Vous l’avez compris, j’aimais la compagnie de Névée, et j’aimais presque autant celle de Ren. Avec lui, je me sentais joyeuse et en sécurité.
J’aimais son rire grave et ses yeux en perpétuel mouvement. J’aimais le voir travailler en silence, contemplant les reflets roux que prenait sa chevelure au soleil et, plus que tout, j’aimais le regard qu’il me lançait quand il s’apercevait de ma présence. J’avais l’impression que ses yeux et son sourire m’enveloppaient comme le souffle tiède du vent.
Le matin, je prenais un plaisir fou à le rejoindre dehors pour boire mon thé en le regardant s’occuper de mille petites choses. Quand ma tasse était vide, je lui demandais s’il avait besoin d’un coup de main. Quoi qu’il fasse, il me répondait invariablement : « Avec plaisir. » Il travaillait à mes côtés avec patience et gentillesse, ne manquant pas de m’encourager ou de me complimenter. Ce que je préférais ? C’est quand il me disait : « Je suis fier de toi. »
Ces mots, que j’avais pourtant souvent entendus de la part de Jacob, me touchaient énormément. Plus que ça, ils me rendaient heureuse, presque aussi heureuse que maman.
Je voyais bien que maman était sur un petit nuage ces derniers temps. Avec Névée, nous avions repéré la façon dont elle et Ren se regardaient, dont ils cherchaient la présence de l’autre. Après le dîner, ils allaient dans l’atelier où ils discutaient à voix basse jusqu’au milieu de la nuit. Un matin, j’avais cru voir maman sortir de l’appentis où dormait Ren, mais je n’en étais pas sûre. Il était tôt, les ombres couvraient encore trop la forêt pour que l’on distingue parfaitement ce qui s’y trouvait.
Un après-midi que nous étions allées nous baigner, j’ai confessé à Névée :
— J’aimerais que le temps s’arrête, que vous restiez ici, avec nous, pour toujours. Peut-être que ton père et ma mère pourraient tomber amoureux !
Le joli rire de Névée a fleuri avant de s’éteindre presque aussitôt.
— Ton père a déjà une amoureuse, c’est ça ?
— Pas que je sache.
— Alors c’est possible !
Elle a haussé les épaules. J’ai poursuivi :
— Parfois j’ai l’impression que ma mère et ton père se connaissent depuis longtemps.
Allongée sur les galets de la rive, elle a à peine ouvert les yeux pour me répondre :
— Peu probable.
Puis, quelques secondes plus tard :
— Impossible.
— Je n’en suis pas si sûre… Après tout, ils auraient pu se rencontrer à Grenoble. Ton père a fait quelles études ?
Névée a ri de son rire argentin.
— Il n’a pas fait d’études !
Jacob non plus n’en avait pas fait, il avait arrêté l’école assez vite. Il n’aimait pas passer ses journées assis sur une chaise, d’autant que tout ce qu’on lui apprenait s’envolait aussitôt de sa tête. Un peu comme les oiseaux qui s’envolent à tire-d’aile quand ils sentent un danger. Pour Lin, c’était pareil. Il ne comptait pas rester longtemps à l’école. Jusqu’à ses seize ans, mais peut-être pas plus.
Il m’avait appris un jour qu’il était « dys », en m’expliquant que c’était un drôle de mot pour dire qu’on n’apprend pas comme les autres. Je ne savais pas vraiment ce qu’il n’apprenait pas comme les autres parce qu’il savait reconnaître tous les chants d’oiseaux, il connaissait aussi les noms des roches, et ceux des joueurs de hockey de l’équipe de Grenoble. Elle s’appelle les Brûleurs de loups. J’avais dit à Lin que je n’aimais pas trop ce nom, parce qu’il semblait méchant pour les animaux. Il s’était contenté de rire.
— Ta mère, elle a fait des études ? a demandé Névée après un long silence.
— Elle est allée aux Beaux-Arts.
— Aux Beaux-Arts, a-t-elle répété d’une voix étrange. C’est là qu’elle a appris à faire les animaux en terre ?
— Je suppose.
J’avais emmené Névée dans l’atelier, un matin où maman était partie dans la forêt avec grand-mère et Ren. Il y avait quelques pièces représentant des renards qu’elle n’avait pas emportées à la galerie. Névée les avait touchées en demandant pourquoi maman aimait tellement les renards.
Je l’ignorais.
Maman travaillait sur des statues d’animaux qu’elle réalisait en série. Parfois des chouettes ou des cerfs. Parfois des sangliers. Mais toujours des renards. Même dans mes plus lointains souvenirs, je les avais toujours vus garnir les étagères.
— Il y a beaucoup de renards dans la forêt, ai-je fait remarquer. Ce sont de beaux animaux.
— Tu les aimes aussi ?
— Oui, beaucoup. Pas toi ?
— Bien sûr que je les aime, a-t-elle dit en riant à nouveau.
Je ne savais pas pourquoi ma question l’avait tant amusée, mais elle n’arrêtait pas de rire et j’aimais ça. J’aimais la sensation de faire partie de quelque chose avec elle. Je crois que c’est ce jour-là que j’ai pensé pour la première fois qu’ils allaient sûrement partir bientôt et que je n’en avais pas envie. Cette nuit-là, je m’étais demandé si nous arriverions à les retenir, maman, grand-mère et moi.
Après tout, si la mère de Névée était morte et ses frères et sœurs assez grands pour vivre seuls, peut-être n’étaient-ils attendus nulle part !
Je m’étais endormie en souhaitant que ce soit le cas.