En habitant au village, j’ai pris plaisir à aller acheter du pain à la boulangerie ou à faire les courses dans le supermarché du coin. C’était drôle de pousser un chariot et de regarder la nourriture s’amonceler à l’intérieur. Jacob me laissait choisir ce que je voulais manger sans discuter les associations parfois douteuses que je lui proposais. Cela l’amusait beaucoup de me voir grimacer en goûtant une salade de poulpes que j’avais noyée dans la sauce au bleu.
J’étais chez Jacob depuis un peu plus d’une semaine. Maman et grand-mère me manquaient, mais je n’étais pas encore prête à rentrer. C’était une expérience nouvelle que je voulais vivre jusqu’au bout. Et puis, je mentirais si je vous disais que je n’attendais pas le retour de Lin. L’idée de partager sa vie, ne serait-ce que quelques jours, me ravissait.
Pour patienter, j’allais à la bibliothèque d’où je rapportais des piles de livres insensées que je lisais allongée dans la pénombre de sa chambre. Il faisait trop chaud pour aller se balader dans le village.
Je ne sortais que le matin après avoir déjeuné avec Jacob vers sept heures. Lui partait travailler, moi, j’enfourchais le vélo de Lin et allais me baigner au lac. À cette heure-là, l’eau froide était si limpide qu’on voyait les poissons glisser entre les hautes algues. J’aimais la tranquillité de l’endroit, et les gens souriants que j’y croisais alors. Les baigneurs du matin se fichaient bien de mon maillot de bain décoloré et de mes habits achetés dans une recyclerie. Ils se fichaient de ma peau foncée et de mes cheveux roux. Ils venaient nager, pêcher ou, comme moi, profiter du calme.
Je repartais en fin de matinée, à l’heure où les familles portant sacs, paniers et serviettes s’installaient sur la rive. Je ne me sentais pas à l’aise avec les baigneurs de l’après-midi, surtout les adolescents qui paressaient sur la plage en écoutant de la musique sur des enceintes, parlaient fort, s’éclaboussaient et troublaient l’eau. Quand je croisais leurs regards, j’avais toujours la sensation d’être une bête curieuse.
Même le petit groupe que j’avais rencontré sur la plateforme me mettait mal à l’aise. Je les avais vus plusieurs fois traîner dans le parc ou faire du skate sur la place de la mairie. Chaque fois, je m’étais cachée pour ne pas avoir à discuter avec eux.
— Comment ça, tu as peur des adolescents ? m’a demandé Lin, un soir que nous nous téléphonions.
— Ils me regardent de haut, comme si je n’étais rien.
— Ils font ça tout le temps ! s’est-il exclamé en riant. Je croyais que tu t’en fichais de ce que pensaient les autres !
J’ai renversé la tête. Là où j’avais l’habitude de voir les arbres et le ciel, il n’y avait que le plafond de la chambre éclairé par la faible lumière du soleil couchant, passant à travers les interstices des volets.
— Je ne sais plus si je m’en fiche ou pas.
— Pourquoi ?
— J’ai douze ans, je vis dans la forêt, je ne connais rien du monde moderne, je n’ai presque pas d’amis… J’ai l’impression d’être trop bizarre, trop différente !
— Tu n’es pas trop différente !
— Tu dis ça, mais tu ne m’emmènes jamais au lac quand il y a tes amis ! La seule fois où tu m’as emmenée, c’est quand il y avait Névée. Tu sais quoi ? Je crois que tu as honte de moi et que tu préfères qu’on ne nous voie pas ensemble.
Il y a eu un silence pendant lequel j’ai regretté mes paroles, même si je les pensais. Maman me rappelle souvent que toute vérité n’est pas bonne à dire. Elle doit avoir raison.
— Sans blague, Yara ! Tu penses vraiment ça de moi ?
Un autre silence. Le mien cette fois-ci.
— Tu veux savoir pourquoi je ne t’emmène pas au lac avec mes potes ?
— J’aimerais bien, oui.
J’ai répondu d’une toute petite voix parce que j’avais peur d’être blessée par sa réponse. Est-ce que ça pouvait être pire que ce que j’avais imaginé ?
— Je ne t’emmène pas au lac parce que je veux te garder pour moi tout seul. J’ai peur que si tu rencontres certains de mes potes, tu ne m’aimes plus autant.
Je ne m’attendais pas à ça. J’ai eu le souffle coupé et des milliers de papillons se sont envolés dans mon ventre.
— Tu as raison de t’inquiéter, ai-je répondu après un nouveau silence pendant lequel j’avais espéré trouver un truc inspiré.
Heureusement Lin a ri en promettant qu’il m’emmènerait à la fête du village quand il rentrerait. Il me présenterait ses amis si ça pouvait me faire plaisir. Je n’ai rien trouvé de mieux à dire que « merci », mais je ressentais bien plus que ça. Je ressentais une profonde gratitude.
Notre conversation a tourné sur la mer d’Iroise que Lin parcourait en kayak pour échapper à sa mère et son beau-père. Le couple habitait à Porsmoguer, dans une villa qu’ils avaient décorée comme une page de magazine. Lin détestait les messages niais des tableaux citations que sa mère accrochait aux murs tout autant que l’immense télé qui était allumée vingt heures sur vingt-quatre. Plus Lin grandissait, plus il avait l’impression d’être un étranger pour eux. Ils ne le comprenaient pas, et c’était réciproque.
Sa mère n’aimait que le shopping, son beau-père, la moto. Ils ne parlaient que de ça du matin au soir. Lin qui n’avait rien à dire sur le sujet brillait par ses silences et son absence.
Le soleil à peine levé, il filait sillonner la mer et les îles au large de Porsmoguer. Là, il se sentait libre. Il n’y avait que l’eau, à perte de vue, les dauphins, les phoques gris et des oiseaux marins.
Je n’avais jamais vu la mer, alors Lin me racontait l’odeur de soufre des algues au soleil, le picotement du sel sur le corps en fin de journée, les cris des mouettes, la lumière aveuglante des après-midi, le clapotis de l’eau sur le kayak, les dessins de l’écume.
L’été de Lin ressemblait à une autre vie.