12

LA BATAILLE D’YLITH

Merde ! s’écria Martin en tapant du poing sur la table.

Brendan secoua la tête face à la frustration de son frère. Ils étaient assis dans la cuisine de la maison du maire.

Martin s’en voulait à lui-même, mais il réussit à attirer l’attention de tout le monde. Brendan fit signe aux deux cuisiniers et à leurs trois marmitons de le laisser un peu seul avec son frère. Les domestiques échangèrent un regard, puis le cuisinier en chef hocha la tête. Ils sortirent par la porte de derrière.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit le jeune homme.

Après l’attaque du démon aquatique, Martin avait réorganisé les maigres défenses de la ville, pendant que Miranda et Nakor interrogeaient Akesh, le magicien renégat. Pendant ce temps, Brendan avait dressé l’inventaire des ressources restantes et avait transmis la liste à son frère une demi-heure plus tôt.

Perdu dans ses pensées, Martin ne répondit pas à la question de son frère.

Trois jours s’étaient écoulés depuis l’assaut. Le commandant keshian semblait visiblement prendre son temps et revenir à une approche du siège plus traditionnelle. Il construisait d’énormes trébuchets en haut de la route de l’Ouest, et il paraissait évident qu’il allait bientôt commencer à marteler les portes de la ville.

Bolton avait exploré de fond en comble le vieux château au-dessus de la ville et le tunnel secret qui débouchait non loin derrière les lignes keshianes. Martin s’efforçait désespérément d’échafauder un plan pour envoyer des hommes dans ce tunnel et attaquer les trébuchets afin de les incendier. Mais il était convaincu qu’il n’existait aucun moyen d’y parvenir sans sacrifier tous les hommes de la mission, sans pour autant avoir la moindre garantie de succès.

— Que ne donnerais-je pas pour une seule compagnie de cavalerie lourde ! marmonna-t-il.

Dans sa tête, il les voyait faucher les défenses keshianes, permettant la réussite de l’expédition contre les trébuchets. Puis, l’absurdité de sa remarque lui apparut pleinement.

— Quitte à gaspiller des souhaits, je devrais espérer que le gros des armées royales de l’Ouest arrive du Sud à marche forcée.

Brendan repoussa l’assiette de son déjeuner, entièrement vidée. Les provisions commençaient à poser problème, alors Martin avait ordonné un rationnement. Bethany avait protesté et obtenu que les soldats reçoivent des rations entières, contre des demies pour les autres. Quand Miranda et Nakor avaient parlé à Martin de la caravane parquée à l’extérieur de la ville, il avait envoyé un détachement pour escorter les marchands à l’intérieur. Mais ils avaient découvert que la caravane était repartie vers Zûn au début de la dernière attaque. Il commençait désormais à douter de sa capacité à protéger cette ville.

Il avait failli avoir une attaque en apprenant avec quelle facilité les invocateurs de démon keshians avaient infiltré la ville. Furieux, il avait chargé Bolton d’interroger tous les voyageurs encore parqués dans l’auberge près de la porte de la ville, ainsi que dans un magasin voisin, reconverti en logement. Il n’était pas sûr que le jeune capitaine puisse découvrir d’autres agents keshians, mais ça valait mieux que d’attendre qu’un autre espion se dévoile de lui-même au détriment de la ville.

Martin se sentait dépassé. Il faisait de son mieux pour le cacher, mais Brendan et Bethany savaient tous les deux qu’il atteindrait bientôt ses limites. C’était une chose d’étudier l’art de la stratégie et de tenir un siège, et de commander une garnison pendant quelque temps, mais c’en était une autre de prendre la responsabilité d’une ville en temps de guerre. D’accord, la plupart des habitants avaient fui, mais il restait encore des femmes et des enfants au sein de l’enceinte. Même si tous ses livres d’études disaient la même chose (concentrez-vous sur les questions militaires et laissez les civils se débrouiller tout seuls), Martin ne pouvait se résoudre à faire comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils ne relevaient pas de sa responsabilité.

Brendan attendit que son frère se détende un peu avant de dire :

— Il faut faire avec ce que l’on a.

Martin acquiesça et repoussa la liste. La question des vivres n’était pas encore critique, mais elle le deviendrait. L’eau n’était pas un problème grâce aux nombreux puits présents à l’intérieur de la ville. Par contre, les flèches commençaient à manquer. Toutes celles d’excellente facture avaient été tirées. Les archers ne disposaient plus désormais que de celles fabriquées par des gamins qui faisaient office de flégiers et qui utilisaient les premières plumes qui leur tombaient sous la main. Du côté des armes, ça allait encore, pour l’instant, mais son besoin le plus urgent était de trouver des hommes valides pour les manier.

Plus tôt ce jour-là, il avait vu les Keshians se déplacer en haut de la crête. C’était le premier signe indiquant que le commandant adverse se préparait pour une attaque traditionnelle.

— Une sortie par le tunnel sous le château pour détruire les machines de guerre présente trop de risques, finit-il par dire. Je crois qu’on y perdrait trop d’hommes sans y gagner d’avantages tangibles. De plus, il faudrait bloquer le tunnel pour empêcher les Keshians de l’utiliser. Je préfère le garder disponible pour plus tard, en cas de besoin.

Brendan ne voyait aucune raison d’objecter, aussi se contenta-t-il d’acquiescer. Martin jeta un coup d’œil à la ronde et se rendit compte qu’ils étaient seuls.

— Où sont-ils tous partis ?

— Ils sont sortis pour nous laisser un peu d’intimité.

Martin grogna et agita la main en direction de la porte principale de la ville.

— Les Keshians sont toujours plus nombreux que nous, en dépit de ce fiasco avec les démons. Même si Nakor et Miranda ont neutralisé leur magicien, ils disposent encore des troupes nécessaires pour défoncer la porte et envahir la ville. On commence à manquer de provisions et on devra passer à des demi-rations d’ici à la semaine prochaine. (Il baissa d’un ton.) Alors, la vraie panique s’installera, à condition que les défenses tiennent jusque-là. Or, pour défendre cette ville, on a juste un gamin qui n’a pas fait ses preuves et qui se prend pour un génie militaire.

Brendan rit.

— Quoi ? aboya sèchement Martin d’un air agacé.

— Je suis désolé, dit Brendan, vraiment, mais, pendant un instant, tu m’as rappelé le gamin en colère qui n’arrivait pas à battre son grand frère Hal à un jeu. Tu boudais comme une petite fille.

— Pas du tout ! protesta Martin, les yeux ronds.

— Si, affirma Brendan. Et tu viens de le refaire à l’instant. Écoute, sois un peu indulgent avec toi-même et arrête de t’apitoyer sur ton sort. Si le maréchal du roi était à ta place, dans les mêmes conditions, tu crois qu’il aurait fait mieux ? Que ferait-il ? Tu crois qu’il rassemblerait tout le monde sur la grand-place et prononcerait un discours passionné pour enflammer l’ardeur des défenseurs ? Tu crois qu’il leur donnerait envie de sortir et d’aller se colleter avec les Keshians jusqu’au dernier, quel que soit leur âge ?

Martin commença à pouffer à son tour.

— D’accord, un peu de clémence, veux-tu ?

— Tu te débrouilles aussi bien que n’importe qui, j’en suis sûr.

Miranda et Nakor entrèrent dans la cuisine. Entre eux se trouvait un Keshian visiblement très marqué. Il avait les deux yeux enflés, dont le gauche complètement fermé, et il ne pouvait s’appuyer sur son pied gauche sans frémir.

— Nous avons tiré de lui tout ce que nous pouvions, annonça Miranda à Martin.

— Ce n’est pas sa faute, vraiment, renchérit Nakor. Il semblerait que quelqu’un a implanté des idées dans sa tête.

— Par magie ? demanda Martin.

Miranda acquiesça, tandis que Nakor répondait :

— C’est un tour très subtil. Je pense que ces idées étaient là dans sa tête depuis très longtemps, des années peut-être, au point qu’il croit qu’il a fait tout ça de sa propre volonté, alors qu’en fait quelqu’un le manipulait.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, intervint Brendan. Vous êtes en train de dire qu’il n’est qu’une espèce de marionnette ?

— Difficile à dire, répondit Nakor. Il envisageait peut-être déjà des mauvaises actions avant ce tour, ou alors il était gentil et le tour l’a rendu méchant, ajouta-t-il avec un sourire d’excuse.

— Quoi qu’il en soit, c’est un traître, décréta Miranda.

— Vis-à-vis de qui ? demanda Martin. C’est un Keshian. Qui a-t-il trahi ?

Miranda se rendit compte que le problème, avec une double mémoire, c’était qu’elle oubliait parfois le contexte d’une situation, ou certaines de ses nuances. Martin ignorait l’existence du Conclave, et ne pouvait donc pas savoir qu’Akesh avait trahi Pug. Elle décida d’improviser.

— L’académie des magiciens du port des Étoiles. Ils ont juré de rester neutres, quelle que soit la nation qui les a vus naître.

Personne n’eut le temps de répondre, car un fracas retentit du côté de la porte principale, suivi par un concert de cloches et de cors pour donner l’alarme.

— Merde, marmonna Martin. Ils ont déclenché l’attaque.

Il se leva et attrapa son ceinturon sur le dossier de sa chaise. Au même moment, il vit Miranda saisir Akesh par la gorge et lui broyer la trachée sans effort. Le magicien s’effondra sur le sol en pierre en cherchant un souffle qui ne passait plus. Son visage vira au bleu, et il mourut, les yeux grands ouverts.

— Pourquoi ? protesta Martin, sous le choc.

— Parce que c’était un traître, répondit Miranda. Pouvez-vous retirer un seul homme des remparts pour le surveiller ? Nous l’avons presque battu à mort, mais qui, à part Nakor et moi, aurait pu faire face à sa magie quand il se serait remis de ses blessures ?

Nakor hocha la tête.

— Je le connaissais. Je ne le qualifierais pas de puissant, mais il connaissait des tours qui auraient pu vous faire mal s’il les avait utilisés derrière vos lignes.

— Que vouliez-vous que nous fassions ? Lui tenir la main pour, au cas où par miracle vous réussissiez à gagner cette guerre, le ramener au port des Étoiles afin qu’il y soit jugé et exécuté ? renchérit Miranda.

Elle avait les yeux fixés sur Martin, qui prit peur tout à coup. Il y avait derrière ces yeux quelque chose de puissant et de surnaturel avec lequel il ne voulait rien avoir à faire.

— Très bien, répondit-il sèchement. (Il ne pouvait se laisser distraire par cette question, pas maintenant. Il se tourna vers Brendan.) Demande à un des domestiques d’enterrer le corps. Je crains qu’il y en ait beaucoup d’autres à ensevelir avant la fin de cette bataille.

Brendan hocha la tête et courut vers le fond de la cuisine au moment même où le cuisinier et ses aides revenaient, l’air inquiet. Le jeune homme désigna le cadavre du traître.

— Occupez-vous de lui, puis tenez-vous prêts à vous occuper des blessés !

Les deux frères coururent ensuite au-devant du combat qui les attendait.

Martin ordonna aux soldats de descendre de la muraille et posta deux guetteurs sur les toits en retrait. Les trébuchets keshians étaient implacables. À cette distance, ils ressemblaient presque à des jouets d’enfant, mais ils n’avaient rien d’amusant. Ces grosses tours munies d’un bras de levier asymétrique, avec un panier plein de lourdes pierres du côté court et une fronde du côté long, étaient capables de lancer un rocher nécessitant la force de quatre hommes pour le soulever comme un enfant lance un caillou.

Il y en avait quatre sur la crête, et elles lançaient leur lourd projectile à tour de rôle, en commençant par celle tout au bout à gauche. Un, deux, trois, quatre, et elles recommençaient, la première étant en cours de recharge le temps que la quatrième entre en action. Les assiégés avaient l’impression de recevoir une pluie de missiles sans fin. Les pierres qui frappaient la muraille rebondissaient et maculaient le sol devant la cité de poussière de mortier, de bris et d’éclats de blocs de pierre taillés. Celles qui frappaient la porte faisaient grincer les gonds en métal et gémir le bois, dont le vieux grain s’écartait et se fendillait.

Quelques projectiles passèrent par-dessus la muraille pour atterrir sur des bâtiments ou s’écraser sur de grandes avenues. Un défenseur qui ne se méfiait pas eut de la chance de ne pas avoir la jambe cassée ou le crâne fracassé par un rocher qui tomba non loin de lui. D’autres n’eurent pas cette chance et furent transportés dans la maison du maire ou dans l’auberge de l’autre côté de la rue, où les attendaient les personnes assignées aux soins des blessés.

Brendan et Martin se tenaient à découvert mais méfiants dans la rue principale, prêts à plonger dans une rue adjacente pour éviter une pierre. Martin avait ordonné à Bethany et à Lily de s’occuper des blessés et de les protéger si les Keshians parvenaient à entrer en ville. Bethany avait semblé vouloir le défier, mais, au dernier moment, elle avait hoché la tête et elle était partie faire ce qu’on lui demandait. Martin n’était pas sûr que cette docilité durerait. Il savait aussi qu’il ne servait à rien de lui demander de quitter la ville. Elle était la fille de son père et entendait bien se battre jusqu’à la dernière seconde. Elle refuserait également de se laisser capturer vivante par les Keshians. Elle savait ce qui arrivait aux jeunes et jolies prisonnières de guerre. Si Lily et elle survivaient au pillage de la ville, elles étaient bonnes pour finir sur le marché aux esclaves de Durbin. Ce serait un miracle si quelqu’un informait le commandant keshian qu’elle était fille de la noblesse. Bethany elle-même refuserait certainement de le dire alors que d’autres femmes risquaient un tel sort.

Une pierre s’écrasa contre la porte, et tout le devant de la muraille trembla.

— Encore quelques-unes comme ça, et ils vont arriver au galop, prédit Brendan.

— Vous voyez des chevaux ? cria Martin à l’intention de la sentinelle la plus proche, postée tout en haut d’un toit au-dessus de leurs têtes.

— Ils viennent juste d’apparaître, commandant, répondit le soldat. Ils contournent lentement les machines de guerre pour prendre position. Ils ne semblent pas pressés.

— Ils peuvent attendre, répondit Brendan.

Il jeta un coup d’œil en direction du soleil et ajouta :

— Pourquoi attendre midi pour lancer l’assaut ? Pourquoi ne pas attaquer à l’aube ?

— Le noir signifie confusion et terreur, ce qui profite aux Keshians. Si l’assaut avait commencé à l’aube, la porte serait déjà tombée, et nous aurions eu le temps d’organiser nos défenses à travers toute la ville. Maintenant, on va devoir se battre dans le noir.

— Combien de temps pouvons-nous tenir ?

— Je ne sais pas, répondit Martin. Tous nos hommes, adultes ou adolescents, sont déterminés. C’est leur foyer qu’ils défendent. Quant aux Keshians, ils ont perdu beaucoup d’hommes avec cette attaque de démon. Si on arrive à les épuiser entre ici et la grand-place…

Il se tut une minute, avant de reprendre :

— Forme une compagnie. Prenez tout ce que vous trou­verez, des meubles, des étagères, des caisses, n’importe quoi, et construisez une barricade sur la place. (Il s’agenouilla et traça un demi-cercle dans la terre.) Ici, c’est la boutique du tisserand, tu sais, celle avec la porte verte ? Commencez la barricade ici et amenez-la jusqu’en face, chez le boucher. Je veux qu’elle soit haute de trois mètres cinquante. Empilez tout ce que vous trouverez pour faire un parapet.

— Le moulin ! s’exclama brusquement Brendan. Des centaines de sacs de grain sont en train de pourrir là-bas, et il n’y a pas moyen de les sortir de la ville. Ça fera un parapet solide, Martin !

Ce dernier sourit.

— Bien. Construis des marches derrière pour qu’on puisse tirer à l’arc par-dessus. Quand j’en donnerai l’ordre, je veux que les archers se replient et soient prêts à tirer en traversant la place. Tu comprends ?

— Oui, répondit Brendan.

Comme son frère était sur le point de partir, Martin le retint par le bras.

— Cette vieille baliste de LaMut, où est-elle ?

— On l’a déplacée une ou deux fois. Je vais demander au sergent Ruther, il saura. Pourquoi ?

— Prends un chariot, poste-le au milieu et, si tu vois le moindre régiment de cavalerie lourde débarquer sur la place, tire-lui dessus avec la baliste. Les cavaliers seront tassés les uns contre les autres et incapables de se déployer, ça jouera contre eux. Va, et fais passer la consigne.

Brendan hocha la tête et s’en alla en courant.

Les rochers continuèrent à marteler les murs, et la poussière de pierre et de mortier épaissit l’air. Les heures s’étirèrent tandis que le soleil rampait dans le ciel.

Martin attendit patiemment jusqu’à ce que le battant de droite se détache de ses gonds dans un fracas propre à briser les tympans.

— Tout le monde retourne sur les remparts ! s’écria Martin.

Il aperçut les deux elfes et leur fit signe. Il y avait quelque chose d’étrange à propos du dénommé Arkan, quelque chose que Martin n’arrivait pas à définir, mais Calis était un ami de la famille depuis l’époque de l’arrière-arrière-grand-père dont il portait le nom.

— J’ai une faveur à vous demander, leur dit-il quand ils arrivèrent à sa hauteur.

Arkan ne répondit pas et se contenta de dévisager le jeune commandant.

— Allez-y, dit Calis.

— J’ai l’intention d’abandonner rapidement la muraille pour me replier sur une position secondaire sur la grand-place. Nous avons beaucoup de jeunes hommes sans expérience sur les remparts. Vous voulez bien vous placer chacun d’un côté de la porte pour vous assurer qu’ils ne gaspillent pas de flèches ou qu’ils restent paralysés sans rien faire ? J’aurais ensuite besoin que vous veilliez à ce qu’ils partent rapidement quand l’ordre sera donné. Je vous en serais très reconnaissant.

— Bien sûr, répondit Calis.

Une expression fugace, qui ressemblait à de l’approbation, passa sur le visage d’Arkan, qui hocha la tête.

Ils coururent se poster chacun d’un côté de la rue principale de la ville, tandis que Martin passait sa stratégie en revue. Il avait l’intention de saigner les Keshians avec deux ou trois volées de flèches tandis qu’ils seraient en pleine charge. Il était certain d’avoir assez de temps pour se replier derrière la barricade que Brendan était en train de terminer. Il avait envoyé des messagers transmettre son plan final. Un peu plus tôt, il n’en avait pas vraiment un, mais il avait dit aux hommes qu’il préférait attendre jusqu’à la dernière minute. Les sergents Magwin et Ruther étaient tous deux postés avec des compagnies volantes aux premiers croisements derrière lui, afin d’encourager les Keshians à emprunter la voie où ils rencontreraient le moins de résistance.

Puis Martin entendit résonner les cors. Le commandant keshian donnait l’ordre à ses troupes d’avancer.

— Archers, sur les murs ! cria Martin.

Sa propre voix lui parut forte et assurée, ce qui le surprit, car ce n’était pas du tout ce qu’il ressentait.

Il courut vers l’avant à travers un nuage de poussière et vit que le battant de droite pendait au bout de ses gonds. Il comprit alors que le commandant keshian avait commis sa première erreur. Il y avait là un goulet d’étranglement naturel, car seuls deux ou trois hommes à la fois pouvaient passer dans le trou entre le bord de la porte et la muraille, en grimpant sur les débris. Plutôt que d’attendre qu’un cheval de trait dégage le battant, les Keshians allaient essayer d’envahir la brèche en nombre pour ne pas la perdre au profit d’un ralliement des défenseurs. Tandis que Martin gravissait en courant l’escalier qui menait au chemin de ronde, la sentinelle la plus proche s’exclama :

— Ils amènent un bélier, commandant !

En arrivant en haut de la muraille à moitié effondrée et jonchée de gravats, il vit une compagnie de cavaliers pousser devant eux un bélier couvert d’un toit qui protégeait les hommes à l’intérieur des flèches enflammées et de l’huile bouillante.

— Je ne vois personne à l’intérieur, annonça l’elfe.

Sa vision était supérieure à celle de Martin, car à cette distance, le jeune homme était bien incapable de distinguer pareil détail. Très vite, cependant, le bélier prit une vitesse telle qu’il comprit qu’aucun homme ne pouvait courir et pousser un objet aussi lourd aussi vite. C’étaient les cavaliers qui le tractaient avec des cordes qui lui imprimaient cette allure. Brusquement, Martin comprit ce qui se passait et s’écria :

— Descendez de la muraille ! Tout le monde en bas !

Les défenseurs n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Martin dévala l’escalier en criant :

— Archers, à la grand-place ! Réfugiez-vous derrière la barricade ! Messagers, à moi !

Deux adolescents qui avaient l’air presque comique avec leur heaume trop grand pour eux, leur énorme gambison et leur expression sévère, le rejoignirent.

— Toi, trouve le sergent Ruther. Toi, trouve le sergent Magwin. Dites-leur de se cacher et d’attendre que les Keshians arrivent sur la grand-place pour les attaquer par-derrière. (Il frappa ses deux poings l’un contre l’autre pour illustrer ses propos.) Comme les cornes d’un taureau ! Ils devront décider quand se replier, passer par les rues adjacentes et se réfugier derrière la barricade si besoin est. Compris ?

Les deux gamins acquiescèrent et s’en allèrent en courant. Un flot de soldats passa également en courant devant le jeune commandant de la ville qui observa les remparts à présent déserts. Il détestait envoyer des gamins porter des messages de guerre, mais il n’avait personne d’autre sous la main.

Nakor surgit à côté de lui.

— À quoi penses-tu ?

— Où étiez-vous ?

— Je me suis promené. J’essayais de trouver quelques tours.

— Et vous en avez trouvé ?

— Pas encore, mais les Keshians ne sont pas encore là.

— Où est Miranda ?

— Elle vérifie qu’il n’y a plus de magiciens parmi les Keshians. Ce serait une mauvaise nouvelle. Je repose ma question : à quoi penses-tu ? demanda-t-il en contemplant les archers qui s’éloignaient. Pourquoi les envoyer loin des remparts ?

— Je pense que ce bélier n’en est pas un, mais un chariot couvert qui contient quelques tonneaux de feu quegan.

— Je n’y avais pas songé, avoua Nakor avec un grand sourire. C’est un très bon tour. (Puis son sourire s’évanouit.) Mais tu sais à quoi je pense ?

— Quoi ?

— Si tu as raison, on est trop près de la porte !

Martin écarquilla les yeux. Sans un mot, le petit homme et le jeune noble tournèrent les talons et remontèrent la rue en courant tandis que le chariot se rapprochait dans un grondement sourd. Ils étaient à mi-chemin du premier croisement lorsque le véhicule s’écrasa de plein fouet contre les vestiges de la porte.

La déflagration eut le même impact qu’un millier de béliers. Le souffle de l’explosion projeta Martin et Nakor au sol tandis qu’une vague de chaleur passait au-dessus d’eux. Tous deux tour­naient le dos à la porte, si bien qu’ils ne furent pas aveuglés. Mais, en se retournant, ils virent une monstrueuse boule de feu s’élever dans le ciel. De nouvelles vagues de chaleur s’abattirent sur eux, car les battants en bois brûlaient. Même les pierres semblaient s’être embrasées à cause du liquide enflammé qui coulait entre elles et les noircissait.

Martin aida Nakor à se relever.

— Ça va brûler pendant combien de temps, à votre avis ?

— Ça fait beaucoup d’huile, répondit Nakor. Une heure, peut-être plus. Cette huile visqueuse met beaucoup de temps à se consumer.

Martin jeta un coup d’œil au soleil qui était bas sur l’horizon.

— Ils nous attaqueront après le coucher du soleil.

— Ce qui te donne un peu plus d’une heure pour élaborer une nouvelle stratégie.

— Rien de nouveau. On reste campés derrière notre position et on se bat. Si Kesh s’empare de cette ville, le royaume ne reprendra jamais la Côte sauvage et perdra Yabon par-dessus le marché.

— Ma foi, j’ai vu beaucoup de combats qui paraissaient moins bien partis que celui-ci.

— Vraiment ? fit Martin en fronçant les sourcils.

Nakor sourit.

— Bon, peut-être pas beaucoup. Juste quelques-uns, disons. (Il prit la direction de la barricade.) D’accord, encore moins que ça, mais il y en a eu un, une fois…

— Oui ? fit Martin.

— J’essaie de te donner confiance.

— Vous n’êtes pas très doué pour ça, n’est-ce pas ?

— Je manque d’entraînement, je crois, soupira Nakor.

Martin résista à l’envie de rire. Il avait la sensation qu’il ne serait plus capable de s’arrêter s’il commençait.

Les défenseurs se rassemblèrent et ils étaient prêts lorsque le soleil se coucha. Ils attendirent tandis que tombait le crépuscule. Encore une fois, les deux archers elfes, le prince des Eledhels et le chef moredhel, étaient postés de part et d’autre de la barricade pour maintenir le calme chez les jeunes archers humains.

Quand la ville fut entièrement plongée dans le noir, les trompettes keshianes retentirent. Le sergent Ruther avait pris un moment pour s’entretenir avec Martin après que celui-ci avait modifié les défenses de la cité.

— Ils vont d’abord attaquer avec la cavalerie lourde pour balayer la moindre résistance qu’ils pourraient rencontrer dans la grand-rue, expliqua Martin à son frère. Les fantassins suivront à la manière traditionnelle keshiane. Ils essaieront de s’emparer de cette place et d’y ériger une structure défensive avec des piques et des boucliers pour se protéger d’une contre-attaque. Les archers viendront en dernier. La cavalerie légère restera en réserve pour intervenir aux abords de la bataille ou pourchasser d’éventuels fuyards afin d’éviter un nouveau ralliement. S’ils gardent leur cavalerie légère en dehors de la ville pendant une heure ou plus, nous aurons une chance.

— Que proposes-tu ? demanda Brendan.

— Si on réussit à stopper la cavalerie lourde entre l’entrée de la place et la barricade, l’infanterie lourde s’entassera der­rière et provoquera un bouchon. Les piques ne serviront à rien, et les boucliers ne leur offriront aucun avantage. Les archers à l’arrière viendront à leur tour se casser les dents sur l’infanterie lourde. Ruther et Magwin attaqueront d’abord les archers, dont ils devraient ne faire qu’une bouchée au corps à corps. Puis, ils s’attaqueront aux fantassins par-derrière. Nous alignerons des épées et des couteaux contre des piques en combat rapproché. Coincés les uns contre les autres, les Keshians ne pourront profiter de leur supériorité numérique.

— À t’écouter, on pourrait croire qu’on a une chance de survie, lui fit remarquer Brendan.

— Je crois qu’on a une chance de gagner ! rétorqua Martin.

— Oui, si les Keshians agissent comme tu l’as prévu.

— Ils agiront comme des Keshians.

— Où sont Miranda et Nakor ? Leur magie pourrait nous être très utile, je trouve.

— Miranda est en train de s’assurer qu’il n’y a pas de magicien au sein de l’armée qui va nous attaquer. Nakor est parti réserver aux Keshians un accueil à sa façon. Je n’étais pas en position de leur dire comment utiliser leurs pouvoirs.

— Et ils ne t’auraient sans doute pas écouté, de toute façon, approuva Brendan.

Des cors résonnèrent. Le sol se mit à trembler tandis qu’une compagnie de cavalerie lourde s’engageait dans la grand-rue. Deux colonnes distinctes avançaient côte à côte, mais plus près l’une de l’autre que de coutume, afin de se protéger de possibles attaques en provenance des rues adjacentes. Les débris qui jonchaient les pavés les obligeaient à avancer plus lentement qu’ils ne l’auraient souhaité. Même ainsi, Martin les savait capable de balayer facilement ses défenses s’il ne les ralentissait pas.

— Archers ! s’écria-t-il. En joue !

Les premiers chevaux apparurent. Martin se pencha par-dessus la barricade en criant :

— Tirez !

Les deux soldats qui manœuvraient la vieille baliste de LaMut actionnèrent l’engin qui tira un carreau directement sur la première paire de chevaux. Il la transperça avant de faire de même avec la deuxième paire, et la troisième paire. Après cela, il atterrit avec un bruit sourd devant la quatrième paire de cavaliers. L’avant-garde s’en trouva complètement désorganisée, car les six premières bêtes touchées s’effondrèrent en ruant et en poussant des hennissements de douleur, projetant leurs cavaliers à terre.

Comme Martin l’espérait, l’assaut se brisa avant même d’avoir commencé. Les cavaliers poussèrent des jurons tandis que les survivants devant eux s’efforçaient de se dégager de sous leurs montures mortes ou agitées de soubresauts.

Les deux hommes dans le chariot rechargèrent rapidement la baliste et tirèrent un deuxième projectile qui abattit une autre paire de cavaliers.

— Je ne crois pas qu’on puisse en faire plus ! s’écria Martin. Démolissez-moi cet engin et rejoignez-nous.

L’un des deux sauta sur la barricade, et ses camarades se pen­­­chèrent pour l’aider à passer par-dessus le parapet. L’autre prit un lourd marteau de forgeron et cassa le mécanisme de tir de la machine, afin que celle-ci ne puisse être utilisée contre les défenseurs. Puis il sauta et fut hissé à son tour à l’abri.

— Archers ! cria Martin. En joue ! Tirez !

Une volée de flèches jaillit par-dessus la barricade et s’abattit sur les cavaliers. Les cris des hommes et des animaux prouvèrent l’efficacité de ces tirs. La bataille pour Ylith était bel et bien lancée.

Le plan de Martin fonctionna pendant les deux premières heures de la nuit. Trois volées de flèches brisèrent la cavalerie lourde keshiane sans lui laisser une chance de se déployer convenablement, et les compagnies volantes des deux sergents décimèrent les archers keshians. Calis et Arkan furent particulièrement efficaces en tuant à eux seuls deux officiers et quatre sergents.

L’infanterie lourde s’avéra plus problématique que Martin ne l’avait envisagé, car bien qu’elle ne soit pas en mesure d’infliger des dégâts significatifs aux troupes du royaume, elle était composée de soldats protégés par une épaisse armure et capables de s’accroupir derrière leur bouclier, évitant ainsi les blessures.

Martin sentit qu’on tirait sur sa manche et vit un gamin couvert d’éclaboussures de sang qui attendait pour lui faire son rapport.

— Eh bien ?

— Le sergent Ruther dit que les Keshians ont des compagnies en réserve et qu’ils amènent leurs autres chevaux.

Il s’interrompit un instant et fronça les sourcils comme s’il se demandait s’il avait bien tout dit comme il fallait. Puis il hocha la tête et reprit :

— Il dit que l’infanterie s’organise, alors il se replie pour ne pas se faire aspirer derrière eux sur la place. Mais il peut empêcher les chevaux de se disperser dans les rues adjacentes parce qu’il n’y a pas beaucoup de place et qu’il peut les abattre un par un.

À ce stade, Martin n’était pas tout à fait sûr de savoir à qui ce « les » faisait référence, mais il pensait avoir compris l’idée générale. Il ne voulait pas interrompre le gamin qui faisait de son mieux.

— Donc, il faut vous attendre à voir tous les Keshians arriver droit sur vous. Il fera de son mieux. (Le gamin fit une pause.) C’est tout, commandant.

— C’est bien. Va à la maison du maire pour aider les autres à s’occuper des blessés.

— Le sergent Ruther attend que je revienne me battre, commandant.

— Ruther sait quoi faire. Fais ce que je te dis, petit, et va aider les blessés. C’est un travail important.

Le garçon tourna les talons et s’en alla sans prendre la peine de masquer sa déception.

— Quel âge a-t-il, dix ans ? demanda Brendan.

— Je dirais plutôt neuf. Il a de la combativité à revendre.

Martin tourna de nouveau son attention vers l’autre bout de la place, où les fantassins déplaçaient les cadavres des chevaux afin de dégager le passage pour les derniers cavaliers et l’infanterie lourde.

— Comment vont-ils attaquer, à ton avis ? demanda Brendan.

— Ils vont se déployer de chaque côté de la place et nous attaquer tous en même temps.

— Ils vont perdre un certain nombre d’hommes sous les flèches de nos archers.

— Ils n’en manquent pas, répondit Martin tandis que l’infanterie lourde keshiane commençait à courir exactement selon la formation qu’il avait anticipée, en se déployant de chaque côté jusqu’à pouvoir aligner deux rangées d’hommes face à la barricade.

Une trompette retentit, et les fantassins avancèrent en courant. Martin ordonna à ses archers de tirer. Comme il s’y attendait, ceux-ci ne furent pas aussi efficaces que Brendan le pensait, car les Keshians portaient une épaisse armure par-dessus une veste matelassée destinée à les protéger des flèches, et de gros boucliers derrière lesquels ils pouvaient facilement s’accroupir. Ils se mirent à courir plus vite à mi-chemin de la barricade. Un Keshian sur deux laissa tomber son bouclier pour attraper l’extrémité du bouclier tenu par l’homme sur sa droite. Derrière eux, les soldats jetèrent leur pique et leur bouclier, tirèrent leur épée, sautèrent sur les boucliers ainsi tenus et furent soulevés par leurs camarades. Martin et les autres défenseurs se retrouvèrent brusquement avec des ennemis à quelques centimètres d’eux.

Martin abattit son épée sur le premier visage qu’il aperçut en face de lui. L’homme tomba en arrière en hurlant de douleur. D’autres également furent taillés en pièces avant de prendre pied sur la barricade. Les rares qui réussirent à passer se retrouvèrent face à un mélange de vétérans de Crydee et de miliciens inexpérimentés d’Ylith. Ces derniers étaient pleins de bonne volonté, mais ils n’avaient pas l’expérience nécessaire pour faire face à ce genre d’attaque. Les défenseurs commencèrent à mourir.

Martin abattit son épée sur un autre Keshian tandis qu’une deuxième vague d’assaillants s’élevait vers lui, hissée par leurs camarades. Il se maudit de ne pas avoir envisagé comment les Keshians allaient franchir le parapet. Il avait cru que le commandant keshian se contenterait de lancer sa cavalerie lourde à l’assaut de la barricade, alors qu’en réalité, il essayait de prendre position dessus afin que son infanterie puisse faucher les défenseurs et dégager suffisamment de sacs de grain pour ouvrir un passage. Quand les chevaux franchiraient l’obstacle, la bataille serait terminée.

Martin porta et para des coups jusqu’à en avoir les bras engourdis. Il entendait des cris, alors il se dit que les assaillants avaient déjà dû prendre position quelque part derrière lui. Mais il était trop occupé pour regarder autour de lui et déterminer ce qui se passait exactement. Il se battait, l’esprit vide de toute pensée.

Un instant de répit lui permit de balayer du regard ses défenses. Elles tenaient encore, mais à peine. Il regarda sur sa gauche et vit Arkan, l’étrange elfe, qui avait abandonné son arc au profit d’un glaive qu’il maniait visiblement avec joie. Il sourit en décapitant d’un seul coup un Keshian qui tentait d’escalader la barricade.

Puis un hurlement au volume sonore impossible déchira la nuit, et plusieurs combattants hésitèrent ou furent distraits. Ils en payèrent le prix de leur vie. Martin tua l’homme qui tentait de passer par-dessus le parapet devant lui et, voyant qu’il n’y en avait pas d’autre prêt à prendre sa place, jeta un coup d’œil en direction de la source du bruit.

Miranda se tenait sur un toit, l’index pointé sur les Keshians. Brusquement, une boule de feu jaillit et atterrit au beau milieu de la nouvelle vague d’assaillants prêts à se lancer à l’assaut de la barricade. En touchant le sol, elle roula comme une roue en crachant des flammes dans toutes les directions. Les Keshians hurlèrent de terreur et de douleur en battant des bras, la peau et les vêtements en feu.

Ce feu semblait presque vivant. Il sautait et se tordait partout où il se répandait. Les minuscules roues enflammées se déplaçaient bizarrement, au mépris de la direction du vent. Quand les hommes frappèrent dessus avec la main, elles disparurent. Au bout du compte, même les flammes s’éteignirent brusquement, en un instant.

Martin ne savait pas à quoi il s’attendait, mais la boule de feu avait permis de repousser l’attaque pour quelques minutes au moins. Les Keshians se replièrent un peu plus loin. Les défenseurs avaient gagné un court répit.

Trop épuisé pour se demander s’il s’agissait de la seule contri­bution de la magicienne de l’île du Sorcier, il retourna attendre le prochain assaut.

Les Keshians mirent près d’une demi-heure à reprendre leurs esprits après l’attaque de Miranda, mais ils se regroupèrent et attaquèrent de nouveau. Martin profita de ce laps de temps pour boire de l’eau, en verser sur son visage et écouter des rapports qu’il n’était pas sûr de comprendre. Il se rendit compte à un moment donné qu’il avait reçu une estafilade au niveau de la tête. Il était couvert de sang, dont la plus grande partie était le sien. Il se rappela ce que son père lui avait appris. Les blessures au scalp étaient spectaculaires, mais rarement fatales.

Miranda avait dégagé la place devant la barricade. Arkan, en récupérant son arc, avait tué assez de Keshians pour que les autres battent en retraite à un demi-pâté de maisons de la rue principale. Mais Martin savait qu’ils allaient bientôt revenir.

Les cors retentirent. Les Keshians revinrent à la charge, et Martin et les défenseurs s’armèrent de courage pour leur faire face. Pendant l’heure qui suivit, Martin perdit la faculté d’organiser ses pensées. Tout son être était entièrement tourné vers la nécessité de lever son épée pour repousser les attaques ou pour tuer ses adversaires. Il entendit et vit des choses, mais son esprit ne retint pas ces bruits et ces images. Il n’avait qu’un seul but : rester sur cette barricade.

Puis, un Keshian hissé sur un bouclier se jeta sur lui et le projeta à bas des sacs de grain, sur la terre battue de la grand-place. Martin perdit son épée mais sortit son poignard et roula sur lui-même pour se relever. Mais le soldat keshian lui sauta dessus encore une fois, et ils luttèrent au sol en tenant chacun le poignet de l’autre pour éviter de se faire poignarder.

Martin roula avec son adversaire au-dessus de lui. Il leva sa jambe droite pour essayer de passer son genou sous le Keshian et faire levier, mais en vain. Son adversaire était relativement frais et dispos, alors que Martin était au bord de l’épuisement. Il sentit son bras gauche céder tandis que le Keshian essayait de positionner sa lame au-dessus de lui. Dans un moment de panique aveugle, Martin se débattit et le poussa sur la droite. La lame se planta dans le sol à côté de son visage. Le Keshian la brandit de nouveau. Au lieu de continuer à lui tenir le poignet, Martin le lâcha, si bien que l’homme leva le bras en arrière avec trop de force. Martin le frappa alors de sa main gauche, désormais libre, et enfonça ses doigts dans la trachée de son adversaire. Ce n’était pas un coup mortel, mais ça surprit suffisamment le Keshian pour qu’il hésite et porte la main à sa gorge, par réflexe, lâchant ainsi Martin du côté où il tenait son poignard. Le jeune homme fit glisser celui-ci sur le sol et frappa son ennemi au niveau des côtes.

Encore un coup non mortel, mais qui lui permit de gagner un temps précieux et de ramener sa lame sur sa poitrine avant de porter un coup du revers de la main. Sa lame trancha la gorge du Keshian. Martin se dégagea et tenta de se relever, mais il avait les jambes flageolantes.

Des mains l’attrapèrent par-derrière pour le stabiliser.

— Il est temps de partir, commandant ! annonça le sergent Ruther.

Martin secoua la tête pour s’éclaircir les idées.

— Et la cavalerie légère ?

— On l’a retenue aussi longtemps que possible. Les Keshians sont maintenant sur la place. Il faut se replier sur la maison du maire…

Le sergent écarquilla les yeux et s’affaissa brusquement. Un soldat keshian libéra la lame avec laquelle il venait juste de frapper Ruther dans le dos et attaqua Martin.

Celui-ci bondit en arrière et regarda autour de lui à la recherche d’une arme. Sa propre épée se trouvait à un mètre de là. Il se jeta dessus tandis que l’épée du Keshian fendait l’air à l’endroit où il se tenait l’instant d’avant. Martin effectua une roulade au moment où il toucha le sol et se releva en position défensive, bien qu’il soit à peine capable de tenir debout. Il était prêt à mourir sur place plutôt que de reculer encore d’un pas.

Le soldat keshian était parfaitement en forme et sourit en se rapprochant de lui. Il pensait visiblement se débarrasser rapidement du jeune défenseur de toute évidence épuisé. Il leva son épée pour lui porter le coup fatal.

Martin était bien décidé à ne pas simplement renoncer. Il fit une grimace au Keshian en réfléchissant à la façon dont il allait parer et riposter.

Au même moment, une sonnerie de cor retentit, une sonnerie que Martin n’avait pas encore entendue jusque-là.

Le Keshian hésita. Quand la sonnerie retentit de nouveau, il recula avec un mélange de perplexité, de colère et de résignation. Il avait la main crispée sur son épée tant il était prêt à se défendre, mais il brandit sa main libre, paume vers l’extérieur, et recula. Il leva lentement son épée pour que la pointe soit vers le haut et plus une menace, imitant ainsi sa main libre. C’était presque un signe de reddition, destiné à montrer qu’il n’était plus une menace. Il continua à reculer jusqu’à ce qu’il se retrouve le dos contre les sacs de grains. Là, il fut bien obligé de regarder autour de lui pour trouver un moyen de traverser dans l’autre sens la barricade désormais effondrée.

Martin regarda sur sa droite, puis sur sa gauche, et vit que tous les Keshians qui n’étaient pas engagés dans un combat rapproché faisaient la même chose. Ceux qui se battaient encore essayaient de se désengager. Quelques-uns réussirent, mais d’autres y perdirent la vie.

Sur sa gauche, Martin vit un Brendan couvert de sang qui regardait d’un air aussi perplexe que lui les Keshians reculer lentement. Les bruits de combat s’éteignirent, remplacés par les halètements des hommes fatigués, les gémissements et les cris des blessés, et le crépitement d’un incendie qui s’était déclaré quelque part à proximité.

Les Keshians continuèrent à reculer petit à petit, d’un pas régulier, jusqu’à ce qu’ils soient de l’autre côté de la place. Martin se rendit en titubant auprès de l’une des brèches dans la barricade, et son frère le rejoignit.

— Pourquoi ? demanda Brendan. Ils ont gagné. Pourquoi se replier ?

— Je ne sais pas, répondit Martin d’une voix terriblement rauque.

— Tu es blessé ? s’inquiéta son frère.

— Juste une petite blessure au niveau du scalp.

— « C’est moins pire que ça en a l’air », cita Brendan. Père avait raison, c’est spectaculaire.

Un cavalier arriva en provenance de la grand-rue en agitant un drapeau blanc. Il s’arrêta à l’entrée de la place.

— Attendez ! s’écria Martin en voyant les archers le mettre en joue. Sonnez la trêve !

Le messager approcha lentement. Derrière lui venait le commandant keshian. Ils s’immobilisèrent juste devant la barricade.

— Comme on se retrouve, jeune seigneur !

Martin pouvait à peine parler. Il souleva son épée, mala­droitement, pour saluer son interlocuteur.

— Êtes-vous venu vous rendre, commandant ? réussit-il à demander.

Le Keshian rit.

— Vous avez de l’humour et vous êtes un adversaire de valeur. J’ai reçu des ordres. La guerre est finie.

— Finie ? répéta Brendan. C’est une entourloupe, chuchota-t-il à son frère.

— Pour quoi faire ? répliqua Martin sans détacher les yeux du commandant keshian. Ils étaient sur le point de remporter la victoire.

Surprenant cet échange, leur interlocuteur expliqua :

— N’y voyez aucune duplicité, jeunes seigneurs. Un messager arrivé par bateau m’a transmis les ordres il y a tout juste une demi-heure. C’est le temps qu’il m’a fallu pour joindre mon officier sur le terrain et appeler au désengagement. Ce que vous avez entendu, c’était la demande de pourparlers. J’ai pour ordre de tenir ce que nous avons conquis, mais de ne plus avancer. Nous vous accordons l’armistice. Nous nous défendrons avec énergie si vous nous attaquez, mais nous ne vous attaquerons plus jusqu’à ce que l’affaire soit résolue.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Martin.

— Précisément ce que j’ai dit. (Il fit un geste de la main.) Jusqu’à cette barricade, la ville est moi, le reste est à vous. Nous laisserons nos maîtres décider qui a remporté la victoire aujourd’hui. Votre roi et notre empereur, béni soit-il, décideront ensemble ce qui a été gagné et perdu ce jour.

Martin contempla le carnage autour de lui.

— Aujourd’hui, les dieux vous ont volé votre victoire, commandant.

— À moins qu’ils vous en aient offert une, jeune seigneur, répondit l’intéressé en hochant la tête.

Il fit faire demi-tour à son cheval et s’en alla en laissant son commandant en second crier des ordres à l’adresse des soldats encore prêts à se battre. Peu à peu, les Keshians se replièrent, sauf ceux postés en sentinelles le long d’une ligne qui pourrait un jour devenir une frontière, mais qui pour l’heure coupait arbitrairement la ville d’Ylith en deux.

Les deux frères, engourdis par la fatigue, la terreur et le sang versé, se regardèrent en se demandant ce qui venait de se passer.