tout à fait d’accord avec toi !
Nous nous sommes souri, heureuses d’être sur la même longueur d’onde. De Névée, je ne savais pas grand-chose, car ses réponses étaient toujours très courtes. Sa mère ? Elle était morte. Comment ? Un accident. Ses frères et sœurs ? Ils étaient tous plus grands. Elle les voyait peu. Où elle vivait ? Dans la montagne. « Là-bas », ajoutait-elle en désignant une direction vague.
Lorsque nous en avions assez de parler, nous jouions aux dés ou je lui lisais des histoires. Elle écoutait les yeux mi-clos, le visage tourné vers le ciel. Un après-midi que j’étais fatiguée de lire, et qu’elle me priait de continuer, je lui ai dit :
— Je te donnerai le roman quand tu partiras. Comme ça, tu auras un souvenir de moi.
— Je ne lis pas, m’a-t-elle répondu du tac au tac.
Puisqu’elle aimait tant que je lui fasse la lecture, je trouvais sa réponse bizarre et totalement folle aussi. Je ne lis pas ! C’est comme si quelqu’un me disait : « Je ne mange pas » ou « Je ne respire pas ».
J’ai essayé d’imaginer une vie sans livre. Impossible. À la maison, il y en avait des tas. Posés partout où il restait un peu de place. Il y en avait des tout neufs à la couverture colorée et des anciens, aussi jaunes que la momie du musée de Grenoble. Il y avait des livres gondolés qui sentaient le moisi, quelques-uns aux pages déchirées, d’autres dans des langues étrangères.
— Allez, lis-moi la suite ! a-t-elle supplié en ramassant le livre que j’avais posé sur la table.
En tournant les pages, elle a fait tomber les deux feuilles de ginkgo biloba que j’y faisais sécher. Elle les a ramassées, et les a fait tourner entre ses doigts.
— Je n’ai jamais vu de feuilles aussi belles, où les as-tu trouvées ?
— Dans un parc en ville.
— Tu crois que tu pourrais m’emmener les voir ?
— Je crois, oui, ai-je répondu en espérant que Lin et Jacob ne tarderaient pas à venir nous rendre visite, parce qu’il n’y avait qu’eux qui nous conduisaient à Grenoble.
— Tu ne continues pas ?
— Quoi ? ai-je demandé en sortant de mes pensées.
— J’aimerais connaître la suite des aventures de Huckleberry Finn.
J’ai souri et attrapé le livre qu’elle me tendait. J’allais reprendre ma lecture, mais une chose me turlupinait :
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées, si tu ne lis pas ?
— J’aime courir jusqu’à en avoir le souffle coupé, regarder le vent soulever les akènes des pissenlits et les faire danser dans l’air. J’aime le contraste entre les lumières de la ville et les ténèbres de la forêt, parler des heures et m’asseoir sous la pluie.
Je l’ai regardée longtemps, fascinée par son amour de la nature si semblable au mien. À cet instant, je n’avais qu’une certitude : si j’avais dû avoir une sœur, j’aurais aimé qu’elle ait le visage et le nom de Névée.