Ginkgo biloba

Cet automne-là, la forêt a roussi plus vite que d’habitude. Ren a dit avec malice que c’était pour faire honneur aux renards. Peu importait que ce soit vrai ou pas, je n’avais jamais vu une telle flamboyance.

C’était étrange de l’avoir tout le temps avec nous, de se lever et de le trouver dans la cuisine essayant vainement d’allumer la cuisinière pour faire cuire les œufs, de l’entendre rire alors que tout était silencieux, ou de le voir traverser les bois sous sa forme animale.

C’était étrange, mais vous savez quoi ? J’adorais vraiment ça et je chérissais le temps passé avec lui, maman et grand-mère. Si vous nous aviez vus discuter autour de la table, lire, installés dans le salon, ou préparer les paquets de graines pour le printemps prochain, vous auriez su que nous étions heureux.

Sans changer radicalement, notre quotidien s’était transformé. Comme on avait fini par enlever mon plâtre, j’allais régulièrement au village à vélo. J’avais des amis et j’étais plus proche de Lin que jamais. Trois fois par semaine, maman allait donner des cours de poterie dans les villages avoisinants. Son travail rencontrait un franc succès dans la région, la galerie ne désemplissait pas et son nom avait même été cité dans un magazine d’art renommé. Maman était fière, bien sûr, mais elle se méfiait du succès et de l’attention qu’on portait à ceux qui en bénéficiaient. Elle préférait de loin les feux du soleil couchant à ceux des projecteurs.

Bien entendu, j’ai repris mes excursions en forêt. J’y allais parfois seule, parfois avec Ren, la plupart du temps avec Névée. C’est elle qui m’a fait découvrir ses moindres recoins ainsi que tous les endroits qu’elle aimait, comme les crêtes sur lesquelles nous avions l’impression de courir dans le ciel.

Changée en renarde, Névée ne pouvait pas parler avec des mots. C’était quelque chose qui m’avait frustrée au début mais nous avons fini par nous comprendre sans utiliser ce langage. Un regard, un glapissement, un cri, un rire nous suffisaient. J’adorais sentir que le lien qui nous unissait devenait de plus en plus fort jour après jour.

N’allez pas croire qu’elle ne se transformait plus du tout en humaine. Elle le faisait de temps en temps mais elle ne restait jamais plus d’une heure sous cette forme. Elle ne s’était pas encore remise totalement de sa longue métamorphose, et même si elle n’avait pas été explicite sur le sujet, j’avais compris qu’elle avait été très malade.

Très, très malade.

 

Ce jour-là, après une longue balade en montagne, nous sommes rentrées épuisées. Allongée sur le tapis de feuilles mortes du hêtre, je regardais les nuances de jaune et de orange au-dessus de ma tête.

Ren est sorti de la maison, nous a demandé si nous voulions qu’il nous apporte quelque chose. Nous avons répondu que nous n’avions envie de rien et Névée l’a fixé jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des buissons qui bordaient le potager.

— Tu n’es pas triste que Ren vive avec nous ?

C’est bête, mais avec elle, je n’osais pas l’appeler papa, comme si j’avais moins le droit qu’elle d’utiliser ce mot.

— Bien sûr que non ! Je suis très contente, au contraire. Sais-tu pourquoi nous avons chuté du promontoire ? Papa te l’a-t-il raconté ?

J’ai secoué la tête.

— Quand j’étais petite, papa m’a toujours défendu de me rendre dans cette partie de la forêt, à cause de la présence des hommes, qu’il jugeait dangereuse. Mais en grandissant, le pouvoir de métamorphose dont il m’avait parlé est apparu et la curiosité m’a poussé à faire quelques incursions de ce côté-là de la montagne. Je restais sur le promontoire pour vous observer, ta famille et toi. Le plus souvent, je gardais ma forme originelle, mais parfois je me changeais en cette jeune fille aux cheveux blancs, et je m’imaginais appartenir à votre monde. C’est comme ça que j’ai découvert que mon père se rendait souvent dans votre partie de la forêt. Je ne comprenais pas pourquoi il s’approchait de vous, lui qui m’avait toujours dit de me méfier des humains. C’était un secret qu’il gardait pour lui, un secret que je voulais découvrir. D’autant que, quand je vous voyais, je sentais confusément quelque chose nous lier.

— Moi aussi, j’ai ressenti ça quand je t’ai vue sur le promontoire, quelques jours avant votre chute. C’était comme un fourmillement.

Elle a plongé ses yeux dans les miens. Je ressentais ce lien en cet instant, et elle aussi devait le ressentir.

— Alors un jour, j’en ai eu assez d’attendre qu’il me dise ce qui le guidait vers vous. Je suis allée sur le promontoire, bien décidée à descendre moi aussi. Il y a des jours où tout semble se mettre en place pour que l’on parvienne à son but. C’est ainsi que je t’ai vue approcher avec ta ponette, l’attacher et commencer à grimper. J’étais sous ma forme de renarde, je comptais bien aller à ta rencontre mais papa est arrivé. Il m’a ordonné de retourner avec lui dans la forêt, en ajoutant de rester discrète. Je n’ai pas réfléchi. Je lui ai pris la patte et j’ai sauté.

— Tu as sauté ?

— Oui ! C’est comme ça que nous sommes tombés. Lorsque j’ai touché le sol, je me suis métamorphosée. Je n’avais qu’une envie : forcer le destin.

— Vous auriez pu vous blesser grièvement.

Elle a haussé les épaules avant de répliquer :

— Nous aurions surtout pu passer à côté d’une vie avec vous !

Un coup de vent plus fort que les autres a fait s’envoler les feuilles qui sont retombées sur nous en pluie d’or. Alors voilà comment les choses s’étaient passées. Névée avait fait le grand saut. C’est à elle que je devais mon bonheur. À cette fille aux cheveux et au nom de neige. Ma sœur.

Je lui ai pris la main, elle a tourné son visage vers moi et m’a souri. Nous sommes restées un long moment ainsi, regardant les feuilles voleter en silence. Comme le froid commençait à se faire plus vif, nous avons fini par rentrer. Névée s’est transformée en renarde pour aller se coucher à côté du poêle qui crépitait. Avec les reflets du feu, sa fourrure blanche ressemblait à de l’or en fusion.

— Yara ?

Je me suis retournée vers Ren qui souriait debout près de la porte.

— Ça te dit un peu de jardinage ?

— Bien sûr ! Qu’est-ce que tu veux planter ?

— C’est une surprise.

Je l’ai suivi dehors. Il m’a tendu une pelle, en a pris une autre puis m’a guidée jusqu’à la petite clairière à deux pas de la maison.

— Tu ne trouves pas qu’il manque un arbre ici ?

J’ai ri.

— On vit dans la forêt, papa. Il y a des arbres partout.

— Un arbre spécial.

J’ai froncé les sourcils. Il a mis la main dans sa poche et a ressorti son poing fermé. Je me suis approchée de lui.

— Tiens ! a-t-il dit. C’est un petit cadeau pour toi.

Dans sa main, j’ai découvert une grosse graine qu’il a fait tomber dans ma paume ouverte.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un ovule de ginkgo biloba. Je sais que c’est ton arbre préféré. J’aimerais qu’on le plante, toi et moi, comme ça, on pourra le regarder pousser ensemble.

— Un ginkgo ! ai-je murmuré en touchant l’ovule du bout des doigts.

L’arbre aux quarante écus allait croître à côté de la maison. Dans quelques années ses feuilles vert vif feraient de l’ombre en été et un tapis jaune d’or en automne. Il serait le témoin de nos jours heureux et de ceux qui resteraient vivre ici bien après nous.

Je ne savais pas encore que Lin et moi échangerions notre premier baiser quand ses premières feuilles pousseraient, ni que Ren et maman se marieraient à son pied. Je ne savais pas que les renardeaux de Névée joueraient en faisant voler les feuilles jaunes tombées sur l’herbe et encore moins que notre petite sœur ferait ses premiers pas avec eux.

J’ignorais aussi qu’un après-midi d’hiver nous répandrions les cendres de grand-mère autour de ses racines.

Tout ce que je savais, à ce moment-là, c’est que l’arbre était une promesse, un engagement. J’ai glissé l’ovule dans ma poche pour donner le premier coup de pelle.