— Pourquoi est-ce qu’ils ont filé sans rien dire ?
— Pour la dixième fois, Yara, je ne sais pas. Mais c’est leur droit et nous n’avons pas à critiquer leur choix ! Mange au lieu de râler.
— Je n’ai pas faim.
J’avais surtout le ventre noué et la tête en vrac. Comment maman pouvait-elle rester calme dans un moment pareil ? Ça lui était vraiment égal que, du jour au lendemain, Ren et Névée ne fassent plus partie de notre vie ? Comment était-ce possible, alors que moi, j’étais dévastée ?
Je suis repartie à l’assaut.
— Et mon rêve, alors ? Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Ce n’est qu’un rêve, ma chérie…
Un simple rêve ? Je n’en étais plus si sûre. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Le vent s’était levé et charriait de gros nuages gris effilochés par les cimes des arbres. J’ai pensé à Névée qui aimait la pluie, un nouveau nœud s’est formé dans mon ventre. Maman a posé sa main sur ma tête et a avoué :
— Je comprends ta déception. Moi aussi, j’aurais aimé leur dire au revoir mais les choses ne se sont pas passées ainsi et nous ne pouvons rien y faire.
Le tremblement dans sa voix trahissait la tristesse qu’elle cherchait à tout prix à me cacher. Alors voilà, elle n’était pas si insensible à leur départ qu’elle voulait bien me le faire croire ! J’aurais aimé capter son regard, mais maman s’est détournée de moi en faisant semblant d’être captivée par son livre de recettes. Soit.
Elle pensait que nous ne pouvions rien faire face au départ de Ren et Névée : j’allais lui prouver le contraire !
J’ai avalé ma tartine et bu mon verre de lait en vitesse et, après avoir débarrassé la table, j’ai filé dans la clairière qui s’ouvrait tout près de la maison. Écume y paissait tranquillement. Après avoir rempli son abreuvoir, j’ai couru cueillir une belle carotte juteuse au jardin. Elle l’a croquée avec gourmandise.
J’ai pansé ma ponette en surveillant les nuages qui glissaient à toute vitesse dans le ciel et, comme la pluie ne se décidait pas à tomber, je me suis hissée sur son dos pour prendre la direction du promontoire.
J’ai retrouvé la sente qui grimpait jusqu’à l’avancée rocheuse. Là-haut, j’en ai emprunté une autre, tracée par le passage des animaux. Elle filait entre les buissons. Je l’ai suivie en me promettant de ne pas m’enfoncer trop loin dans la forêt. Tout autour de moi, les arbres, leurs racines et même les rochers étaient recouverts de minuscules fleurs et d’une mousse verte si moelleuse qu’elle étouffait le bruit de mes pas.
Au-dessus de ma tête, les ramures épaisses des arbres cachaient le ciel. Il faisait sombre. À mesure que j’avançais, le passage se resserrait et devenait tellement étroit que, plusieurs fois, j’ai hésité à faire demi-tour. Les longs rayons blancs du soleil ont fini par pénétrer partout. C’en était fini du tunnel. J’ai débouché dans une sorte de clairière cernée de falaises. Un ruisseau tumultueux la parcourait.
J’ai marché, espérant trouver une maison dans ce coin de nature encore plus perdu que le nôtre. Raté ! Aussi loin que portait le regard, il n’y avait que de l’herbe, des arbres, encore de l’herbe et toujours des arbres. La montagne était immense : c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin !
Tant pis. Même si ça devait me prendre toutes les vacances, je fouillerais chaque bosquet pour retrouver la trace de Ren et Névée et leur demander pourquoi ils s’étaient enfuis comme des voleurs !
Avant de repartir, je suis allée boire au ruisseau. Alors que je relevais la tête, je suis tombée nez à nez avec mon renard roux et noir. Ses yeux brillants me fixaient avec une intensité incroyable. Je crois que je n’aurais pas été surprise s’il s’était mis à parler.
Je me suis relevée et j’ai tendu la main vers lui, espérant qu’il s’approche. J’ai eu l’impression d’une hésitation, mais il a bondi dans les buissons et je ne l’ai plus revu.
Les jours suivants, j’ai poursuivi mon exploration, repoussant chaque jour les limites que je m’étais fixées la veille. Mes escapades me permettaient de cartographier les environs et de mieux percevoir les lieux conquis par les hommes et ceux encore assez sauvages pour n’y rencontrer âme qui vive.
Je captais chaque jour davantage l’énergie des choses qui m’entouraient, que ce soit celles du vivant, du minéral ou des éléments. Je sais ce que vous vous dites, qu’une telle énergie n’existe pas et que si c’était le cas, les humains ne pourraient pas la percevoir. Je comprends, ça a l’air d’un conte, pourtant je ne mens pas. Il y a des choses difficiles à expliquer, mais si je devais faire une comparaison, c’est comme sentir le vent sur son visage. On ne le voit pas, et pourtant, il existe bel et bien.
Quoi qu’il en soit, j’avais beau les chercher partout, Névée et Ren restaient introuvables. Je ne savais plus quoi penser. Névée m’avait dit vivre non loin de la maison. Pourquoi m’aurait-elle menti ? J’ai chassé la question du mensonge. J’aimais trop Névée pour envisager qu’elle ait pu se moquer de moi.
Alors quoi ? Quel était ce mystère ? Je n’en avais aucune idée et plus j’y pensais, plus j’avais l’impression qu’il m’échappait.
En parcourant la montagne, je m’éloignais de plus en plus de maman et grand-mère. Je sentais qu’elles n’étaient pas toujours contentes de me voir revenir d’on ne sait où à la tombée de la nuit et qu’elles auraient aimé me retenir à la maison. Mais je crois surtout qu’elles ressentaient mon incompréhension et qu’elles étaient incapables d’y répondre.
Même si je devinais parfois le chagrin de maman, je ne comprenais pas pourquoi elle ne faisait rien pour retrouver Ren. Elle m’énervait à passer son temps dans l’atelier à remodeler sans cesse sa sculpture du Dieu Renard comme s’il n’y avait rien de plus important que cela. Grand-mère avait beau me dire que les choses étaient plus compliquées qu’elles n’y paraissaient, ça m’était égal : certaines méritaient qu’on se batte pour elles.
Comme elles n’avaient pas de réponse et qu’elles redoutaient mes questions, elles me laissaient plus de liberté. Je me sentais seule, et ce sentiment de solitude grandissait chaque jour.
Même Lin était parti.
Je ne l’avais revu qu’une seule fois avant qu’il se rende en Bretagne, chez sa mère. Ce jour-là, quand il m’avait dit préférer aller à la rivière plutôt qu’au lac, je m’étais montrée désagréable. Assise sur les galets au bord de l’eau, j’avais boudé alors qu’il déployait des trésors d’ingéniosité pour me faire rire.
Mon été ressemblait à un hiver. Lin était parti pour trois semaines, quant à Névée et Ren, je perdais peu à peu l’espoir de les retrouver.