Jim lança son couteau.
Il se ficha dans le mur juste à côté de l’oreille de Jacobo. Le marchand corpulent porta la main à son lobe gauche et la retira tachée de sang.
— Pourquoi fais-tu ça, Jim ?
— Parce que la confiance, ça se mérite, ces jours-ci. Même si je n’ai pas de preuve de ta déloyauté, je veux que tu comprennes bien à quel point je traverse une sale période.
Toujours habillé en matelot, Jim était en visite chez un vieux contact, à Rodez. Il y faisait étape sur la route de Ran, où il comptait se rendre par navire ou à cheval, selon ce qui serait le plus pratique. Pour choisir la solution la plus sûre, il avait décidé d’aller voir Jacobo.
— J’ai besoin d’informations à la fois récentes, précises et franches, sinon ce ne sera pas la dernière goutte de ton sang qui coulera aujourd’hui.
Il dévisagea le gros marchand. Celui-ci aimait s’habiller simplement, même s’il était l’un des hommes les plus riches de la région : il portait une tunique en lin à manches courtes et un solide pantalon en laine. Sa seule concession à la vanité semblait être l’unique anneau d’argent qu’il portait à l’oreille droite. De la sueur perlait sur son front et le haut de son crâne dégarni, au-dessus de sa longue chevelure grisonnante. Jim lui avait toujours trouvé un regard de fouine, mais là, il écarquillait les yeux, dévoilant des pupilles couleur de bleuet.
— J’ai toujours été loyal et franc, Jim, toujours !
Jacobo le marchand était un négociant de marchandises générales qu’il vendait à des navires quittant le royaume et qu’il achetait à des commerçants de par-delà la mer des Royaumes. Il était, jusqu’à récemment, l’un des meilleurs atouts de Jim. Il ne faisait partie ni de son organisation criminelle, ni de ses agents royaux ; c’était juste une source d’informations qui ne se souciait guère de savoir qui le payait. Jim n’avait jamais tenté de le recruter dans l’un ou l’autre de ses réseaux, préférant le laisser en dehors. Désormais, l’idée lui paraissait brillante, même si, à l’époque, il avait juste pris cette décision sur un coup de tête. L’accord que Jacobo avait passé avec lui était simple : la moindre information de valeur était pour Jim. Ensuite, Jacobo était libre de la revendre au plus offrant tant que ça ne compromettait pas l’avantage de Jim. La durée du silence de Jacobo dépendait alors de la quantité d’or que Jim lui versait. Plus il en recevait et plus il attendait avant de revendre l’information. Jim avait rarement acheté son silence. L’arrangement semblait convenir aux deux parties.
— J’ai besoin de clarifier quelques points, dit Jim en allant récupérer sa dague.
Ils se trouvaient dans l’arrière-boutique de Jacobo. Le navire de Jim était arrivé avec la marée du matin et avait été escorté jusqu’à un mouillage près des quais. Jim faisait partie de l’équipage du remorqueur. Après cela, il était descendu à terre, avait attaché les amarres et s’était éloigné, tout simplement. Les capitaines cherchaient toujours à empêcher les marins de changer de navire, mais jamais à destination, quand il ne restait plus qu’à les payer.
— Tout ce que tu veux, Jim. Je t’en prie, je n’ai jamais trahi ta confiance, jamais !
À ce stade, Jim n’avait pas d’autre choix que d’espérer que le marchand disait vrai. Son propre réseau était si mal en point qu’il n’avait aucun moyen de savoir à qui se fier. Quand toute cette histoire serait terminée, il lui faudrait lentement tout rebâtir. Les quelques agents en qui il avait encore confiance seraient débordés de travail jusqu’à ce qu’il puisse remettre sur pied un réseau d’espionnage qui existait pourtant depuis plus de trois générations.
— Commençons par les choses simples, dit Jim en faisant signe à Jacobo de s’asseoir sur une chaise dans l’arrière-boutique. (Il avait déjà tiré les rideaux et mis le panneau « fermé » sur la porte, afin qu’on ne les dérange pas.) Quelles nouvelles considères-tu dignes d’intérêt ?
— Des rumeurs et des histoires dont j’hésite à te faire part, de peur que tu me juges indigne de ta confiance, répondit Jacobo en s’asseyant.
— Raconte-moi juste ce que tu as entendu, et je déciderai de ce qui est intéressant et de ce qui ne l’est pas, répondit Jim en s’asseyant en face du gros marchand. (Il passa son pouce sur le fil de sa dague pour se rendre plus menaçant encore et balaya du regard la pièce encombrée qui faisait office de remise.) Tu comptes ranger ce bazar, un jour ?
— C’est un bazar organisé, répliqua Jacobo. Je sais exactement où trouver chaque article, ici et dans trois autres entrepôts, Jim. (Il tapota l’une de ses tempes.) Voilà pourquoi j’ai tant de valeur à tes yeux, parce que j’ai une excellente mémoire.
Jim reconnut en son for intérieur que Jacobo lui avait toujours fourni des informations utiles et vérifiées au fil des ans.
— Bien, je t’écoute.
— La nuit dernière, un cotre royal a jeté l’ancre au large et une chaloupe a ramé jusqu’au port. Dès qu’elle a touché le quai, un messager a sauté sur le cheval qui l’attendait et il est parti au galop voir le commandant de la ville. Le duc de Rodez est à Rillanon avec une bonne partie du congrès des Seigneurs pour discuter de la façon de mener cette guerre, j’imagine, alors les ordres pour la garnison auraient dû venir de lui. Mais non, apparemment, ils provenaient d’un certain messire William…
— Alcorn, l’interrompit Jim avec un air de dégoût. Continue.
— Aucune annonce officielle n’a été faite mais, d’après la rumeur, Kesh et le royaume ont conclu une espèce de trêve.
Jim réfléchit à ce qu’il venait juste d’entendre. Cette trêve était aussi inattendue que l’avait été la déclaration de guerre. Kesh n’avait gagné aucune terre importante, sauf peut-être dans l’Ouest : les nouvelles de la Côte sauvage et de Yabon n’étaient pas encore arrivées dans la capitale. En tout cas, dans l’Est, l’Empire n’avait rien fait, à part dépenser beaucoup d’or et s’aliéner ses deux nations voisines.
— Continue.
Jacobo semblait ne pas savoir quoi lui dire d’autre. Puis, ses yeux s’arrondirent brusquement, et il dit :
— D’après un marchand, Kesh reste dans ses eaux territoriales avec des navires-sentinelles sur la ligne de partage, mais autorise des pirates cérésiens à passer dans les eaux isliennes pour piller nos côtes. Il paraît que Porte de Prandur a été mise à sac et que les pirates s’attaquent aux villages et aux petites villes du littoral entre ici et Ran.
Jim réfléchit à cette rumeur. Le royaume était sur le pied de guerre, et chaque pouce de littoral devait être surveillé à la fois par des soldats de métier et par des appelés afin de prévenir tout débarquement keshian, ou une attaque de la part d’un royaume de l’Est plus opportuniste que les autres. Les pirates étaient donc incroyablement audacieux ou incroyablement stupides… à moins qu’ils n’aient des raisons de penser que les Isliens n’interviendraient pas. En temps normal, chaque ville abritait une garnison assez large pour repousser les pirates en leur infligeant de terribles pertes. Il était possible de piller des villages, mais le butin ne suffisait pas à payer la nourriture nécessaire pour un équipage pirate conséquent. De plus, les Cérésiens étaient rarement assez organisés pour mettre au point une attaque majeure. D’ordinaire, ils se contentaient de piller des navires et de se battre entre eux.
L’esprit en ébullition, Jim laissa libre cours à son imagination pendant une bonne minute avant de la refréner. Une idée commençait à prendre forme, mais elle n’était pas encore assez mûre pour qu’il puisse l’appréhender totalement. Il y avait forcément un rapport entre messire William Alcorn, une guerre inutile avec Kesh, et des pirates qui prenaient des libertés en mer des Royaumes. En temps normal, même si le royaume ne faisait rien, Kesh aurait coulé tous les bateaux cérésiens qu’ils auraient croisés, et les pirates survivants auraient été pendus en mer ou vendus en esclavage si le capitaine keshian avait de la place pour les emprisonner dans sa cale. Le fait de les laisser passer démontrait l’existence d’une espèce d’accord entre eux.
— Parle-moi davantage de ces pirates, demanda Jim.
— Je ne sais que ce que je t’ai déjà dit : ils débarquent, incendient des villes, prennent un butin et des prisonniers, et les soldats se terrent derrière les murs de leur forteresse. (Un air interrogateur passa sur le visage de Jacobo.) Encore autre chose, Jim : ces pirates semblent chercher quelque chose ou quelqu’un.
— Qui ?
— Personne ne sait, mais un marchand du nom de Gersh, un bonhomme d’une honnêteté rare, m’a raconté qu’il avait quitté Ran au moment où les pirates accostaient près d’une ville appelée Farborough. Certains ont aperçu son chariot et se sont lancés à sa poursuite. Mais, sous les yeux étonnés de Gersh, leur chef leur a ordonné de faire demi-tour pour aller dans les collines au nord de la ville. Gersh jure qu’ils se sont déployés comme s’ils menaient une chasse à l’homme. Depuis qu’il est rentré à Rodez, Gersh a déjà fait deux offrandes à Ruthia.
Le fait de remercier la déesse de la Chance était une bonne preuve de la véracité de l’histoire.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a quatre jours, peut-être cinq, je n’en suis pas très sûr. Gersh est venu me demander si j’avais des marchandises à charger sur un navire à destination de Ran. Il voulait y ajouter les siennes, en échange d’une petite compensation financière, bien sûr. J’ai été ravi de lui rendre ce service. Puisqu’il semble que notre nation a signé une trêve avec Kesh, le navire a de bonnes chances d’atteindre Ran. Les premières marchandises qui arrivent au port en temps de paix seront revendues un bon prix.
Jim avait un pressentiment, mais préféra ne pas le partager avec Jacobo.
— Rien d’autre ?
— Pas pour le moment, à moins que tu veuilles entendre parler de spéculation et de couverture des risques pour se prémunir de la baisse des prix si vraiment la guerre se termine bientôt. L’opportunité des uns est le désastre des autres.
— Non, répondit Jim en se levant. Désolé pour ton oreille, Jacobo, mais ce n’est pas facile de faire confiance à quelqu’un en ce moment. Je veillerai à ce que tu sois récompensé pour ta peine. Mais n’oublie pas, tu ne m’as jamais vu, on ne s’est jamais parlé.
— Est-ce que quelqu’un est là ? répondit Jacobo avec un petit sourire. Je ne vois rien et je n’entends rien.
Un instant plus tard, Jim franchit les rideaux à l’entrée de l’échoppe et s’en alla. Jacobo attendit quelques minutes, puis se rendit d’un pas lent dans sa boutique. Il fut ravi de constater que les rideaux avaient été ouverts et que la pancarte « fermé » avait été enlevée.
À deux pâtés de maisons de là, un marin s’ennuyait ferme, adossé à un pilier sur la jetée. Il taillait distraitement un morceau de bois au couteau en jetant un coup d’œil à la ronde de temps en temps. Jim avait découvert cet endroit des années plus tôt. Il lui permettait de voir quiconque entrait ou sortait de la boutique de Jacobo, puisque la ruelle sur laquelle donnait la porte de derrière du marchand débouchait à trois bâtiments à peine de la rue sur laquelle donnait sa boutique.
Au bout d’une demi-heure, Jim estima que Jacobo lui avait dit la vérité, en tout cas telle qu’il la connaissait, et qu’il ne cherchait pas à clamer partout que Jim Dasher était en ville. Jacobo allait donc survivre à cette journée et continuer à prospérer.
Jim regarda autour de lui une dernière fois pour s’assurer que personne ne le guettait, puis il prit une grande inspiration. Son unique planque se trouvait non loin de là. Il allait examiner soigneusement le moindre point d’accès puis, lorsqu’il serait sûr que la voie était libre, il irait se cacher. Il aurait besoin d’une semaine au moins pour découvrir la vérité à propos de cette rumeur de trêve. En général, c’était le genre de nouvelles qui le réjouissait, mais il percevait derrière un grand mystère. Qui était donc l’énigmatique joueur dans l’ombre qui s’était si efficacement mêlé du destin de trois grandes nations ? Quel but poursuivait-il ?
Jim avait encore beaucoup de pain sur la planche et connaissait peu de personnes en qui il pouvait encore avoir confiance. Malgré tout, il n’était pas sans ressources et disposait d’autres personnes comme Jacobo qui ne faisaient pas partie des Moqueurs de Krondor ou de son réseau d’espions.
Sachant que la prudence l’emportait sur l’urgence de la situation, Jim disparut parmi la foule dans la ville animée de Rodez.
Assise à son bureau, devant la fenêtre, dame Franciezka savait qu’on l’observait. Elle avait repéré les agents de Worthington depuis des semaines et savait exactement où ils se trouvaient. Elle en avait fait une espèce de jeu en leur inventant un nom à chacun puisqu’elle ignorait leur véritable identité. Pour l’heure, c’était « Pierre » qui la surveillait depuis la fenêtre d’une chambre louée qui donnait sur la place derrière le petit jardin à l’arrière de sa maison. « André » buvait d’innombrables tasses de thé à une petite table au café du coin, qui lui offrait une vue dégagée sur l’entrée de la maison de Franciezka. Au coucher du soleil, « Anton » remplacerait « Pierre » dans la chambre et « Serge » remplacerait « André » au café. Après la fermeture de celui-ci, il irait se blottir sur un misérable pas de porte.
Franciezka s’amusait à entrer ou sortir de chez elle sans qu’on la voie. Mais parfois, au contraire, elle sortait au grand jour pour aller faire les boutiques ou, plus rarement, se rendre au palais afin de jouer le rôle d’une dame de compagnie dont la reine n’avait pas besoin. Le reste du temps, elle gérait ses propres affaires. Mais elle s’était tellement lassée de ce petit jeu que, le soir, elle laissait désormais ses volets ouverts quand elle prenait son bain, afin que sa silhouette se découpe sur le rideau de gaze qui protégeait son intimité. Elle espérait que cela excitait Anton, ou que cela l’énervait. Pendant un moment, ses pensées s’envolèrent vers James Jamison. Elle se demanda si Jim serait amusé ou agacé si elle lui parlait de ce petit jeu. En tout cas, elle lui poserait la question lors de leur prochaine rencontre, s’ils se revoyaient un jour.
Elle essayait de rester professionnelle, mais ses pensées revenaient souvent vers Jim ces derniers temps. Cet homme, qu’elle avait pourtant essayé de tuer à deux reprises, était le seul qui la comprenne vraiment. Elle était partagée entre le fait de l’aimer pour ça et l’envie de le voir mort pour la même raison. Elle reconnut, et ce n’était pas la première fois, que les affaires de cœur n’étaient pas bonnes pour elle. Ce n’était pas un domaine dans lequel elle excellait. Elle était surtout efficace quand elle ne se souciait de rien et qu’elle pouvait user de ses talents d’actrice et de ses charmes pour convaincre un homme de faire ce qu’elle voulait. C’était quand elle commençait à éprouver des sentiments que les difficultés débutaient.
Une jeune servante frappa discrètement à la porte. Franciezka lui dit d’entrer. La femme de chambre lui tendit un parchemin porteur du sceau royal.
— Ça vient du palais.
Tournant le dos à la jeune fille, Franciezka brisa le sceau et lut rapidement le message. Puis elle le relut pour s’assurer qu’elle avait bien tout compris. Les hommes qui la surveillaient connaissaient sans doute le contenu du message. Elle se tourna vers la servante.
— Je crois que je vais mettre la robe bleu roi aujourd’hui, celle avec la bordure blanche, pas l’argentée. Je me rends à la cour, après tout, pas à une fête du palais. Dis à Gregor que le carrosse doit être prêt dans une heure. On retourne au palais.
— Bien, ma dame, répondit la bonne.
En attendant que la jeune fille termine les préparatifs, Franciezka alla se rasseoir à sa table, comme si elle réfléchissait calmement aux récents événements. Mais, derrière cette façade, elle était en proie à un conflit intérieur. Par nature, elle détestait qu’une situation échappe à son contrôle. Même si la vie lui avait appris que le contrôle était bien souvent une illusion, elle s’était toujours sentie plus heureuse lorsqu’elle influençait les gens et les événements. Elle avait appris à manier toutes les armes possibles, depuis la peur jusqu’à l’amour, en passant par la séduction et la corruption. Elle abusait même de la gratitude et de la bonne nature des autres. Ce qui la rachetait, c’était qu’elle faisait tout ça pour la Couronne. Elle aurait volontiers donné sa vie pour son roi et son pays. En attendant, ça ne lui posait aucun problème de sacrifier celle des autres et encore moins de provoquer un peu d’agacement, de colère ou de peur. De temps en temps, elle laissait même un cœur brisé dans son sillage.
Ce qui la troublait le plus, à cet instant précis, c’était l’idée que messire John Worthington agisse de façon aussi inattendue. Ce n’était pas qu’il agisse de manière raisonnée à un moment inattendu, non, c’était qu’il fasse quelque chose de totalement surprenant, peu importe le moment.
Il donnait une fête pour le roi.
Franciezka maîtrisait le langage de la cour mieux que personne, et le ton de l’invitation était clair : impossible de refuser à moins d’être sur son lit de mort. Qui plus est, quelque chose d’important, peut-être même de capital, allait être célébré.
Le caractère soudain de cette fête rendait Franciezka deux fois plus suspicieuse. Même des fêtes modestes au regard des critères de la Cour exigeaient plusieurs jours de préparation. Franciezka songea alors que cette fête n’était peut-être pas si soudaine que cela. Peut-être que des préparatifs étaient en cours depuis des jours parce que messire John savait parfaitement ce qui se tramait.
On ne pouvait déjà célébrer la mort du roi Gregory. Même avec de la magie, il leur faudrait sans doute un peu de temps pour se débarrasser du roi. Non, il s’agissait d’autre chose. Et ça ne pouvait pas concerner l’annonce des fiançailles du fils de messire John avec Stephané, puisque la princesse ne pouvait être fiancée en son absence. La curiosité de Franciezka était piquée au vif, au point de lui faire oublier la prudence. Elle agita une clochette. Quelques instants plus tard, la servante reparut.
— J’ai changé d’avis. Je voudrais la robe rouge, avec la bordure argentée, et les boucles d’oreilles en rubis. Va chercher Millicent et dis-lui que j’ai besoin qu’elle me fasse un chignon dans l’heure.
— Bien, ma dame.
La jeune fille s’en fut en courant.
Puis Franciezka se rappela une phrase que Jim lui avait dite un jour.
— Quoi qu’il arrive, au moins, c’est intéressant.
Le contexte était différent, alors, mais cette phrase s’appliquait également à aujourd’hui.
Elle se demanda où il était. Pour la première fois de sa vie, elle se faisait du souci pour lui.
— Maudit homme, chuchota-t-elle au sein de la pièce vide.
Les carrosses firent leur entrée dans l’enceinte du palais tandis que le soleil se couchait à l’ouest. Les valets étaient vêtus d’une livrée de cérémonie composée d’une veste vert pâle avec un col en soie blanche et de chausses jaune pâle. Ils étaient coiffés d’un petit bonnet jaune assorti à leurs chausses. Franciezka songea qu’il devait y avoir quelqu’un, enfermé tout au fond du palais, inconnu de tous sauf de quelques personnes clés, et peut-être même uniquement du roi, dont le seul travail dans la vie était de concevoir d’étranges uniformes pour les domestiques de Roldem, un uniforme qui changeait chaque année.
La mode changeait aussi pour les nobles, bien entendu. Une poignée de créateurs et leurs couturières rivalisaient chaque année pour trouver la « tendance » de l’année suivante : quelle profondeur de décolleté, combien de jupons porter sous la jupe, quelles couleurs seraient à la mode et quels ornements seraient au contraire datés. Quand une tendance était établie, tout le monde la suivait servilement. Un an plus tard, le style en question était copié dans les Isles et les royaumes de l’Est.
Au moins, les Keshians, pétris de traditions, évitaient ces questions mesquines à propos de la mode. De toute façon, il aurait été extrêmement inconfortable de porter de telles robes et de telles vestes près du Gouffre d’Overn ; il y faisait trop chaud. Quand son carrosse s’arrêta, Franciezka songea que les Keshians étaient extrêmement pragmatiques. Elle aussi aurait passé sa vie à demi-nue si elle avait dû supporter une telle chaleur.
La portière s’ouvrit, et un valet tendit la main pour permettre à Franciezka de descendre de son carrosse avec grâce, en dépit de la jupe ridicule que les diktats de la mode lui faisaient porter cette année. Au moins en aimait-elle la couleur, un cramoisi brillant qui flattait son teint et faisait ressortir le peu de couleur sur ses joues par ailleurs très pâles. Jim avait fait remarquer un jour que si elle avait eu le teint encore plus pâle, elle serait aussi blanche que de la mousseline. Bon sang, voilà qu’elle recommençait à penser à lui…
Elle passa aussi vite que les convenances l’y autorisaient de l’immense cour d’honneur au vaste escalier qui permettait d’entrer dans le palais. Ensuite, elle se précipita vers les appartements royaux, en s’attendant plus ou moins à ce que des gardes aux ordres de messire John Worthington lui barrent le chemin. Elle fut soulagée de voir que personne ne lui posait de question et constata, en arrivant devant les appartements de la famille royale au cœur du palais, que la situation semblait presque revenue à la normale.
En la voyant, deux pages ouvrirent en grand la porte des appartements qui formaient un palais au cœur du palais. L’entrée du logement de la famille royale était plus vaste que la maison de dame Franciezka. Il s’agissait d’une antichambre avec un étage et un plafond voûté, dans laquelle une demi-douzaine de dames étaient déjà rassemblées pour accompagner la reine. Dans une autre partie des appartements, un nombre identique de seigneurs roldemois attendaient également pour accompagner le roi. Ce dernier et la reine avaient beau partager le même lit la nuit, lors des occasions officielles, ils s’habillaient dans des pièces séparées, sortaient de leurs appartements par deux portes distinctes et se retrouvaient dans le grand couloir avant de faire leur entrée dans la salle du trône ou du banquet comme s’ils arrivaient de deux endroits différents. Franciezka avait toujours trouvé qu’il s’agissait du détail le plus étrange de la vie du couple royal. Un jour, elle avait interrogé l’historien du roi à ce sujet, qui n’avait pas su lui dire d’où venait cette coutume. Il avait simplement bafouillé qu’il en avait toujours été ainsi.
Franciezka salua de la tête les autres dames qui lui répondirent poliment par quelques mots, puis elle passa devant elles pour entrer dans la chambre privée de la reine. Celle-ci se levait tout juste de sa coiffeuse, après avoir enduré, sans nul doute avec la bonne grâce qui la caractérisait, les soins de ses servantes. Elles avaient apporté les touches finales qu’elles jugeaient nécessaires pour atteindre la perfection dictée par la mode.
Franciezka fit la révérence devant sa reine, puis vint l’embrasser sur les deux joues.
— Cela fait trop longtemps que je ne vous ai pas vue, ma fille, la réprimanda la reine Gertrude sur un ton affectueux.
Puis elle la serra dans ses bras et chuchota :
— Nous ne savons pas ce qui se passe. Messire John ne nous a rien dit.
Franciezka hocha la tête.
— Il faut nous préparer à toute éventualité.
— Et ma fille ?
— Au loin, en sécurité, chuchota Franciezka.
— Tant mieux, dit la reine en ayant du mal à retenir ses larmes.
Un page vint les trouver.
— Majesté, le roi est prêt.
Les dames de la cour connaissaient si bien le rituel qu’il ne fallut pas plus de cinq minutes pour que chacune prenne sa place devant l’entrée du boudoir de la reine. Sur un hochement de tête de l’assistant du maître de cérémonie, le cortège de la reine et celui du roi se mirent en route précisément au même moment, si bien qu’ils arrivèrent en même temps à l’intersection du couloir menant à la salle de banquet et de celui marquant la limite des appartements royaux.
Une porte aux battants immenses s’ouvrit en grand tandis que le maître de cérémonie annonçait :
— Mes seigneurs, gentes dames et gentilshommes, le roi !
Franciezka se trouvait un pas derrière la reine, à sa place attitrée, sur la droite, en tant que première dame de compagnie. Mais quelque chose clochait. Puis elle comprit de quoi il s’agissait. Les quatre enfants étaient absents. Le prince héritier Constantine, les princes Albér et Grandprey et la princesse Stephané auraient dû entrer derrière leurs parents. Les courtisans semblaient pensifs également, comme si, bien que cet événement soit de toute évidence une fête, il n’y avait rien à célébrer, du moins dans l’esprit des seigneurs et des dames présents.
Franciezka aperçut messire Servan, neveu du roi, son agent le plus fiable, l’homme qui reprendrait tout le réseau de renseignements roldemois s’il lui arrivait quelque chose. Il lui adressa un signe de tête à peine perceptible, auquel elle répondit de la même manière.
À ses côtés se trouvaient trois jeunes gens à propos desquels Franciezka éprouvait des sentiments mitigés. Tous nés à l’étranger, ils s’étaient dévoués au service de Roldem et avaient été faits chevaliers par le roi. Tous avaient une espèce de relation avec Jim qui ne l’en agaçait que plus. Pourtant, Servan lui avait assuré plus d’une fois qu’elle pouvait compter sur leur indéfectible loyauté. Les sieurs Jonathan, que ses amis appelaient « Jommy », Tad et Zane se tenaient bien droit, discrètement vigilants, comme la dernière fois où elle les avait vus, après la fête clôturant le dernier tournoi de la cour des Maîtres. Zane venait de se marier, et sa jeune épouse, dont la première grossesse commençait à se voir, discutait avec les femmes des deux autres jeunes seigneurs.
Ne s’était-il vraiment écoulé que quelques mois depuis cet événement ? se demanda Franciezka en silence. Elle avait l’impression que cela faisait des années, au contraire.
Près des trônes, au pied de l’estrade, messire John attendait, prêt à accueillir le roi en compagnie de son fils Serge à sa droite. Celui qui portait désormais le titre de premier ministre de Roldem s’inclina et attendit que le roi et la reine prennent place sur leurs trônes. Puis il se tourna vers l’assemblée et annonça :
— Mes seigneurs, gentes dames et gentilshommes, j’ai le grand plaisir de vous annoncer… (Franciezka s’attendait presque à l’entendre annoncer les fiançailles de son fils et de Stephané en dépit de l’absence de l’intéressée.) … la fin des hostilités entre l’empire de Kesh la Grande et le royaume des Isles.
Cette nouvelle, pour le moins inattendue, n’en était pas moins la bienvenue, et les applaudissements qui saluèrent cette déclaration étaient sincères. Une vague de soulagement balaya la pièce. Peut-être que la situation allait désormais revenir à la normale, pensait plus d’un seigneur.
Les applaudissements se firent de plus en plus bruyants, jusqu’à s’accompagner de vivats. Quelques personnes battirent même des pieds. Messire John finit par lever la main. Quelques instants plus tard, le calme revint.
— Je suis ravi d’annoncer que notre très gracieux roi a proposé de négocier le traité final entre nos deux nations voisines. D’ici à un mois, Gregory, roi des Isles, et Sezioti, empereur de Kesh la Grande, arriveront à Roldem pour une conférence suprême qui rétablira la paix ultime dans la mer des Royaumes et au-delà.
Cela aussi lui valut des applaudissements, accompagnés de nombreux murmures, car jamais dans toute l’histoire de Kesh la Grande, l’empereur n’avait quitté sa demeure au-dessus du Gouffre d’Overn. Et aucun roi des Isles n’avait jamais visité Roldem. Quand ils étaient prince héritier, oui, mais jamais une fois que la couronne avait été posée sur leur tête. Un tel événement était sans précédent.
Franciezka jura en silence. Elle n’avait pas compris les mots de messire John à l’adresse de son double islien. « Se débarrasser » du roi n’était pas un euphémisme pour signifier qu’il allait le tuer, mais bien qu’il allait l’envoyer à Roldem.
Franciezka Sorboz, dame de compagnie de la reine et chef du réseau de renseignements de Roldem, lança un coup d’œil en direction de son adjoint, messire Servan, dont le visage sombre reflétait le même air songeur que le sien. Que se passait-il exactement ?