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LA FIN D’UN DANGEREUX PÉRIPLE

Ty leva la main.

Aussitôt, les autres se turent. Il fit signe à Gabriella de descendre avec la princesse dans un creux en contrebas de la route pour s’y cacher. Puis il pointa du doigt derrière Hal, mit la main en coupe autour de son oreille et désigna de nouveau la direction d’où il venait.

Hal pencha la tête de côté et tendit l’oreille. Alors, il entendit des bruits de pas éloignés qui venaient lentement dans leur direction. Il fit signe à Ty pour qu’ils prennent tous deux position de part et d’autre du sentier sur lequel ils se trouvaient.

Depuis deux jours, ils voyageaient dans les hauts contreforts, d’abord en direction ouest-quart-nord-ouest, puis plein ouest, une trajectoire plus ou moins parallèle à la route du Roi, dans l’espoir d’atteindre la route proche de la cité de Ran. Ils avaient bu l’eau des ruisseaux et s’étaient nourris de baies d’été trouvées en chemin, mais c’était tout. Ils avaient beau être jeunes et en bonne condition physique, la faim les privait quotidiennement de leurs forces. Hal et Ty savaient qu’ils seraient de moins en moins capables de se battre au fil du temps. Il était donc temps d’arrêter de fuir pour se battre.

Hal fit un nouveau geste, et Ty hocha la tête, comprenant qu’il voulait laisser passer leurs poursuivants avant de les attaquer. Les deux jeunes bretteurs s’accroupirent derrière des fourrés.

Bientôt, les bruits de pas se rapprochèrent. Quatre hommes vêtus d’un tabard islien apparurent. Hal n’eut pas besoin de jeter un coup d’œil à leurs bottes pour comprendre qu’il s’agissait de faux soldats, car il avait rarement vu un groupe aussi négligé et dépenaillé. Ce devait être des pirates avec des tabards volés. Ils semblaient de mauvaise humeur et en colère. Le fait qu’ils soient encore sur la piste des fugitifs prouvait qu’ils avaient retenu la leçon après le massacre de leurs camarades sur la route du Roi. Ils parlaient dans une langue inconnue de Hal, du cérésien sans doute.

Ils n’étaient pas particulièrement discrets, mais ils étaient quand même prudents. L’individu qui ouvrait la voie semblait avoir quelques talents de pisteur, car il désigna les traces que Hal et les autres venaient juste de laisser. Il s’agenouilla, posa la main dans le creux laissé par le talon d’une botte et appuya avec ses doigts. Puis il les frotta avec son pouce. Hal savait exactement ce que faisait ce pirate.

Le chef pisteur dit quelque chose en sortant son épée et désigna l’endroit en contrebas où les jeunes femmes étaient cachées. Hal attendit que le quatrième pirate soit passé à son tour, puis se jeta sur lui et le faucha par-derrière, tandis que Ty passait à côté de lui pour éliminer le pirate suivant.

Le troisième pirate se retourna pour affronter Hal, mais le pisteur, lui, resta en retrait, en criant « Ils sont là ! » à pleins poumons. Il réussit à crier trois fois avant de se raidir brusquement. Il s’effondra, dévoilant dame Gabriella qui se tenait derrière lui avec un poignard ensanglanté.

Les deux meilleurs bretteurs du dernier tournoi de la cour des Maîtres éliminèrent rapidement les deux derniers pirates, mais des cris dans le lointain leur apprirent qu’il était trop tard. Ty regarda autour de lui pour déterminer d’où provenait le bruit.

— Ils sont au-dessus de nous !

Il commença à dévaler la pente aussi vite que les arbres et les fourrés le lui permettaient, en supposant, à juste titre, que ses compagnons le suivraient sans poser de question. En arrivant dans une clairière, il s’arrêta pour chercher le prochain sentier permettant de descendre.

— Nous avons réussi à passer en dessous de tous nos pour­suivants, sauf ce groupe qui nous est tombé dessus. Si nous avions été un peu plus rapides, peut-être… (Il regarda derrière lui.) Il faut rejoindre la route du Roi en espérant arriver à Ran avant eux.

— À quelle distance en sommes-nous ? demanda Gabriella en montrant, d’un léger signe de tête, qu’elle posait la question pour Stephané et non pour elle.

— Si je ne m’abuse, entre cinq et sept kilomètres ?

— On n’arrivera jamais à les distancer, dit la princesse épuisée. Laissez-moi. Allez chercher de l’aide et venez me récupérer.

— Non ! s’écrièrent Hal et Ty presque en même temps.

Hal passa un bras autour de la taille de la jeune fille en la soulevant à moitié et fit mine de reprendre la descente.

— Non ! s’exclama Ty.

Hal se tourna vers lui, et Ty pointa une autre direction.

— Par ici.

Hal partit dans la direction indiquée. Gabriella et Ty le suivirent. Ils s’étaient compris sans même avoir besoin de paroles. Hal allait poursuivre sa route avec Stephané quoi qu’il arrive, pendant que Ty et Gabriella retiendraient leurs poursuivants le plus longtemps possible si ces derniers les rattrapaient.

Au bout d’un moment, Stephané se mit en colère.

— Ça ne va pas du tout !

Elle repoussa Hal en criant :

— Je peux courir !

Et elle se mit à courir d’un pas chancelant sur le sentier en pente.

— Ne faites pas ça ! s’écria Ty.

Trop tard. Au bout de quatre pas, la princesse trébucha et tomba en roulant sur elle-même et en criant de douleur.

— Oh, par les dieux !

Hal s’élança derrière elle et manqua de tomber à son tour en dévalant le sentier à sa poursuite, Ty et Gabriella un ou deux pas derrière lui.

Stephané poursuivit sa chute incontrôlable en criant lorsqu’elle heurtait des cailloux ou quand les branches déchiraient ses vête­ments et éraflaient sa peau. Puis elle se cogna violemment contre un affleurement rocheux au bout d’une petite clairière. Hal la rejoignit quelques instants plus tard.

— Ne bougez pas, lui dit-il en s’agenouillant près d’elle.

— Je suis une idiote, murmura-t-elle d’une voix faible en levant les yeux vers lui.

Il palpa rapidement les membres de la jeune femme et découvrit une spectaculaire collection d’éraflures, de bosses et de petites entailles. Mais il finit par déclarer qu’elle n’avait rien de cassé.

— J’ai la tête qui tourne, avoua-t-elle au moment où Ty les rejoignait.

— Elle a dû se cogner la tête, dit ce dernier.

— Pouvons-nous la déplacer ? demanda Gabriella.

— Oui, répondit Hal.

Il souleva la princesse et la jeta par-dessus son épaule comme il l’aurait fait d’un sac de grain en ignorant ses gémissements. Puis il s’engagea à nouveau dans le sentier en entendant les voix de leurs poursuivants.

— Ils sont là ! s’écria Ty.

Hal se retourna et déposa la princesse sur le sol aussi délicatement que possible. Puis il sortit son épée du fourreau.

— J’aperçois la route en bas, mais autant nous battre ici et maintenant.

Ty avait également son épée au clair et dame Gabriella sa longue dague lorsque les deux premiers pirates apparurent. L’un faillit s’empaler sur la pointe de l’épée de Ty et eut à peine le temps de reculer. L’autre se jeta sur Hal et, pour sa peine, se fit transpercer le ventre par l’épée du jeune homme tandis que Gabriella lui tranchait la gorge.

Le premier pirate trébucha sur un caillou et tomba à la renverse juste au moment où trois autres poursuivants arrivaient un peu plus prudemment. Ils se déployèrent, et l’un d’eux prit la parole :

— Donnez-nous la fille et on vous laissera partir.

— Vous avez trouvé vos amis, on dirait ? répliqua Ty avec un grand sourire.

— Quatre contre trois, ça ne devrait pas vraiment poser de problème, ajouta Hal.

Une demi-douzaine d’individus apparut derrière les premiers pirates.

— Bon, dix contre trois, dit Ty. Là, ça peut poser un problème.

— C’est votre dernière chance, dit le chef. Partez et vous vivrez. Vous serez à Ran dans deux heures. Restez et vous mourrez, et on emmènera la fille quand même.

— Ah, mais partir n’a rien d’amusant, protesta Ty, toujours avec le sourire.

— Prends les cinq de ton côté, dit Hal d’une voix forte. C’est toi le champion de la cour des Maîtres, après tout.

— Eh, tu as bien failli me battre, répondit Ty.

Plusieurs pirates se mirent à rire, mais le chef regarda Hal de plus près.

— Tu es le fils du duc Henry ?

— J’ai cet honneur.

— Une belle rançon en perspective. (Il fit signe à ses hommes.) Je le veux vivant, lui aussi. Tuez les deux autres. Si la fille reste en vie, vous pourrez vous amuser avec elle. Mais le premier qui touchera à la princesse mourra de ma main, c’est clair ?

Alors qu’il se retournait pour voir si ses hommes avaient compris ses ordres, il entendit un bruit sourd quelques instants avant de porter la main à sa gorge. Ses yeux s’arrondirent, puis se voilèrent. Le couteau de lancer de Gabriella était fermement planté dans sa gorge, et il mourut en essayant de le retirer avec des doigts devenus faibles.

— Maintenant, qui veut être le premier à s’amuser avec moi ? demanda la jeune femme d’une voix sifflante en brandissant sa dague dégoulinante de sang et un autre couteau de lancer qu’elle avait sorti de sa botte.

Les pirates hésitèrent. Hal, Gabriella et Ty formaient un demi-cercle protecteur entre Stephané et les hommes qui voulaient l’enlever. Ceux-ci se rapprochèrent prudemment.

— Si la dame n’en tue pas un trop grand nombre, peut-être pourrons-nous déterminer une bonne fois pour toutes lequel de nous deux est la plus fine lame, suggéra Hal. Celui qui en tue le plus ?

— Le perdant paie le dîner en arrivant à Ran.

Les pirates s’élancèrent en criant. Hal fut presque renversé par un type robuste qui reçut une vilaine blessure au bras pour prix de ses efforts. Du sang éclaboussa Hal et Stephané qui gisait sur le sol derrière lui. Le pirate hurla de douleur.

Ty laissa le premier homme sur sa droite se fendre et perdre l’équilibre. Il lui fit une prise à la tête et lui entailla le dos de sa main armée. Puis il tourna avec lui de façon à présenter son derrière aux quatre autres pirates. L’un d’eux porta un coup qui atteignit son camarade à la fesse. Ty le libéra et lui assena un coup de coude sur la nuque pour l’assommer.

À moitié sonné, le pirate servit momentanément de bouclier humain. Ty passa par-dessus son épaule pour trancher la main d’un autre attaquant, qui hurla. Du sang gicla, tandis que l’épée du pirate tombait par terre. Il recula en titubant.

Hal et Ty possédaient une maîtrise de l’escrime bien supé­rieure à la plupart des jeunes gens de leur âge. De plus, ils n’étaient pas que des bretteurs de compétition, ils avaient pour père des hommes qui savaient aussi se bagarrer et qui connaissaient le métier de soldat.

Des hommes qui n’avaient pas appris à se battre côte à côte se gênaient souvent plus qu’ils ne s’aidaient. Instinctivement, Hal et Ty s’écartèrent l’un de l’autre, tandis que Gabriella restait près de Stephané, prête à protéger la princesse avec ses propres lames.

Hal se baissa et trancha le talon d’Achille d’un type qui passait à côté de lui. Sa lame aiguisée traversa l’épaisse botte en cuir et fit basculer le pirate. Désormais, ils n’étaient plus que six.

Comprenant presque en même temps que le plus grand danger qu’ils couraient était d’être submergés sous le nombre des pirates restants, Ty et Hal lancèrent une série d’attaques énergiques, à base de coups de taille et de fentes, et infligèrent une demi-douzaine de blessures mineures avant que les pirates se replient.

L’un se cogna contre son voisin et bougea dans la mauvaise direction. Ty l’embrocha au niveau de l’abdomen et le fit s’effondrer en gémissant. Désormais, leurs adversaires n’étaient plus que cinq.

En voyant autant de leurs camarades tomber, les derniers pirates reculèrent et échangèrent des regards comme s’ils essayaient de coordonner leur attaque. À leur tête, on voyait bien que chacun attendait que les autres prennent l’initiative.

— On nous pendra si on revient sans elle, marmonna l’un d’eux.

— Mais on dirait qu’on va se faire égorger si on tente encore le coup.

Ce que les derniers pirates voyaient, c’étaient Hal et Ty qui masquaient leur épuisement, et une jeune femme visiblement forte qui se tenait accroupie avec à la main deux armes dont elle savait se servir puisqu’elle l’avait déjà prouvé. Même Stephané s’était redressée contre un rocher et brandissait une dague, bien décidée à faire payer le prix fort au premier homme qui oserait poser la main sur elle. Les derniers pirates semblaient ne pas savoir quelle décision prendre.

Il y eut un instant de silence, puis l’un des pirates s’élança, suivi un instant plus tard par trois de ses camarades, tandis que le cinquième s’en prenait aux filles. Ty para une attaque sur sa gauche, mais reçut une vilaine entaille le long des côtes de la part du pirate sur sa droite. Ty lui lança son coude dans le visage et le frappa sous le menton, poussant sa mâchoire vers le haut et réussissant à le sonner. Puis il décrivit un tour complet sur lui-même et abattit son épée sur la nuque de son autre adversaire qui s’effondra comme une poupée de chiffon.

Hal se jeta en tournoyant sur sa gauche, ce qui l’entraîna au-delà des deux pirates qui s’étaient élancés vers lui. Celui qui s’apprêtait à le frapper découvrit qu’il se trouvait à présent loin sur sa droite. Alors qu’il voulait se retourner, il mourut d’un profond coup d’estoc dans le flanc droit. De son côté, Ty s’occupa rapidement des deux autres pirates qui eurent la bonne idée de se gêner l’un l’autre, donnant ainsi l’occasion au jeune champion de les transpercer chacun leur tour d’un rapide coup d’épée.

— Gabriella, protégez la princesse ! cria Hal.

Il s’aperçut que son avertissement n’était pas nécessaire, car Gabriella se débarrassa sans mal du pirate qui avait eu la bêtise de voir en elle une cible facile. Il pensait que l’allonge qu’il avait grâce à son épée lui donnerait un avantage, et il avait fait l’erreur de porter un coup de taille plutôt qu’un coup d’estoc pour tuer. Gabriella s’était baissée pour éviter le coup, était passée sous sa garde et avait utilisé ses deux lames pour le tuer avant qu’il puisse se ressaisir.

Le dernier pirate trébucha sur ce cadavre-là en reculant pour échapper à Hal. Il tomba sur le dos aux pieds de Gabriella, qui s’agenouilla et lui enfonça sa dague dans la gorge sans le moindre état d’âme.

Deux blessés gémissaient, tandis qu’un troisième avait perdu connaissance et saignait. D’un air sinistre, Hal hocha la tête à l’intention de Ty. Quelques instants plus tard, les trois blessés étaient morts.

Hal se tourna vers une Stephané livide.

— Vous n’êtes pas blessée ?

— Fallait-il vraiment les tuer tous ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Oui, répondit Hal sans la moindre émotion, en regardant la princesse droit dans les yeux. Si d’autres pirates viennent par ici, ceux-là ne pourront plus donner l’alerte ou indiquer dans quelle direction nous avons fui.

Elle hocha la tête. De nouveau, il lui demanda :

— Vous n’êtes pas blessée ?

— Juste ma cheville. Personne ne s’est approché de moi.

— Tant mieux, dit Hal.

Il remit son épée au fourreau, prit la jeune femme par le bras gauche et la hissa sur son épaule comme il l’aurait fait d’un sac de grain.

Quand ils atteignirent la route, ils furent accueillis par un escadron de soldats à cheval. Certains avaient l’épée au clair ; deux autres mirent les fugitifs en joue avec leur arc bandé.

— Arrêtez, au nom du roi, ordonna le sergent qui dirigeait l’escadron.

Hal posa Stephané par terre et tira son épée.

— Regarde leurs bottes, lui dit Ty.

Hal vit que les cavaliers possédaient un uniforme complet. Il poussa un soupir de soulagement. Le sergent désigna le flanc de la montagne et ordonna à deux de ses hommes de grimper là-haut pour voir ce qui avait causé tout ce raffut.

— Maintenant, dites-moi qui vous êtes et ce que vous faites sur la route du Roi.

Ty jeta un coup d’œil à Hal comme pour lui demander ce qu’ils devaient dévoiler de leur histoire.

— Sauf votre respect, sergent, j’ai besoin de parler à quelqu’un de plus haut placé, répondit Hal.

Le sergent, dont le visage ressemblait à un sac de cuir brûlé par le soleil, avec de grosses poches sous les yeux pour cause d’abus de boisson et de manque de sommeil, se frotta le menton d’une main recouverte d’un gant épais.

— Plus haut placé, hein ?

Les deux cavaliers revinrent.

— On a trouvé plein de cadavres, sergent. Vêtus du tabard du roi.

Les épées commencèrent à glisser hors de leur fourreau, mais Hal intervint aussitôt :

— C’étaient des pirates portant un tabard du royaume. Dites à vos hommes de retourner là-bas et d’y regarder de plus près. Vous verrez que leurs vêtements, leurs armes…

— Leurs bottes, renchérit Ty.

— Ne viennent pas des garnisons du royaume, conclut Hal.

Le vieux sergent se redressa sur sa selle. Visiblement, il n’avait guère envie d’affronter de telles complications au cours de ce qui aurait dû être une patrouille ordinaire.

— Il y a eu des rumeurs à ce sujet en provenance de l’Est.

Sur un geste du sergent, les deux soldats repartirent dans la montagne, pour revenir à peine quelques minutes plus tard.

— Ils ont raison, sergent. Ils sont armés de coutelas, et l’un des morts portait des sandales keshianes.

— Bon, eh bien, jusqu’ici, vous nous avez dit la vérité, dit l’officier. Maintenant, à propos de la nécessité de parler à une personne haut placée…

Hal enleva son gant gauche et se rapprocha du cheval du sergent, lequel bloquait en partie la vue des autres soldats. Il retira sa chevalière et la tendit au sergent. La mouette de Crydee, surmontée de trois points en guise de brisure pour indiquer le fils aîné, était délicatement sculptée dans un alliage d’or de qualité.

— Où avez-vous eu ça ? demanda l’officier.

— C’est mon père qui me l’a donnée, répondit Hal à voix basse.

— Et où l’avait-il eue, lui ? demanda le sergent dont le ton s’adoucit.

— De son père, qui l’a reçue du sien avant de devenir duc de Crydee.

Pendant un moment, le visage du vieux soldat refléta ce qu’il pensait : mensonge ou vérité, il s’agissait en tout cas d’un problème pour quelqu’un de plus haut gradé. Il se retourna donc en criant :

— Tanner, Williams, vos montures !

Deux soldats mirent pied à terre et accoururent.

— Pour ces dames, afin qu’elles puissent monter à cheval si elles en sont capables, expliqua le sergent à l’adresse de Hal. Vous n’aurez qu’à marcher avec mes gars, les garçons. Je dois continuer ma patrouille. Conduisez-les auprès du capitaine, ajouta-t-il à l’intention de ses deux soldats.

Sur ce, il leva la main et fit signe aux autres cavaliers de reprendre la route.

Hal se tourna vers Stephané, qui assura qu’elle pouvait monter à cheval avant même qu’il lui pose la question. Il lui sourit, et elle lui rendit une version pâle et épuisée de son sourire.

Gabriella aida Stephané à se hisser sur la selle, puis elle monta sur l’autre cheval. Les quatre fugitifs et les deux soldats qui les escortaient prirent alors la direction de l’ouest.

— À quelle distance sommes-nous de Ran ? demanda Hal.

— À pied ? Je dirais qu’on y sera dans deux ou trois heures, répondit l’un des soldats.

Hal et Ty échangèrent un regard et réussirent à esquisser un sourire épuisé.

Bien qu’ils aient passé plusieurs journées en pleine nature, ce trajet à pied sur la route du Roi fut la partie la plus pénible de leur périple. La route de Ran descendait le long d’une série d’escarpements au-dessus du rivage ; la ville apparut donc au détour de la route plusieurs kilomètres avant d’y arriver. Tandis qu’ils cheminaient péniblement, elle semblait ne pas se rapprocher. Pourtant, ils finirent par se retrouver brusquement devant la porte Est.

Les gardes à la porte levèrent la main pour qu’ils s’arrêtent.

— Que venez-vous faire ici ?

— On vient voir le capitaine, répondit l’un des soldats.

Le garde hocha la tête et leur fit signe de passer. Les fugitifs entrèrent dans la ville et traversèrent alors une zone bondée, moitié caravansérail, moitié bureau des douanes, entourée d’étals de fortune où des camelots vendaient diverses marchandises. Des odeurs de nourriture permirent aux quatre voyageurs de se rendre compte qu’ils étaient affamés.

— Oh, je ne sais pas ce que c’est, mais je pourrais le manger sans même descendre de cheval, commenta la princesse Stephané.

— On va très vite trouver de quoi vous nourrir, promit Hal, dont le ventre lui rappelait depuis combien de temps il n’avait pas mangé ne serait-ce qu’une poignée de baies.

Ils arrivèrent devant la caserne dont dépendait la patrouille. Le soldat qui les avait escortés entra et salua un jeune capitaine qui s’ennuyait visiblement derrière un petit bureau.

— Le sergent pense que vous devriez parler à ces person­­nes, capitaine.

Ce dernier le congédia d’un geste et examina ses quatre visiteurs. À la vue des jeunes femmes, il se ragaillardit un peu, car en dépit de la poussière de la route et de la fatigue, elles étaient très séduisantes. Il se leva et fit signe à Hal d’approcher une autre chaise.

— Mes dames, asseyez-vous, je vous prie, vous semblez épuisées.

Il s’assit sur son bureau et regarda d’abord Ty, puis Hal.

— Le sergent dit que je suis censé vous parler. À propos de quoi ?

— Permettez-moi d’abord de vous poser une question, capitaine, avant de répondre à la vôtre, intervint Hal. Qui est responsable de la ville ?

Le capitaine regarda Hal comme s’il plaisantait.

— Le duc de Ran, bien sûr.

— Est-il en ville ou parti en campagne ?

— Il est ici, à Ran. L’armée a été rappelée et elle est en train de débarquer au port à l’instant où je vous parle. La guerre est finie, au cas où vous ne seriez pas au courant.

— Vraiment ? s’étonna Ty.

— Et Roldem, alors ? demanda Stephané.

— Nous n’avons pas de nouvelles, ma dame, alors je suppose que tout va bien là-bas.

— Il faut absolument que je voie le duc, annonça Hal.

— D’abord, c’est à moi que vous devez parler, répliqua le capitaine, mécontent du ton employé par Hal.

— Désolé, mais je ne peux parler qu’au duc.

— Et qui êtes-vous donc pour exiger de parler au duc ?

Hal ôta de nouveau son gant pour montrer sa chevalière.

— Henry, fils d’Henry, duc de Crydee, et vous avez l’honneur d’être en présence de son Altesse royale, la princesse Stephané de Roldem.

Stephané adressa un pâle sourire au jeune capitaine, complè­tement sidéré. Il hésita un moment, puis regarda de nouveau la chevalière de Hal. Il décida alors de laisser au capitaine de la garde personnelle du duc le soin de déterminer s’il s’agissait d’une ruse ou d’une escroquerie quelconque. Lui n’était qu’un capitaine de garnison dont les hommes patrouillaient sur la route du Roi et arrêtaient des contrebandiers.

— Williams ! s’écria-t-il lorsqu’il eut pris sa décision.

Un soldat passa la tête à l’intérieur du petit bureau.

— Capitaine ?

— Prenez un coche et conduisez ces personnes au palais.

— Où vais-je trouver un coche à cette heure de la journée ? demanda son subordonné en faisant preuve d’un certain mépris pour les formalités.

— Peu m’importe si vous devez le voler ! Trouvez-moi un coche maintenant !

Le soldat s’en alla, visiblement choqué par le ton du jeune capitaine.

— Je m’appelle Greyson, annonça ce dernier. Puis-je vous apporter quelque chose pendant que vous attendez ?

— De l’eau, demanda Gabriella.

— Et quelque chose à manger, ajouta Stephané.

Hal et Ty se regardèrent et demandèrent d’une seule voix :

— De la bière !

Toujours fatigués mais à présent nourris, Ty et Hal se trou­vaient en présence du duc Chadwick de Ran. Cet homme à la mine sévère qui approchait de la soixantaine avait encore le physique d’un bagarreur, avec ses épaules larges. Mais il avait la peau tannée par une vie de soldat au grand air, et sa chevelure autrefois rousse était blanche désormais, tout comme sa petite moustache et son bouc. Les jeunes femmes avaient été confiées aux bons soins de la duchesse et de ses dames de compagnie qui leur avaient offert un bain et des vêtements propres. En revanche, le duc avait estimé que l’histoire des deux jeunes hommes était suffisamment importante pour qu’ils la lui racontent séance tenante. Voilà pourquoi ils lui faisaient face, sales encore et dans leurs vêtements déchirés.

Ty et Hal avaient fait preuve de circonspection en évitant de nommer certains joueurs en particulier sur l’échiquier politique de Roldem, mais le duc avait fini par leur dire :

— Il est étrange que le roi et la reine de Roldem aient ressenti le besoin de faire sortir discrètement leur fille de Roldem plutôt que de demander directement des comptes à ce messire Worthington.

Il se tut, puis reprit :

— Un coup d’État ?

— D’une certaine façon, Votre Grâce, répondit Ty. La rumeur la plus tenace prétend que messire John a l’ambition de marier son fils à la princesse.

— Qui ne le souhaiterait pas ? s’exclama le duc en riant. Si j’avais un fils de l’âge de la princesse, je l’enverrai à Roldem. Mais les enfants de mon premier mariage sont tous des hommes faits, et ceux de ma deuxième union ne sont encore que des bambins. (Il prit un air songeur.) Malgré tout, en tant que chancelier du roi, messire John a plus de pouvoir que n’importe qui à Roldem, excepté la famille royale. Qu’a-t-il à gagner en forçant la jeune fille à faire un mariage qu’il est le seul à désirer ?

— Elle est quatrième dans l’ordre de succession au trône, expliqua Hal.

— Roldem, le croiriez-vous ? (Le duc secoua la tête.) Moi, je n’y arrive pas. (Puis il jeta un coup d’œil à la ronde comme pour vérifier que nul ne les épiait.) Mais ici, dans les Isles, c’est une tout autre affaire. Vous êtes un membre de la famille royale, jeune Hal, bien qu’étant un parent éloigné. Il y a des gens dans ce pays qui regrettent que vous ayez vu le jour. Si le roi ne s’y met pas sérieusement et ne réussit pas à engendrer de fils, on pourrait se retrouver dans un sacré bourbier dans quelques années.

— Si tôt que ça ? protesta Hal.

— Ma foi, Gregory n’est pas un homme bien portant, à ce que tout le monde dit. Oh, ajouta-t-il rapidement en levant la main, non pas qu’il soit à l’article de la mort, simplement, il n’est pas robuste et a souffert des fièvres ces derniers hivers. Bien sûr, les prêtres guérisseurs et les chirurgiens se bousculent à son chevet quand il tombe malade. S’il venait à décéder rapidement, ce serait parce que Lims-Kragma veut le rappeler à elle tout de suite ! (Il aboya de rire, pour montrer qu’il prenait le sujet à la légère.) Vous avez une dizaine de cousins qui danseraient avec joie sur votre cadavre plutôt que de vous voir debout devant le congrès des Seigneurs pour revendiquer le trône, jeune Henry. Et il en sera ainsi jusqu’à ce que le roi désigne son héritier.

— Vous semblez oublier, messire Chadwick, que mon ancêtre Martin, le frère du roi Lyam, a renoncé au trône au nom de toute notre lignée.

Le duc balaya cette remarque d’un geste.

— L’honneur de l’Ouest. J’oubliais. C’est très pittoresque et charmant. (Il se pencha en avant.) Mais tenez-vous sur vos gardes. S’il arrivait quoi que ce soit au roi, une dizaine de couteaux seraient prêts à trancher la gorge de votre père, et la vôtre ensuite. Vous avez des frères ?

— Deux.

— Eh bien, ils figureraient sur la liste juste après vous. (Chadwick s’appuya contre le dossier de son siège.) Vous êtes un conDoin, fiston. Depuis que nous avons quitté cette maudite île pour conquérir la moitié du nord de Triagia, un conDoin a toujours occupé le trône de Rillanon. D’accord, certains valaient mieux que d’autres, mais c’est toujours la même dynastie. Certaines personnes aimeraient qu’elle s’éteigne avec Gregory.

— C’est de la trahison, lui fit remarquer Ty.

— Pas si le roi ne désigne pas d’héritier. La décision appar­tient alors au congrès des Seigneurs, ce qui veut dire que le trône revient au plus offrant. (Il marqua une pause.) Ou à celui qui aura la plus grosse armée. Bah ! s’exclama-t-il en balayant toute la discussion comme si elle n’avait aucune importance. C’est le charme des Isles. On cherche toujours un moyen de prendre l’avantage sur nos voisins. Ma famille ne s’entend pas avec Rodez depuis plus de deux siècles, et je serais bien incapable de vous dire pourquoi. Cela ne nous empêche pas de nous empoisonner mutuellement la vie dès que possible, ajouta-t-il en souriant. Mais Roldem… (Il secoua la tête.) D’après la légende, les Isliens et les Roldemois ne formaient autrefois qu’un seul et même peuple. Les dieux savent que nos deux langues se ressemblent assez pour qu’on puisse apprendre l’autre sans effort. Et les familles nobles se sont mariées entre elles assez souvent pour que nous puissions aussi bien nous donner le nom de cousins. Mais nous sommes les cousins difficiles, et eux les cousins raffinés. Nous développons nos armées, eux ouvrent des universités. (Il désigna son dos.) J’ai reçu quelques coups de canne quand j’y étais étudiant. Et vous ? demanda-t-il à Hal.

Ce dernier hocha la tête. Ty, en revanche, fit signe que non lorsque le duc l’interrogea du regard.

— Dans ce cas, vous êtes passé à côté de quelque chose, fiston. On ne mesure pas les études à leur juste valeur tant qu’on n’a pas passé du temps loin d’elles. Cette école, là-bas, c’est un endroit merveilleux. Mes deux aînés y sont allés, et mes deux benjamins iront quand ils seront en âge. (Il se frotta le menton.) Roldem, répéta-t-il à voix basse.

— Que faut-il faire, à votre avis, Votre Grâce ? demanda Hal. Le roi et la reine voulaient mettre leur fille à l’abri. Nous sommes censés la conduire à Rillanon.

— Alors, c’est ce que vous allez faire, répondit le duc.

Il prit une petite clochette et l’agita. Comme personne ne répondit, il la fit tinter de nouveau, plus fort. Au bout d’un moment, il beugla :

— Makepeace !

Un vieux serviteur fit son apparition.

— Votre Grâce ?

— Faites prévenir le commissaire du port : mon navire doit être prêt à appareiller demain matin pour Rillanon. Et dites à ma femme d’arrêter de cajoler ces jeunes filles. (Il sourit aux deux jeunes hommes.) Nous n’avons eu que des fils, alors elle se languit d’une fille qu’elle pourrait couvrir de beaux vêtements et de cette peinture que les femmes s’appliquent. (Il se tourna de nouveau vers le vieux serviteur.) Et dites-lui aussi de s’occuper du dîner. Ce soir, nous recevons la royauté !

Il se leva, et les deux jeunes gens firent de même.

— Je ne vous envie pas, l’un et l’autre, ajouta-t-il à voix basse après le départ du domestique. Le sort vous a menés sur un chemin qui comporte encore bien des chausse-trappes et des dangers, j’en ai peur. Je devais me rendre à la capitale de toute façon, alors je vais juste avancer mon départ de quelques jours. Le Congrès se réunit, car il y a beaucoup de choses à discuter. Kesh demande la paix, et nous devons leur demander à quoi riment toutes ces bêtises.

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

— Oui, laissons le roi décider que faire de la jolie princesse. Ensuite, nous pourrons vous renvoyer à vos activités, quoi qu’elles aient pu être avant le début de ce fiasco.

Hal et Ty échangèrent un regard.

— Venez ! s’exclama le duc. Allons prendre l’air sur mon balcon favori, nous y admirerons le coucher de soleil en buvant du cognac. Vous pourrez me parler de la cour des Maîtres.

Les deux jeunes gens étaient épuisés, mais savaient qu’il s’écoulerait sans doute encore un moment avant qu’ils puissent se reposer.

— Peut-être nous laisseront-ils enfin aller dormir quand on s’effondrera tête la première sur la table et qu’ils devront nous porter, chuchota Ty tandis que le duc ouvrait la voie.

— Tant que je m’effondre le ventre plein, je veux bien dormir couvert de cette saleté.

— J’ai entendu, intervint le duc. D’abord un bain, puis le cognac !