Tous ceux de la forêt

Le grand jour du vernissage est enfin arrivé. Tout comme moi pour la fête du village, maman n’était plus très sûre d’avoir envie d’y aller.

— Qu’est-ce que je vais leur dire, à tous ces gens ?

— Peut-être qu’il n’y aura personne, a hasardé grand-mère qui s’était mise sur son trente-et-un.

Maman a fait la grimace et nous avons ri. Pour l’occasion, j’avais choisi une jolie robe vert foncé qui, de l’avis de Lin, m’allait à ravir. Lui avait opté pour une chemise et une veste noire qui avaient appartenu à son père.

Comme j’avais toujours mon plâtre, Jacob m’a portée sur son dos jusqu’à la voiture. J’ai adoré enfouir ma tête contre son épaule comme une petite fille parce que, je le sentais bien, je serais bientôt trop grande pour faire ce genre de chose.

Je n’étais jamais allée à Grenoble de nuit. J’ai trouvé les lumières de la ville magnifiques, même si j’étais consciente que cette pollution lumineuse soit néfaste pour bon nombre d’espèces animales. Vous savez que c’est à cause de ça que les lucioles sont en train de disparaître de la surface de la Terre ?

Nous nous sommes garés dans une ruelle non loin de la galerie, avons longé les trottoirs et les terrasses de bars grouillantes de clients bruyants. Lorsque la galerie a été en vue, maman a ralenti le pas, a lissé sa robe contre ses cuisses et a demandé à Jacob :

— Tu crois que ça va aller ?

— Bien sûr que ça va aller. Regarde, c’est noir de monde. Les gens sont tous venus pour toi.

Jacob marquait un point ; je n’avais jamais vu autant de monde devant la petite galerie d’Alexie. Maman s’est avancée et a poussé la porte sans que personne fasse attention à elle. À l’intérieur, une vingtaine de visiteurs gravitaient autour des pièces exposées sur des troncs d’arbres bruts qui faisaient ressembler la pièce à une forêt. C’était vraiment très beau.

— Alexie t’avait dit qu’elle allait mettre en scène les sculptures ? a demandé grand-mère.

— Non, je n’en avais aucune idée.

— Oh ! Mais voilà l’artiste ! a lancé Alexie en nous rejoignant dans un costume gris souris.

Les gens présents ont dévisagé maman un instant avant d’applaudir. « Voilà, ça commence », ai-je pensé en voyant maman répondre avec embarras aux questions et aux compliments.

J’ai fait le tour des sculptures avec Lin, étonnée de les redécouvrir dans cet environnement. La Métamorphose du Dieu Renard trônait au centre de la deuxième pièce. Placé en hauteur, sur un assemblage de troncs de bouleau, le buste captivait l’attention. De nombreuses personnes prenaient des photos et discutaient de l’incroyable réalisme de la transformation. Je l’avais déjà vu, mais ici, avec ces gens autour, le visage de mon père m’a bouleversée.

— Viens, on va manger des petits fours, m’a proposé Lin en m’attrapant la main.

Je l’ai suivie sans opposer de résistance.

Assis sur les marches en bois qui menaient à la réserve, nous regardions les gens, écoutions les conversations, discutions de ce nouveau chapitre que maman avait ouvert, imaginant toutes les opportunités qui s’offraient à nous maintenant que je possédais mon super vélo et qu’il était tout à fait envisageable de dormir chez Lin et son père. Lorsque nous avons eu fini de lister les trucs cool que nous pourrions faire, j’ai avoué à Lin que s’il y avait bien une chose qui me faisait envie, c’était d’aller avec lui en Bretagne pour voir la mer, les phoques et les dauphins.

— Ce serait super ! Et si papa venait avec nous, nous pourrions louer un bateau à voile.

— Ton père sait naviguer ?

— Bien sûr !

Nous avons rêvé d’un été à la mer en finissant nos petits fours. Après, Lin est allé chercher à boire. En plus de verres de jus de fruit, il a rapporté du champagne.

— T’es dingue ! ai-je chuchoté quand il m’a tendu la coupe de liquide doré.

— C’est pas tous les jours que ta mère est une star et qu’on planifie nos vacances à la mer ! Bois au moins une gorgée, gamine !

Il n’attendait qu’une chose : que je râle en disant que je n’étais pas une gamine. J’ai donc saisi le verre pour en boire la moitié. Le liquide pétillant avait un drôle de goût et m’a tiré une grimace. Lin a eu la gentillesse de ne pas rire. Il a fini le verre quelques secondes avant qu’Alexie vienne nous déloger en montant à la réserve.

J’ai rejoint maman qui discutait avec un homme chauve aux lunettes tellement grandes qu’elles lui faisaient des yeux de chouette. C’était un journaliste du Dauphiné libéré. Il fréquentait souvent cette galerie et était un « admirateur absolu » du travail de ma mère.

— C’est votre fille ? a-t-il demandé à maman quand je me suis postée à côté d’elle.

Comme elle acquiesçait, il a ajouté qu’il avait une fille du même âge que moi, une ado intelligente qui adorait l’art. Elle ne devait pas être très loin d’ailleurs. Il l’emmenait toujours quand il couvrait des vernissages ou des expos temporaires.

— Ah ! La voilà !

Il a fait un signe de la main à la foule. Une fille nous a rejoints. Pas une fille. La fille du parc Mistral, celle qui m’avait traitée de « Poil de Carotte qui aurait mis trop d’autobronzant ».

Ce soir-là, elle portait un jean, un drôle de tee-shirt trop petit pour elle et une veste bien trop grande. Et c’est moi qu’on traitait de pauvre parce que je m’habillais dans une recyclerie !

Nous nous sommes regardées. Je ne sais pas si elle se souvenait de moi, mais quand son père lui a dit qui était ma mère, on aurait juré qu’elle était ma meilleure amie. Elle a pris mon bras et m’a traînée dans toute la pièce en parlant fort, pour qu’on se fasse remarquer. J’étais horriblement gênée.

Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’étais une star ?

— On se connaît, non ? a-t-elle fait quand elle a eu terminé de me promener. T’es à Europole, toi aussi ?

— Non, je n’habite pas à Grenoble.

— Tu me fais penser à quelqu’un !

— À Poil de Carotte ?

Elle a froncé les sourcils et a éclaté de rire en me disant que j’étais trop drôle. C’est à ce moment précis que Lin m’a sauvée en m’attrapant par l’épaule et en m’attirant dehors, prétextant que ma grand-mère me cherchait.