— Je n’ai plus très envie d’aller à la fête du village, tu sais.
Lin, assis en tailleur sur le lit de camp, a relevé la tête du téléphone portable qui l’accaparait jusque-là. Il m’a regardée en fronçant les sourcils. Nous avions convenu que nous passerions la soirée avec ses amis, mais maintenant que l’heure approchait je doutais que ce soit une bonne idée.
— Hors de question que tu te défiles ! m’a-t-il lancé.
— Je fais ce que je veux.
— On y va, point.
Sa décision sans appel et le ton sur lequel il venait de parler m’ont mise en colère. Ce n’était pas à lui de décider à ma place !
Lin était déjà retourné à son téléphone, je me suis plantée devant lui, les mains sur les hanches, répétant que je n’irais pas et que ce n’était pas la peine d’essayer de me convaincre. Lin a posé son portable à côté de lui et s’est levé pour me faire face.
— Tu as peur, je comprends. Mais tu avais envie de rencontrer mes amis. Si tu n’essayes pas, tu vas le regretter. Ce serait dommage de passer à côté, a-t-il ajouté en me touchant le bras.
— Ils ne vont pas m’aimer.
Lin a souri en secouant la tête. Je lui ai dit, d’un air de défi :
— Je ne suis pas comme vous, tu comprends ?
— Parce que tu es une fille de la forêt ?
— Je ne suis pas une fille de la forêt.
— Vraiment ? Est-ce que tu vas enfin me dire pourquoi tu es ici plutôt que chez toi ?
— Je suis trop semblable aux humains.
— Quoi ? a-t-il demandé, étonné.
— Je n’ai pas ma place dans la forêt. Je suis juste moi…
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, Yara ! s’est-il exclamé en me prenant la main. Quand vas-tu m’expliquer ce qui t’arrive ?
C’était le moment des aveux. J’ai pris une longue inspiration et j’ai tout raconté : Ren, le Dieu Renard, les métamorphoses, mon lien avec la nature qui semblait perdu, Névée, maman, moi… Ma voix a beaucoup tremblé et plus d’une fois je me suis dit qu’il allait me prendre pour une folle. Lorsque mon histoire a été terminée, Lin est resté silencieux un instant avant d’éclater de rire.
— Yara ! C’est l’histoire la plus dingue que j’ai jamais entendue !
— Tu ne me crois pas, c’est ça ?
— Bien sûr que je te crois ! Qui pourrait inventer un truc pareil ? Et puis, ça explique comment ta sœur et toi m’avez battu à plate couture l’autre fois !
Ma sœur.
J’aimais entendre ce mot ! Dans la bouche de Lin, il n’était plus seulement une idée, il devenait réel. Elle avait beau être loin, avoir disparu pour ainsi dire, Névée n’en était pas moins ma sœur.
Lin réfléchissait en me regardant, il a fini par dire :
— Ça n’explique toujours pas pourquoi tu as fui la forêt.
— Mon père est le Dieu Renard. Lui et ma sœur sont nés renards, mais ils peuvent se métamorphoser en humains. Moi pas : je ne suis pas tout à fait humaine, mais pas non plus comme eux. Je ne sais plus qui je suis et encore moins quelle est ma place.
— Ta place ? C’est celle que tu choisis, non ? Quant à savoir qui tu es ? Tu es Yara.
— À t’entendre, ça a l’air tellement facile…
— Et peut-être que ça l’est. J’aurais dû te présenter mes amis depuis longtemps, je m’en rends compte maintenant. Tu veux bien m’accompagner ce soir ? Ça me ferait plaisir.
J’ai accepté. Lin a déposé un baiser sur ma joue en me disant que je ne le regretterais pas, et il avait raison.
Le village si tranquille ces derniers temps fourmillait de promeneurs. Ils convergeaient vers un champ immense où se déroulaient les festivités. Avant de nous y rendre, nous avons rejoint un groupe de garçons et de filles assis sur une des tables de ping-pong à côté du parc de jeux. Ce n’étaient pas les mêmes personnes que celles que j’avais rencontrées au lac, sauf la fille aux cheveux courts qui m’a fait un petit signe de la main. Alors qu’une demi-douzaine de paires d’yeux se posaient sur moi, Lin a mis son bras sur mon épaule et m’a présentée comme sa meilleure amie.
Ces simples mots ont été un sésame. J’ai été adoptée immédiatement.
Ils étaient curieux de savoir d’où je venais et où j’allais au collège. Quand je leur ai dit que j’étais scolarisée à la maison, ils ont été plus étonnés qu’envieux. Les cours à distance, les visios compliquées, les cahiers de textes en ligne qui buguaient, très peu pour eux !
— Ça te fait pas ça, toi ? m’ont-ils demandé.
J’ai répondu en riant que je ne savais pas de quoi ils parlaient et Lin a expliqué que je n’avais ni la télé, ni internet.
L’annonce a provoqué un silence général pendant lequel j’ai bien cru qu’ils allaient se moquer de moi. La bête curieuse, le phénomène, le monstre. Je me suis raidie en attendant l’orage de rires et de grimaces, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Ils étaient juste surpris et amusés. Ils trouvaient que c’était dingue mais cool aussi d’échapper à tout ça.
Tout ça quoi ?
« Les dangers du Net », m’ont-ils expliqué. Les réseaux, le harcèlement, les rumeurs, les menaces, les fake news, entre autres ! Je ne m’imaginais même pas comment ça pouvait prendre forme et comprenais encore moins pour quelle raison ils continuaient à fréquenter internet si c’était aussi dangereux. Ils ont ri.
— C’est comme ça ! On peut pas s’en passer ! On est au XXIe siècle !
J’ai ouvert la bouche pour leur poser une des nombreuses questions qui me venaient en tête, mais ils parlaient déjà d’autre chose. Lin m’a donné un coup d’épaule.
— Je t’expliquerai, m’a-t-il chuchoté. Viens, on y va.
Nous avons pris la direction du champ. La fille aux cheveux courts est venue marcher à côté de moi. Elle portait un short déchiré ainsi qu’un tee-shirt au-dessus du nombril. Ses bras étaient recouverts de bracelets colorés.
— Moi, c’est Thaïs, m’a-t-elle dit en souriant. Ta copine aux cheveux blancs est pas venue ?
— Ce n’est pas ma copine, c’est ma sœur.
— Ah oui ?
— Oui. On n’a pas la même mère cela dit, c’est pour ça qu’on ne se ressemble pas beaucoup.
— J’ai un frère qui ne me ressemble absolument pas. Ni physiquement, ni mentalement ! Et on peut pas se supporter ! Toi, tu t’entends bien avec ta sœur ?
— Oui, très bien. Mais on ne se voit pas souvent.
Voilà, notre conversation était lancée. Thaïs n’a posé aucune question sur ma drôle de vie et nous nous sommes vite trouvé un point commun : la lecture. Nous avons discuté de nos romans favoris jusqu’à notre arrivée dans le champ. Là-bas, il y avait bien trop de bruit pour continuer !
Les aires de jeux gonflables pour enfants et la patinoire synthétique côtoyaient des enclos où l’on pouvait voir des animaux de la ferme, des expositions de matériel agricole, des zones de traite.
En plus de toutes ces activités, nous avons assisté à un concours de chiens de berger, ainsi qu’à celui des métiers de bûcheron où des duos devaient découper le plus rapidement possible une ou plusieurs rondelles dans une bille de bois grâce à une énorme scie. Nous nous sommes fait arroser par les camions de pompiers qui lançaient de l’eau et avons applaudi le défilé des chars fleuris. J’ai poussé des « waouh ! » extasiés en regardant le feu d’artifice.
Ce jour-là, alors que je m’amusais comme jamais, j’ai pensé à maman et grand-mère dans la solitude de la forêt. J’ai aussi pensé à Écume en voyant des poneys montés par des enfants ravis.
Comme ma vie quotidienne me paraissait lointaine au milieu de ce brouhaha.