Sangliers, lièvres et chasseur

Névée avait voulu profiter du temps qu’il nous restait pour me faire découvrir la forêt.

— Je connais bien la forêt, lui avais-je dit, un peu vexée.

— Pas comme moi, s’était-elle exclamée en riant.

Vous savez quoi ? Névée avait raison. Je ne la connaissais pas comme elle.

Cela faisait trois jours que nous cavalions du matin au soir. Nous avions largement dépassé les limites géographiques que maman m’avait imposées, pénétrant toujours plus loin dans la montagne. Où nous allions, il n’y avait pas de chemin, juste des sentes qu’empruntaient les bêtes sauvages. Il n’y avait pas d’hommes non plus, juste nous deux, les chevreuils, les renards, les sangliers et toutes les bêtes qui sont dans la forêt et auxquelles on ne fait plus attention.

Grâce à Névée, à sa présence, je me sentais vibrer avec la nature. Comment vous expliquer ? Est-ce que ça vous est déjà arrivé de vibrer avec la musique ? De sentir la mélodie pénétrer les moindres parcelles de votre corps, comme l’eau remplit un bocal ? D’éprouver la peine ou la joie, la douceur ou la sauvagerie des instruments ? D’entendre votre cœur battre au même rythme qu’elle ? Si ça vous est déjà arrivé, alors vous comprenez ce que je ressentais.

C’était comme si mon corps était une éponge qui se gorgeait de l’ombre des arbres, des mugissements du vent, des points de couleur des fleurs et des caresses des hautes herbes. Chaque parcelle de ma peau répondait aux sensations engendrées par la nature.

Sans être totalement nouveau, ce qui m’arrivait était décuplé. Était-ce parce que j’avais douze ans et que je grandissais, ou parce que j’avais rencontré Névée ? Je ne savais pas vraiment, mais parfois j’avais l’impression qu’elle était un amplificateur vivant. Je ne savais pas si c’était possible et normal, mais ce qui m’arrivait me chavirait de bonheur.

— Comment peux-tu courir aussi vite ? ai-je demandé, le souffle court, en m’allongeant à ses côtés.

— Toi aussi, tu cours vite, a-t-elle remarqué, sans répondre à ma question.

Elle avait raison. Je courais vite. Beaucoup plus vite que d’habitude, beaucoup plus vite que la normale. Allongées sur un tapis de mousse, nos corps ancrés dans le sol, nous avons attendu que nos cœurs se calment et que nos respirations s’apaisent.

— Tu entends ?

La voix de Névée a brisé le silence. J’ai tendu l’oreille et perçu des grognements. Sûrement des sangliers, ai-je pensé.

J’avais déjà vu des hardes. Elles ne me faisaient pas peur, mais je savais qu’il fallait rester prudente : les laies pouvaient être redoutables si elles protégeaient leurs petits.

Immobiles, nous écoutions les bruits quand il nous a semblé clair qu’ils s’approchaient de nous. Au lieu de filer, nous avons préféré nous cacher dans une souche que nous avions repérée un peu plus tôt. Elle n’était pas très grande, mais assez pour que nous puissions y entrer complètement. Dedans, ça sentait l’automne. Des tas de bestioles grouillaient le long de l’écorce. Les grognements s’étaient tus, mais les feuilles qui craquaient et les fouillis dans les buissons indiquaient une présence.

— Tu as peur ? ai-je demandé à Névée, collée contre moi.

— Je n’aime pas trop les sangliers. Et toi ?

— C’est vrai que ce sont de gros balourds.

Je ne sais pas pourquoi, mais Névée s’est mise à rire si fort que la souche à moitié pourrie tremblait contre son corps. Malgré les grognements de plus en plus puissants, elle n’arrivait pas à calmer son fou rire. J’ai posé ma main sur sa bouche pour qu’elle se taise. Rien n’y faisait.

Tentant de la retenir pour qu’elle ne tombe pas en arrière, j’ai moi-même été déstabilisée. Je me suis écroulée sur elle. Malgré notre tentative pour nous relever, nous avons fini par traverser l’écorce pourrie et nous sommes étalées au milieu d’une demi-douzaine de sangliers affolés par notre entrée fracassante.

Les animaux ont détalé dans un nuage de poussière. Névée et moi sommes restées allongées, riant si fort que nous nous tenions les côtes.

— Je ne me suis jamais autant amusée de ma vie ! s’est-elle exclamée en essuyant les larmes qui avaient coulé sur ses joues.

Je n’ai pas eu le temps de répondre : deux lièvres ont soudain surgi des fourrés, manquant de nous percuter dans leur course folle. Le visage de Névée a perdu ses couleurs et ses jambes ont tremblé.

J’ai senti sa peur sans la comprendre. Le visage tendu vers la forêt, j’écoutais le silence, puis j’ai vu un homme sortir des buissons. Il portait un fusil sur l’avant-bras et avait accroché un lièvre à sa ceinture. L’animal mort pendait contre sa cuisse.

— N’approchez pas, ai-je ordonné en me levant.

L’homme s’est arrêté, a ôté sa casquette pour s’essuyer le front avant de demander :

— Tu es la petite-fille de Toni, n’est-ce pas ?

— Vous connaissez ma grand-mère ?

— Je la connais bien, oui. J’achète ses bocaux de tisane et ses pommades.

— Vous n’allez pas nous faire du mal ?

— Bien sûr que non ! Quelle drôle d’idée.

J’ai fixé l’animal mort aux yeux vitreux et aux poils ternes.

— Vous avez tué un lièvre !

Le chasseur a regardé sa ceinture, étonné par ma remarque. Je me suis retournée vers Névée qui tremblait, cachée dans les buissons. Pourquoi avait-elle si peur ? Il ne semblait pas dangereux.

— J’ai tué ce lièvre pour me nourrir, rien d’autre.

— Vraiment ? Vous ne les considérez pas comme des nuisibles ou je ne sais quoi ? a demandé Névée qui tentait de retrouver son sang-froid.

L’homme a ri. Non, il ne considérait pas les animaux comme nuisibles. Chaque être vivant avait sa place et un rôle à jouer dans son écosystème. Il ne s’estimait pas maître de la nature, il n’en était qu’une composante. Il se contentait donc de tuer un lièvre de temps en temps pour le manger, faisant attention que ce ne soit pas une femelle avec des petits.

— Comment reconnaissez-vous une femelle d’un mâle ? ai-je voulu savoir.

— Eh bien, je prends le temps d’observer les animaux et de surveiller les gîtes où vivent les levreaux. Si l’animal est une hase allaitante, je ne la tue pas. Il m’arrive cependant de me tromper.

Sa sincérité me plaisait. Ce n’était pas le cas de Névée qui de sa cachette ne quittait pas des yeux la fourrure presque rousse de la bête.

— Tu ne manges jamais de viande ? s’est étonné le chasseur.

— Des œufs surtout, parce que nous avons des poules. Nous pêchons aussi des truites et parfois des anguilles. Grand-mère adore les anguilles, ai-je trouvé bon d’ajouter car, en ce qui me concernait, je n’en mangeais jamais.

L’homme a hoché la tête et, après un instant de silence, nous a souhaité une bonne fin d’après-midi. Lorsqu’il a disparu, Névée est sortie des buissons et m’a rejointe.

— Ça va ? lui ai-je demandé en voyant son front pâle et le tremblement de ses lèvres.

Contre toute attente, elle s’est jetée sur moi en pleurant. J’ai refermé mes bras sur elle, essayant de calmer les sanglots qui la secouaient.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Névée ?

— Je n’ai… n’aime pas les cha… cha… sseurs.

— Ne t’inquiète pas, il est parti. Il ne te fera pas de mal !

— Tu me le promets ?

— Oui. Je te le promets.

Je n’ai desserré mon étreinte que quand ses larmes se sont taries. J’aurais aimé qu’elle m’explique pourquoi elle avait eu si peur, mais Névée n’a rien voulu me dire.

— Tu ne pourrais pas comprendre.

Sa remarque m’a un peu blessée.

— Je crois que je pourrais tout entendre et tout comprendre, venant de toi. Tu peux me faire confiance !

— Si c’est le cas, je t’expliquerai un jour ! s’est-elle exclamée en me prenant la main.

 

Cette nuit-là, couchée sur le hêtre, alors que la forêt bruissait de vent, j’ai rêvé à ceux qui vivaient dans la forêt. Hommes, animaux, végétaux. J’ai vu leurs connexions comme un arbre : de ses racines au plus petit de ses rameaux. J’ai rêvé d’un équilibre où chacun trouvait sa place, travaillant pour un ensemble et non pour lui-même.

Au matin, ouvrant les yeux sur la tranquillité des sous-bois, j’ai ressenti beaucoup de bonheur à l’idée d’être un maillon de ce grand tout.