Nous avons poussé la porte et retrouvé l’air frais de l’extérieur. Je ne l’ai pas tout de suite vu sur le trottoir. C’est Lin qui s’est soudainement arrêté et qui m’a donné un coup d’épaule. J’ai juste eu le temps de lever la tête et il était là, devant moi, bien plus grand que dans mon souvenir.
— Ren ! me suis-je exclamée en sentant mon cœur pulser dans ma gorge serrée.
J’ai bondi sur lui, un peu comme l’aurait fait un prédateur sur sa proie pour ne pas la laisser filer. Mes bras se sont refermés sur sa taille, ma tête s’est posée contre son torse.
— Papa…
Ce n’était qu’un murmure, mais il l’a entendu. Il a refermé ses bras sur moi avant de poser un baiser sur ma tête.
— Alors ta mère t’a tout dit ?
J’ai acquiescé.
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé quand tu étais à la maison avec Névée ?
Il m’a emmenée de l’autre côté de la rue. Nous nous sommes assis sur un banc, face à la galerie. L’agitation qui régnait à l’intérieur était à l’exact opposé du calme qui nous environnait. Ren a passé son bras sur mon épaule et après un instant de silence a fini par dire :
— J’ai souvent imaginé cette conversation sans jamais trouver des mots qui me paraissaient justes. Maintenant encore, je ne sais pas quoi te dire. Quel père abandonne sa fille et réapparaît des années plus tard pour lui avouer qu’il est le Dieu Renard et qu’il ne peut rien lui offrir ni lui promettre, à part son absence ?
— Toi. Et ça aurait valu tous les silences et les disparitions du monde.
— Tu aurais accepté d’entendre ça, Yara ?
— Oui, et aussi que tu m’aimes.
— C’est le cas ! Bien sûr que je t’aime. Je suis souvent venu vous voir, ta maman et toi. C’était moi, le soir où tu m’as surpris dans les buissons. C’était moi aussi, près du ruisseau, quand tu nous cherchais après notre départ. Si tu savais comme j’étais troublé et ému quand tu m’as demandé si j’étais le Dieu Renard.
J’ai souri en me rappelant ce souvenir. À ce moment-là, j’étais loin de me douter que ce renard roux et noir était mon père !
Tête baissée, j’ai écouté Ren parler, me raconter comment il avait rencontré maman, comment il avait été ébloui par elle. Il n’avait jamais aimé d’humaine avant elle, pourtant cela avait été tout de suite une évidence.
Il m’a assuré que sa relation avec elle ainsi que ma naissance avaient été d’immenses bonheurs. Il aurait aimé partager plus longtemps notre quotidien, mais ses trop longues métamorphoses l’affaiblissaient. Et surtout, à cette époque, il pensait que sa place était dans la forêt avec les siens. Les renards, a-t-il précisé aussi vite pour ne pas me faire de la peine. Partagé entre son humanité et son animalité, il avait fini par se dire que le mieux était de regagner la montagne, sans s’éloigner trop de nous. Bonnes ou mauvaises, il avait pris des décisions et avait fait des sacrifices. Maman et moi étions le plus douloureux de tous.
Il aurait aimé être présent dans ma vie comme il l’avait été dans celle de Névée.
Névée…
— Où est-elle ? Est-ce qu’elle va bien ?
— Elle est rétablie. Ça a pris du temps, mais elle va bien maintenant. Elle est dans la montagne.
— Tu l’as laissée seule ?
— Elle est grande, tu sais. Malgré la forme de jeune humaine dans laquelle tu l’as rencontrée, c’est une renarde adulte. Elle a toute une vie à vivre dans la forêt.
— Je ne la reverrai plus ?
— Si, tu la reverras. Sous sa forme de renarde la plupart du temps.
— Elle ne se transformera plus ?
— Peut-être. Occasionnellement. Il faut que tu saches que nous sommes les derniers représentants de notre race. Nos pouvoirs de métamorphose se sont perdus au fil des générations. Ils seront éteints avec les enfants ou les petits-enfants de Névée.
Cela me paraissait si triste que je n’ai pas pu m’empêcher de le dire à Ren.
— Parfois moi aussi je trouve que c’est triste, et parfois je pense que c’est mieux ainsi. Ce don nous a été offert il y a très longtemps, à une époque où hommes et animaux étaient liés, faisaient partie d’un tout. Je n’ai pas connu ce temps. Ce que je sais, c’est qu’il n’existe plus. Aujourd’hui, le rapport de l’homme à la nature ne ressemble en rien à ce qu’on m’a conté. Peut-être est-ce pour cela que nous perdons nos pouvoirs. Les humains et nous n’avons sans doute plus grand-chose à partager.
— C’est faux ! Tous les humains ne se ressemblent pas !
Il a ouvert la bouche pour répondre, mais n’a pas eu le temps de le faire. Maman a poussé la porte de la galerie et a couru nous rejoindre.
Ren s’est levé. Elle s’est jetée dans ses bras. J’ai détourné les yeux quand ils se sont embrassés. C’est comme ça que j’ai vu Lin me faire signe depuis le trottoir d’en face. Je suis allée le retrouver.
— Ta mère te cherchait. J’étais bien obligé de lui dire où tu étais, m’a-t-il expliqué avant que je puisse lui faire le moindre reproche. Tu es contente ? Ton père est de retour.
J’ai acquiescé sans savoir si je devais me réjouir.
Pour combien de temps serait-il là ? Quelques jours, une semaine ? Je devais profiter du moment présent et ne pas penser au lendemain, mais envisager son absence m’attristait déjà.
Derrière moi, la porte s’est ouverte. Alexie s’est avancée sur le trottoir pour me demander si j’avais vu maman. Elle était en face, mais on la distinguait à peine dans la pénombre de la rue. Je l’ai appelée. Elle et Ren ont traversé en se tenant par la main. Lorsque le visage de mon père a été éclairé par la lumière de la galerie, Alexie a poussé un cri strident qui m’a donné la chair de poule.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Le… D… Dieu Renard !
Maman a eu un temps d’arrêt avant de comprendre et de rire.
— Je te présente Ren, le père de Yara.
— Le père de Yara, a répété Alexie, incrédule.
— Nous nous étions perdus de vue depuis longtemps.
— Tu vas me prendre pour une folle, mais, avec tous tes mystères, j’avais fini par croire que le Dieu Renard existait vraiment !
Maman a ri encore, avant de sermonner son amie, lui disant qu’elle la pensait plus rationnelle. Un Dieu Renard, quand même !
Quand elle l’a poussée vers l’intérieur, Alexie a chuchoté :
— Avoue quand même qu’il a un petit air de renard !
— Ah bon, tu trouves ?
La porte s’est refermée sur elles. Demeurée seule avec Ren, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander :
— Tu vas rester combien de temps ?
— Tout le temps qu’il vous plaira.
— Vrai ?
— Vrai de vrai. Humain ou renard, il est temps que je profite de vous, si vous voulez toujours de moi à vos côtés.
Bien sûr qu’on voulait qu’il vive avec nous. De tout notre cœur !