J’ai attendu que les premiers rayons du soleil éclairent le chemin pour grimper jusqu’au promontoire et filer à la clairière. Les mots de maman tournaient en boucle dans ma tête. C’est mon atelier. Tu n’es pas la bienvenue. Je ne répondrai pas à tes questions.
Même si je faisais tout pour les retenir, les larmes ont inondé mes joues. Je n’arrivais pas à chasser les souvenirs de la nuit. La colère de maman, sa violence, la découverte de la sculpture et surtout la question de l’identité de Ren.
Était-il un Dieu Renard ? Impossible, ça n’existait pas. Et pourtant… N’avais-je pas vu un renard blanc dans le lit de Névée ? N’avait-elle pas dit qu’elle ne lisait pas, qu’ils vivaient dans la nature, que son père n’avait pas fait d’études ? Cela expliquerait aussi sa terreur face au chasseur et l’impossibilité de m’en parler.
J’ai secoué la tête. Ça n’avait pas de sens. Non, pas du tout…
Quant à la question de savoir si c’était mon père… Eh bien, elle me brisait le cœur. Parce ce que si c’était le cas, je ne comprenais pas pourquoi ni maman ni Ren ne m’en avaient parlé, pourquoi ils avaient préféré me laisser dans l’ignorance la plus totale.
Les questions se bousculaient dans ma tête. La forêt n’avait aucune réponse à m’apporter, mais au moins elle ne me mentait pas.
J’ai retrouvé la clairière cernée par les falaises. Rien n’avait changé depuis la dernière fois, si ce n’est que le renard roux et noir n’était plus à la rivière. J’étais seule. Il n’y avait ici ni Dieu, ni animal. De rage, j’ai crié les noms de Ren et de Névée jusqu’à ce que mes poumons me brûlent.
J’ai marché sans savoir ce que j’attendais de cette fugue. J’avais espéré quelque chose de fort et de vibrant, à la manière des héroïnes de roman. Il ne se passait rien, je ne ressentais que ma colère et cette stupide faim qui faisait gargouiller mon ventre.
Je n’avais rien emporté à manger, mais au moins j’avais un couteau pour couper l’écorce d’un bouleau et récupérer du cambium. Si vous voulez savoir, le cambium, c’est la sous-couche de l’écorce d’un arbre. C’est amer mais assez protéiné pour couper la faim. Grand-mère en récoltait parfois. Elle le mettait à bouillir pour en faire des galettes.
J’en ai mangé un peu, ai gardé le reste, me suis baignée, puis, allongée sur l’herbe, j’ai regardé le soleil monter haut dans le ciel, et redescendre. J’ai encore pensé à maman qui mentait. À Ren qui était peut-être mon père. Au renard roux et noir et à celui au pelage blanc dans le lit de Névée. Ma colère était intacte, rien n’arrivait à l’éteindre, même pas l’eau fraîche de la rivière.
J’aurais dû rentrer le premier jour, mais je n’en ai pas eu le courage. Pourtant, j’en avais assez de manger du cambium et je n’étais plus tout à fait sûre de comprendre ce que j’attendais.
Ce sont les appels de maman qui m’ont délogée. Le vent me les a apportés le lendemain matin, à l’aube. J’avais mal dormi, beaucoup pleuré, et décidé de rentrer à la maison. Mais sa voix a ravivé ma colère comme un souffle sur des braises chaudes.
Il y avait un chemin qui grimpait au-dessus de la falaise. Je l’ai emprunté. C’est de cette façon que je me suis perdue. À cause des larmes qui brouillaient ma vue, de mon cœur qui tapait dans ma gorge comme un pic-vert, et de tous ces sentiments qui allaient et venaient bouillonnants, parasitant ma perception de la nature.
Cette partie de la montagne m’était inconnue. Je n’entendais aucun murmure provenant du vent, de la roche ou de l’eau. C’était comme si le lien s’était brisé, et c’était effrayant.
La faim me cisaillait les entrailles, mais je n’arrivais pas à me résoudre à me nourrir de bestioles. Grand-mère m’avait montré celles qui étaient nutritives. Des gros vers blancs qui se cachaient dans le bois pourri. C’était trop répugnant pour imaginer mettre ça dans ma bouche, pourtant, il faudrait bien que je mange si jamais je ne retrouvais pas mon chemin.
En milieu de journée, j’ai entendu un ruisseau qui coulait tout en bas, encaissé entre les roches. Il m’a fallu une bonne heure pour l’atteindre et encore une pour rejoindre un bras où l’eau était assez claire pour être bue. Le lit de la rivière était praticable, je l’ai suivi sans savoir où il menait. Au moins j’avais à boire et, avec un peu de chance, je pourrais attraper un poisson en taillant un bout de bois en pointe.
Il m’a fallu de longues heures pour fabriquer une sorte de sagaie. Devinez quoi ! Je n’ai rien attrapé. Les poissons étaient vifs et mes gestes maladroits. Je me suis rabattue sur les minuscules crevettes cachées dans les galets. Leur goût de vase est resté dans ma bouche jusqu’à ce que je déniche un bouquet de menthe sauvage.
J’ai passé une deuxième nuit dehors à regretter amèrement d’avoir été si bête.
La chance m’a souri le lendemain, en arrivant au confluent de deux rivières. Soudain, le paysage s’ouvrait, la rivière était large, les plages de galets vastes. Je me suis allongée sur une longue pierre plate baignée de soleil. Après une nuit quasi blanche, je n’avais qu’une envie : dormir.
— Tu es perdue ?
La voix douce et rieuse semblait provenir d’un rêve. J’ai pensé que oui, j’étais perdue, et qu’il faudrait se remettre en marche.
— Tu vas bien ?
Cette fois-ci, la voix était réelle. J’ai ouvert les yeux sur un visage souriant entouré d’un halo de lumière.
— Vous êtes un ange ?
La femme a ri, avant de répondre que non, elle n’était pas un ange. Et moi, étais-je un enfant sauvage élevé par les animaux de la forêt ?
— Non, ai-je répondu en me relevant.
Hors de question que je parle de fugue. J’avais trop peur qu’elle appelle la police ou je ne sais qui. J’ai prétendu venir du village où vivent Jacob et Lin, et menti en expliquant que j’aimais me promener à l’aube pour surprendre les animaux.
Ma version des faits devait être acceptable, elle a acquiescé avant de réciter :
« J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. »
— C’est un poème, a-t-elle précisé devant mon air étonné.
— Il est beau.
— Il s’appelle Aube. Il a été écrit par Arthur Rimbaud. Tu ne dois pas connaître ce poète, j’imagine.
Je connaissais Arthur Rimbaud. Grand-mère m’avait raconté qu’il avait écrit la plupart de ses poèmes alors qu’il n’avait pas vingt ans et m’avait fait apprendre celui qui s’appelle Ma Bohème. La femme a eu l’air impressionnée quand je l’ai récité. Elle a émis un petit sifflement avant de me demander si j’avais faim. Ce n’était pas une vraie question parce que mon ventre venait de pousser un grognement digne de celui d’un ours.
Elle a sorti un paquet de gâteaux entamé de son sac, ainsi qu’une bouteille d’eau un peu tiède.
— Eh ben ! s’est-elle exclamée en me voyant engloutir les biscuits.
J’ai fini les gâteaux et bu l’eau, la remerciant plusieurs fois pour sa gentillesse.
— Tu vas rentrer chez toi à pied ?
— Oui, ai-je répondu, même si mes pieds me faisaient mal.
— Est-ce que tu veux que je te dépose quelque part ? Ma chienne est gentille et je conduis prudemment.
J’ai jeté un coup d’œil à son van vert olive sur le toit duquel était arrimé un canoë. À côté de la roue avant, un grand chien blanc dormait, la tête sur ses pattes.
— D’accord, ai-je dit, mais je préfère vous prévenir que je sais me défendre, au cas où.
Elle a ri.
— Tu n’en auras pas besoin, ne t’inquiète pas.