Le samedi suivant, Névée a passé tout le trajet le nez collé à la vitre à pousser des « Oh ! » et des « Ah ! » tellement sincères que Lin et moi ne pouvions même pas nous moquer d’elle.
— Tu n’es vraiment jamais allée en ville ?
— Jamais, a répondu Ren à la place de sa fille trop occupée à s’extasier devant les affiches, les fontaines, les panneaux lumineux et les devantures des magasins qui défilaient de part et d’autre des rues de la ville.
— Mais, vous habitez où ?
— En montagne.
En montagne n’était pas une réponse acceptable, mais Ren n’en a pas dit plus, comme à chaque fois que nous cherchions à savoir où ils vivaient. Névée et lui gardaient leur part de mystère. C’était pareil pour leur chute. Névée disait qu’elle ne s’en souvenait pas, quant à Ren, la seule fois où je lui avais demandé comment ils avaient pu dégringoler des pentes du promontoire, il s’était contenté de sourire. Même maman et grand-mère qui sont pourtant curieuses et tenaces semblaient se satisfaire du peu qu’elles savaient.
Il était dix heures du matin quand nous nous sommes engagés dans les ruelles pavées du centre-ville. Le panneau lumineux près duquel nous nous étions garés annonçait 34 degrés. Névée avait logé sa main dans la mienne, Lin marchait en sifflotant, quant à maman, Ren et Jacob, ils discutaient à l’arrière. À côté de moi, je sentais Névée tendue et inquiète.
— Ça va ? lui ai-je demandé.
Elle a acquiescé, mais je lisais dans son regard quelque chose proche de l’effroi. Quand les sirènes des pompiers se sont mises à hurler et qu’elle a sursauté en criant, j’ai compris qu’elle avait besoin d’une pause. Nous nous sommes engouffrés dans une librairie. Son ambiance paisible l’a rapidement calmée.
— C’est toujours comme ça, la ville ?
— C’est souvent pire, a affirmé Lin qui s’y connaissait plus que moi. Mais on s’y habitue. Hein, Yara ?
J’ai hoché la tête. Oui, d’une certaine façon, on s’y habituait.
— Où sont les gens qui chantent ? a soudain demandé Névée en entendant la musique diffusée grâce aux enceintes.
Lin et moi nous nous sommes regardés, amusés.
— Ils ne sont pas là. On les a enregistrés pendant qu’ils jouaient.
— C’est quoi enregistrer ?
Là, on était carrément perplexes. J’ai tenté :
— C’est… heu… utiliser un appareil qui inscrit le son dans sa mémoire.
— Comment il fait ?
— Je ne sais pas.
— Moi non plus, mais je peux te montrer. Viens, a dit Lin en sortant son portable pour sélectionner l’appli « Dictaphone ».
Nous sommes retournés dans la rue où nous attendaient nos parents.
— Vas-y, dis quelque chose.
— Je dois parler là-dedans ?
Lin, qui venait d’enregistrer, a fait écouter la question de Névée. Cette dernière a écarquillé les yeux et s’est mise à rire.
— Recommence ! a-t-elle lancé, émerveillée.
Nous avons passé une bonne dizaine de minutes à enregistrer nos voix sous le regard médusé des passants. Quand Névée a trouvé que cela suffisait, nous avons poursuivi notre balade.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? lui ai-je demandé en la traînant dans une boutique colorée qui vendait des objets tous plus beaux les uns que les autres.
Maman n’aimait pas qu’on achète des choses neuves, mais on faisait des exceptions pour les cadeaux de nos amis.
— Je ne veux rien ! s’est exclamée Névée en observant les beaux objets posés sur les étagères autour de nous.
— Tu n’aimes pas ?
— Si, c’est très beau, mais je ne saurais pas quoi en faire.
— Tu pourrais les mettre dans ta chambre.
— Je n’en ai pas besoin, Yara.
— Mais… j’aimerais que tu te souviennes de moi, que tu saches combien tu es importante à mes yeux.
Elle a délicatement attrapé le pendentif en quartz posé contre ma peau et l’a fait tourner entre ses doigts.
— Cette jolie pierre rose, c’est un cadeau pour dire que tu es importante ?
Je ne m’attendais pas à une telle question. J’ai rougi. J’ai bredouillé une réponse incompréhensible. Névée a souri et a déclaré qu’elle n’oublierait jamais mes paroles et que moi aussi, je comptais pour elle.
Il n’a plus été question de cadeaux, ni de lèche-vitrines ou de ruelles pavées. Nous avons grimpé dans le premier tram en direction du parc Mistral où nous nous sommes installés pour pique-niquer.
Avant d’avaler quoi que ce soit, Névée et moi avons couru jusqu’au pied du ginkgo.
— Il est beau, hein ? ai-je lancé.
— Je n’ai jamais vu un arbre comme celui-ci.
— J’aimerais qu’il y ait un ginkgo à côté de la cabane. Si c’était le cas, je crois que je passerais mon temps à l’observer pousser.
— Je te comprends !
Tandis que Névée ramassait des feuilles sur la pelouse, j’ai rejoint Lin qui nous avait suivies à distance, sûrement pour s’assurer que nous ne risquions rien. Nous avons regardé notre amie courir après des écureuils en riant et s’amuser à se cacher derrière les troncs pour leur faire peur.
— Vous, les filles de la forêt, vous êtes vraiment étranges, m’a-t-il dit pour me taquiner.
Il a ajouté, en chuchotant :
— Enfin, Névée est encore plus bizarre que toi !
— C’est un compliment ?
— En quelque sorte.
Lin avait raison, nous étions bizarres, nous, les filles de la forêt. Il n’y avait qu’à voir les paires d’yeux posés sur Névée pour le comprendre. Pourquoi les gens trouvaient-ils cela anormal de jouer avec les écureuils, de rire en fixant le soleil ou de prendre un tronc d’arbre dans ses bras ? Était-ce plus étrange que d’être assis avec ses amis et absorbé par son téléphone portable ou de tuer une abeille posée sur un biscuit au lieu d’attendre qu’elle s’envole ?