Une rentrée inattendue

Maman comptait ouvrir un nouveau chapitre dans notre vie. Je ne sais pas ce que l’univers a compris à cette demande, mais il a voulu y répondre et, bizarrement, il s’est plus focalisé sur moi que sur ma mère.

Ça a commencé le 4 septembre quand, tentant d’accrocher une guirlande en tissu aux branches du hêtre, j’ai fait une chute stupide. J’étais montée des centaines de fois dans cet arbre, je connaissais par cœur son tronc et sa ramure, pourtant, cet après-midi-là, en essayant de faire un nœud, j’ai été éblouie par le soleil. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde, assez pour me déstabiliser. La branche à laquelle j’ai voulu me rattraper s’est dérobée. Fracture du tibia.

C’était la première fois que j’allais aux urgences. Le médecin m’a dit que c’était une blessure fréquente, que je devrais garder mon plâtre six semaines et que je n’aurais probablement pas beaucoup de rééducation à faire. Selon lui, j’avais de la chance de ne pas avoir eu cet accident en plein été, sinon je n’aurais pas pu aller me baigner.

C’était une maigre consolation pour moi qui avais l’intention de courir les bois à la recherche de Ren et Névée. J’avais d’ailleurs trouvé une carte sur laquelle j’avais colorié au crayon bleu les zones que j’avais déjà parcourues. En faisant cela, je m’étais vraiment rendu compte de l’immensité de la montagne.

Traquer un Dieu Renard et sa fille dans les bois, vous imaginez bien que je ne pouvais pas raconter un truc pareil au médecin des urgences ! J’ai donc fait bonne figure et suis rentrée à la maison avec un plâtre vert et des béquilles assorties. Lin a dit en riant que ma jambe ressemblait à une grosse chenille de noctuelle.

Comme il n’était pas question que je monte dormir dans ma chambre, maman m’a installée sur le canapé du salon. Si le « tipi » me rappelait de bons souvenirs, cela me rendait aussi terriblement nostalgique. J’aurais adoré pouvoir faire un voyage dans le passé pour revoir Névée allongée là, à ma place.

À défaut de pouvoir courir la montagne, j’ai passé beaucoup de temps à lire, à repérer sur la carte les endroits que j’irais parcourir dès que ma jambe serait remise. J’ai aussi appris le nom des nuages et réalisé un nouvel herbier des plantes de la forêt. C’est grand-mère qui est allée les ramasser et je les ai fait sécher entre les pages d’un gros dictionnaire.

 

Mi-septembre, j’ai reçu les colis avec tous mes fascicules de l’année scolaire que j’ai rangés après avoir fait du tri dans mes affaires. Comme les années précédentes, je travaillais de huit à douze heures et parfois de dix-sept à dix-huit heures aussi. Maman n’était jamais loin si j’avais des difficultés pour comprendre une leçon ou faire mes exercices mais, de façon générale, je me débrouillais bien seule.

Pendant les repas, maman a réinstauré la conversation en langue étrangère. En anglais le mardi et en espagnol le jeudi. Elle me demandait de parler de mes journées ou de mes lectures sans jamais utiliser le français. J’aimais bien le faire en anglais, mais en espagnol, c’était une autre histoire !

Mes après-midi de liberté, je les passais avec Écume. À cause de ma jambe cassée et des béquilles, maman m’avait interdit d’aller plus loin que son pré et surtout de grimper sur son dos. Je trouvais ça injuste parce qu’Écume était docile et qu’en la montant à cru je ne risquais pas grand-chose ! De toute façon, maman n’avait rien voulu entendre, alors je travaillais avec ma ponette à la longe. Ce n’était pas ennuyeux, mais ça me démangeait de la chevaucher et de partir avec elle au galop.

 

Revenons à ce fameux nouveau chapitre que ma mère avait entamé. Eh bien, le troisième week-end de septembre, elle a demandé à Jacob de l’emmener à Grenoble. À cause de mon plâtre, je n’étais pas de la partie, et maman a tenu à ce que le but de leur sortie reste secret.

J’étais un peu vexée de ne pas être mise dans la confidence, mais j’allais passer la journée avec Lin et ça, c’était une bonne nouvelle. Quelle surprise quand je l’ai vu arriver avec Thaïs. J’ai jeté un coup d’œil à maman, étonnée qu’elle ait accepté qu’une « inconnue » vienne à la maison. Elle s’est contentée de sourire en me demandant si ça me faisait plaisir de voir mon amie. Bien sûr que ça me faisait plaisir !

— Tu habites vraiment là ? s’est étonnée Thaïs lorsqu’elle m’a rejointe.

— Oui, pourquoi ?

— C’est si beau ! s’est-elle exclamée. Tu me fais visiter ?

Je lui ai montré la maison, l’atelier et le terrain. Nous sommes allés caresser Écume. Selon Thaïs, j’avais trop de chance d’avoir ma ponette et de pouvoir monter quand je le voulais. Elle aussi adorait les chevaux, mais ne faisait de l’équitation que très rarement. Comme elle souhaitait voir le ruisseau, Lin m’a portée sur son dos. Nous nous sommes installés sur les galets pour discuter.

À midi, nous avons fait une omelette aux pommes de terre et des pancakes pour le dessert. Nous avons aidé grand-mère à préparer des semis et, quand il s’est mis à pleuvoir, nous nous sommes réfugiés à la maison pour jouer à des jeux de société.

Maman et Jacob sont rentrés vers dix-sept heures.

— Où est la surprise ? ai-je demandé en les voyant arriver les mains vides.

— Elle est dehors.

Nous avons couru à l’extérieur. Enfin, Lin a couru et moi j’ai bondi avec mes béquilles aussi vite que je le pouvais. J’ai mis un petit temps avant de comprendre que la surprise n’était autre que les deux vélos à grosses roues qui trônaient face à la porte d’entrée.

— Tu as acheté des vélos ? ai-je demandé, interloquée. On n’en fait jamais !

Maman a ri.

— Ce sont des vélos électriques. À partir du mois d’octobre, je vais donner des cours de poterie et de modelage. Il faut que je puisse me déplacer par mes propres moyens. Et j’en ai aussi pris un pour toi : tu iras plus facilement au village voir tes amis. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Tu es en train de dire que je peux aller au village toute seule ?

— Oui. Enfin, quand tu n’auras plus ton plâtre, bien entendu.

— C’est trop cool ! me suis-je exclamée en inspectant le vélo bleu pétrole. Vraiment cool !

J’avais déjà hâte de me débarrasser de mon plâtre, mais avec un VTT électrique flambant neuf qui n’attendait que moi, les prochaines semaines allaient être un calvaire !