Jacob n’était pas chez lui.
— Tu es sûre que ton père ne va pas tarder à rentrer ? m’a demandé la jeune femme avant de rejoindre son van.
— Il sera là d’un instant à l’autre ! Ça m’apprendra à oublier mes clés, ai-je menti.
Elle a hoché la tête et a disparu au coin de la rue. Je me suis assise sur le perron pour attendre Jacob. La tête posée contre le mur, j’étais tellement soulagée d’être rentrée que je me suis endormie presque instantanément. Ce sont ses cris qui m’ont réveillée, son embrassade et tous les baisers qu’il posait sur mes joues et mon front.
— Tu m’étouffes, ai-je dit, le serrant aussi fort que je le pouvais et inondant de larmes le col de son tee-shirt.
— Nous avons eu tellement peur ! Yara !
Il m’a portée comme il le faisait quand j’étais petite et m’a déposée sur le canapé.
— Repose-toi un instant, ensuite je te ramène chez ta mère.
— Non ! Je veux rester là, avec toi. Je ne veux pas rentrer, ai-je supplié.
Mes larmes ont redoublé et Jacob, en me serrant à nouveau dans ses bras, m’a dit que je pouvais rester.
— Il faut prévenir ta mère et ta grand-mère. Elles sont folles d’inquiétude. Écoute, je vais aller chercher le voisin pour qu’il veille sur toi. C’est un ami à moi et à ta grand-mère.
Je n’ai pas été surprise en voyant arriver le chasseur de l’autre jour. Cette fois-ci, il n’avait pas de lièvre mort à la ceinture. Juste une chemise à fleurs, un short et des tongs.
— Content de te revoir, jeune fille, m’a-t-il lancé en souriant.
J’ai hoché la tête et couru après Jacob qui s’installait au volant de sa voiture.
— Dis à maman que si elle vient, elle devra me raconter l’histoire de Ren et du Dieu Renard. Sinon, elle peut rester à la maison car je ne lui parlerai pas.
Jacob m’a regardée gravement et a acquiescé. Je ne suis rentrée à la maison qu’en voyant sa voiture disparaître à un tournant. À l’intérieur, le chasseur avait sorti de la farine, des œufs et du lait.
— Tu aimes les crêpes ?
— Oui.
— Tu as faim ?
— Très faim.
— Parfait. Moi aussi, j’ai un petit creux. J’ai à peine déjeuné ce matin. J’étais trop inquiet pour toi. Nous t’avons cherchée sans répit dans la montagne. Je n’imaginais pas qu’une enfant de ton âge pourrait si facilement disparaître. Mais j’avais deviné en te rencontrant avec ton amie que tu n’étais pas comme les autres.
— Pourquoi ?
— Je n’avais jamais vu une jeune fille aussi déterminée et confiante que toi. Ton attitude protectrice vis-à-vis de cette petite qui paraissait si terrifiée m’a beaucoup plu, tu sais.
Ses mots m’ont fait plaisir. Nous avons discuté pendant qu’il préparait les crêpes et aussi quand nous les avons mangées. Ensuite, je suis allée me doucher. J’ai aimé que le savon ait la même odeur que Lin. Vous allez trouver ça bizarre mais ça m’a rassurée de savoir qu’il y avait des choses qui restaient intactes.
Jacob est revenu avec maman. Elle avait les mêmes yeux rouges que l’autre soir dans l’atelier, mais sa colère avait disparu et la mienne aussi, en partie.
— Viens, m’a-t-elle dit en m’invitant à la suivre dehors.
Nous nous sommes assises et je l’ai écoutée me raconter son histoire. Elle commençait en forêt, dans la clairière derrière le promontoire. Maman était alors étudiante aux Beaux-Arts. Elle était venue là pour un projet lié à la nature. Elle faisait des croquis et des photos des arbres, des oiseaux et des insectes.
Alors qu’elle dessinait la fourche d’un arbre, elle avait cru percevoir une présence. Elle avait relevé la tête et avait vu un animal étonnant : un renard noir et roux.
Les yeux de maman brillaient en se remémorant ce souvenir.
— Je n’avais jamais vu pareil renard avant ! Je l’ai trouvé si original et si beau que j’ai attrapé mon appareil photo en espérant que ça ne le fasse pas fuir. J’allais prendre une photo mais, sans réfléchir, j’ai reposé mon appareil dans les feuilles mortes. Je me suis contentée d’observer l’animal. Il n’a pas bougé. Nous sommes restés ainsi jusqu’à ce que la pénombre recouvre la forêt.
Elle s’est tue un instant avant de continuer.
— J’ai pensé au renard tous les jours suivants. Je comptais retourner dans la forêt pendant le week-end quand, le jeudi de cette même semaine, j’ai vu un garçon assis sur les marches de l’école des Beaux-Arts. Nous nous sommes regardés, et soudain, plus rien n’existait que lui. J’ai laissé mes amis aller boire un verre sans moi, et même si ça paraît fou dit comme ça, j’ai rejoint le garçon et je lui ai demandé : « Tu es le renard, n’est-ce pas ? »
— C’était Ren ?
— Oui, Yara. C’était Ren.
— Ren est un renard pour de vrai ?
— Oui.
— Et Névée ?
— Névée aussi.
— Comment font-ils pour se transformer en humains puis en renards ?
— Ren est le Dieu Renard. Névée, sa fille. Ce sont les derniers représentants d’une lignée qui s’éteint. C’est pour cela que Névée a commencé à perdre ses forces. Elle ne peut pas rester métamorphosée si longtemps.
— Où sont-ils maintenant ?
— Je ne sais pas. Quelque part dans la montagne.
Il était temps de poser la grande question :
— Ren est mon père ?
— Oui, Yara, Ren est ton père.
D’une certaine façon, je m’attendais à cette réponse, mais ça ne m’a pas empêchée d’être émue comme jamais.
Maman m’a raconté la suite de leur histoire. Ils étaient rapidement tombés amoureux l’un de l’autre et avaient vécu quelques mois ensemble avant que Ren ne reparte. Ses métamorphoses en homme l’affaiblissaient considérablement. Il en allait de sa survie.
Maman était enceinte.
Elle s’était installée dans les bois.
J’étais née.
Grand-mère nous avait rejointes.
Voilà.
— Pourquoi tu ne m’as pas raconté tout ça dans l’atelier, l’autre soir ? Pourquoi tu t’es fâchée ?
— J’avais tellement peur, Yara. J’étais terrifiée. Pas à cause de toi ou de lui. À cause de moi. J’avais peur de ne pas me remettre de son départ. Peur de ne pas savoir rebondir comme je l’avais fait à ta naissance, peur de ce sentiment de déprime qui me submergeait. Je voulais t’épargner ça. Pardon d’avoir été si égoïste.
Je voulais lui poser des dizaines de questions mais une plus que tout autre s’imposait à moi :
— Est-ce que je peux me transformer ?
Maman a secoué la tête avant de répondre.
— Non, tu n’as pas ce pouvoir.
— Pourquoi ?
Elle a souri.
— Tu es trop semblable aux humains, ma puce.
Trop semblable aux humains ! Vous savez ce que j’ai ressenti quand ma mère m’a dit ça ? Du désespoir. Un univers merveilleux existait là, tout près de moi. J’y avais fait une courte incursion, à la façon des héroïnes de roman à qui il arrive des choses extraordinaires. Mais voilà, il fallait garder les pieds sur terre. Je n’étais pas l’élue, je n’avais rien de spécial, et le monde magique de la forêt, celui que j’avais entraperçu grâce à Névée, venait de me claquer la porte au nez.
Notre conversation terminée, maman a posé sa main sur mon épaule.
— Retournons à la maison, Yara. Grand-mère nous attend.
J’étais trop bouleversée, trop blessée, pour rentrer comme si de rien n’était. D’ailleurs, si j’étais trop semblable aux humains, pourquoi continuer à vivre dans la forêt ?
— Je veux rester chez Jacob, ai-je répondu tandis que maman se levait.
Elle a ouvert la bouche, mais n’a rien osé dire pour chercher à me convaincre. Elle l’a appelé et m’a demandé de sortir pour les laisser seuls une minute. J’ai fermé la porte vitrée derrière moi. Jacob a dit à maman de ne pas se faire de soucis : il était content de m’accueillir, je pouvais rester autant que je le souhaitais.
Il m’a semblé que maman pleurait, mais je n’en étais pas vraiment sûre à cause du bruit de la tondeuse que passait le voisin.
Ce jour-là, je ne suis pas rentrée avec maman.
Jacob l’a ramenée et, comme Lin était chez sa mère, il m’a proposé de m’installer dans sa chambre.
C’était une pièce spacieuse, encombrée de bandes dessinées, de jeux et de figurines. Un télescope prenait la poussière dans un coin, près d’une étagère pleine de Lego. Après avoir tout regardé, je me suis assise sur le lit en posant mes mains sur mes genoux. Je me suis demandé pourquoi nous n’étions jamais venues ici, maman, grand-mère et moi. Pour ça non plus, je n’avais pas de réponse.
Lin a trouvé ça cool que je squatte chez son père et, puisqu’il était chez sa mère en Bretagne, il me laissait volontiers sa chambre.
Jacob ne lui avait pas raconté ma fugue, je ne l’ai pas fait non plus. J’avais révélé à Lin que Ren était mon père, mais je n’avais pas osé lui dire qu’il était le Dieu Renard. Je ne sais pas pourquoi je le lui avais caché. C’était le garçon le plus gentil qui soit et j’étais sûre qu’il aurait bien pris la nouvelle. Mais quand même… Vous m’imaginez parler de « Dieu » ou de « métamorphose » ? C’était vraiment trop bizarre.
Même Jacob, qui connaissait depuis toujours l’identité de mon père, qui avait rencontré Ren plusieurs fois quand il était en couple avec ma mère, ne semblait pas au courant de cette partie de l’histoire.
— Est-ce que tu l’appréciais ? lui ai-je demandé, un soir que nous dînions ensemble dans le jardin.
— Il n’est resté avec nous que quelques mois, tu sais. Mais nous étions bons amis. Il me donnait l’impression d’avoir traversé de nombreuses épreuves pour un jeune homme de vingt ans, mais il avait beaucoup d’humour ! Ça oui.
— Pourquoi maman ou toi ne m’avez jamais parlé de lui ?
Jacob a posé sa fourchette et m’a regardée avec cet air embarrassé qu’ont les adultes quand ils ne savent pas quoi dire.
— C’était le choix de ta mère, Yara. Je l’ai respecté même si j’avais du mal à le comprendre. Mais sache que sa décision n’a pas été facile à prendre.