Jacob et Lin m’ont ramenée en fin d’après-midi. Jacob a garé la voiture non loin du promontoire. Quand nous sommes passés devant, j’ai jeté un coup d’œil. L’avancée rocheuse était déserte. Même si je n’espérais rien, j’étais un peu déçue.
D’une certaine façon, c’était rassurant de voir que la forêt n’avait pas changé. Maman était en train d’étendre des draps. Lorsqu’elle nous a vus, celui qu’elle voulait suspendre a glissé du fil. Il est tombé par terre au moment où elle m’a serrée dans ses bras. Je n’éprouvais plus aucune colère envers elle, juste un immense bonheur d’être à la maison. Grand-mère, qui avait dû nous entendre, est sortie les mains pleines de farine, traînant dans son sillage une odeur de brioche à la fleur d’oranger. J’ai embrassé ses joues ridées, lui ai demandé si elle avait besoin d’aide. Elle a refusé, disant que j’avais certainement envie de retrouver Écume à qui j’avais beaucoup manqué.
Avec Lin sur les talons, j’ai couru jusqu’au pré où elle paissait. Si vous aviez vu ses yeux quand je l’ai appelée !
Jacob a aidé maman à déposer les volets qui s’écaillaient. Grand-mère, Lin et moi sommes allés jusqu’au prunier dont les branches croulaient sous les fruits mûrs. Quand nos paniers ont été remplis, nous avons retrouvé la cuisine pour laver les fruits et enlever soigneusement les queues. Grand-mère nous a demandé de trier les prunes en deux tas : les plus belles seraient cuisinées au sirop, les autres serviraient pour la confiture.
Quand toutes les tâches quotidiennes ont été terminées, nous nous sommes installés à table sous les arbres et nous avons mangé et discuté jusqu’au coucher du soleil. Maman avait servi du sirop de thym et de menthe fait maison, du pain aux noix, du fromage et des fruits.
Assise en tailleur sur ma chaise, j’ai regardé maman pousser les assiettes, Jacob remplir les verres, Lin croquer une pomme et grand-mère couper le pain. Il ne manquait plus que Ren et Névée pour que notre famille soit au complet. J’aurais aimé savoir où ils étaient et surtout s’ils reviendraient un jour.
J’espérais les voir surgir de derrière les arbres, heureux de rentrer à la maison après une longue journée de travail. La forêt ce soir-là était vide d’eux, mais pleine de nos rires.
Grand-mère était couchée depuis longtemps lorsque Lin et Jacob sont partis. J’allais monter sur la mezzanine, mais maman m’a dit que si j’étais d’accord elle serait bien restée avec moi un instant de plus. Nous nous sommes assises sur la terrasse en bois devant la maison pour écouter une chouette hululer dans les arbres non loin. Je sentais le regard de maman posé sur moi. Elle a fini par dire :
— Qu’est-ce que tu as grandi cet été, Yara ! Ça m’a étonnée, tu sais, parce que c’est venu vite et de façon inattendue. Mais quand je te vois, quand je t’écoute raconter ton été chez Jacob, je suis heureuse de constater que ton horizon s’est agrandi.
Elle s’est tue un instant puis m’a pris la main pour me guider jusqu’à l’atelier. Les étagères étaient chargées de nouvelles pièces représentant des renards, mais aussi d’autres animaux de notre forêt.
— Je n’ai pas chômé, a-t-elle remarqué d’un ton joyeux.
— Pardon d’avoir cassé…
— Laisse, va, a-t-elle dit en faisant un geste de la main comme pour chasser cette discussion. C’est moi qui te demande pardon. Je n’aurais pas dû te cacher une chose aussi importante que l’identité de ton père.
J’ai acquiescé en la regardant soulever un grand drap blanc posé sur une pièce. Il cachait la dernière version de La Métamorphose du Dieu Renard. Je me suis approchée pour mieux voir. Maman avait modelé le visage humain de Ren tout en lui donnant des traits de renard. On avait l’impression qu’il se transformait sous nos yeux et, malgré cet aspect fantastique, le résultat était saisissant de réalisme.
J’ai approché mes mains du visage, en effleurant du bout des doigts le front et les cheveux.
— Il était grand temps que je le termine, non ?
J’ai hoché la tête même si je n’étais pas tout à fait sûre d’être d’accord avec cette idée. Et dire que cet homme était mon père. Qu’il avait vécu quelque temps près de moi et qu’il ne m’avait rien dit. Mon cœur s’est serré mais, comme je ne voulais pas être triste, je me suis exclamée d’une voix aussi enjouée que je le pouvais :
— Il est vraiment très beau ! Est-ce qu’Alexie l’a vu ?
— Pas encore, mais nous avons déjà convenu d’une exposition et même de la date du vernissage, début octobre. Je crois que les évènements de cet été m’ont fait comprendre qu’il était grand temps pour moi d’avancer.
— Avancer comment ? ai-je soudain lâché, le cœur battant. Hors de question de quitter la forêt ! Je veux rester là ! Si jamais Ren voulait revenir et ne nous retrouvait pas ?
Maman a souri.
— Ne t’inquiète pas pour Ren, ma chérie. S’il nous cherche, il nous trouvera. Tu peux en être sûre. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas quitter la forêt, moi non plus. J’aime notre vie ici et tout ce que nous y avons construit au fil des années. Je veux ouvrir un nouveau chapitre dans notre vie.
— Comment ?
Cette fois-ci, maman s’est mise à rire.
— Je n’en ai aucune idée ! En tout cas, finir La Métamorphose du Dieu Renard était une première étape.
J’ai jeté un dernier regard à la sculpture avant de quitter l’atelier, regrettant qu’on ne soit pas dans un roman fantastique et qu’elle puisse prendre vie sous mes yeux.