15

EXPLORATION

Il y eut une explosion de lumière.

Cette manifestation aveuglante s’accompagna d’un coup de tonnerre retentissant qui fit frémir Amirantha et Sandreena et les obligea à reculer d’un pas. La silhouette de Magnus se découpait sur la brillance de l’ovale de lumière qui s’était formé devant lui. Il avait la main devant le visage pour se protéger les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le warlock.

— Une espèce de matrice d’énergie, répondit le magicien aux cheveux blancs en se tournant vers lui. J’ai essayé de sonder les Sven-ga’ri pour voir s’ils sont différents de ceux que j’ai vus sur les pics du Quor. Mais je ne m’attendais pas à une telle réaction.

Les deux membres du conseil des Panthatians, Tak’ka et Dak’it, qui avaient assisté eux aussi à l’examen de ces créatures appelées Sven-ga’ri, étaient également partiellement aveuglés par la lumière.

Magnus cligna des yeux, car sa vue avait du mal à revenir à la normale.

— Aviez-vous déjà vu ça ? demanda-t-il aux deux Panthatians.

— Jamais, répondit Tak’ka. Les Sven-ga’ri utilisent les émo­tions pour communiquer. Nous pensons d’ailleurs qu’ils sont en partie responsables des changements qui se sont produits chez ceux qui vivent ici, comparés aux autres Panthatians.

Magnus hocha la tête. L’histoire des Sven-ga’ri sur cette île était la même que celle des Sven-ga’ri dans le massif du Quor. Parce que leurs maîtres, les Seigneurs Dragons, leur avaient donné l’ordre de s’occuper de ces créatures, les Panthatians, comme les Quors, s’étaient acquittés de leur tâche avec diligence.

Magnus contempla l’ovale blanc brillant.

— Je crois que je vais avoir besoin d’examiner ça pendant quelque temps. J’ai une idée de ce que ça peut être. (Il se tourna vers Amirantha et Sandreena.) Il serait bon que vous retourniez sur l’île du Sorcier tous les deux pour parler à mon père.

Il sortit de sa poche une sphère de translocation tsurani et regarda autour de lui. Au bout d’un moment, il hocha distraitement la tête et se lança dans une incantation en tenant l’artefact devant lui. Cela lui prit quelques minutes, puis il tendit la sphère à Amirantha.

— Je l’ai programmée pour vous permettre de revenir ici. Mon père est très puissant, mais certaines choses sont hors de sa portée, comme se téléporter dans un endroit qu’il n’a jamais vu. Je n’ai pas besoin de cette sphère pour rentrer sur l’île. Vous voudrez bien lui raconter ?

— Lui raconter quoi ? demanda Sandreena.

Magnus sourit, chose que ses deux compagnons ne l’avaient pas souvent vu faire.

— Mais, tout ça, répondit-il en pouffant. Tak’ka, puis-je vous demander quelques petites choses ?

— De quoi avez-vous besoin ? demanda le plus âgé des deux Panthatians.

Magnus commençait à déchiffrer les subtiles expressions de cette race, si bien qu’il sourit.

— Du thé si vous en avez, s’il vous plaît, et sinon de l’eau. Et peut-être un coussin sur lequel je puisse m’asseoir. J’ai peur de devoir rester ici un moment pour examiner cette construction.

Amirantha, le warlock des Satumbria, prit la sphère de transport tsurani.

— Tu veux bien partager tes hypothèses avec nous ? Au cas où ton père nous poserait la question.

Magnus haussa les épaules.

— Jamais nous n’avons rencontré de créatures aussi éloignées de nous. Pour autant que je puisse en juger, elles sont composées entièrement d’énergie, bien que celle-ci ait pris une forme cohérente. Qui plus est, elles semblent communiquer à un niveau profond d’émotions, qui est sans doute assez subtil pour exprimer même les concepts les plus nuancés, mais qui restent incompréhensibles pour nous. Imagine un groupe de chanteurs, une chorale. La plupart d’entre nous n’entendront que le groupe dans son intégralité, formant un beau mélange de voix, un peu comme la proximité des Sven-ga’ri nous procure un sentiment de calme et de bien-être. Certains seront capables de distinguer une voix au sein de la chorale et même de l’isoler des autres. Mais je pense, pour continuer cette analogie, que les Sven-ga’ri sont un ensemble de dix mille voix et que chacun détient la capacité d’écouter simultanément l’ensemble des voix ou chacune individuellement.

— Intéressant. Mais qu’en est-il de cet ovale de lumière ? demanda Amirantha.

— Je crois qu’ils en ont assez de nos tentatives maladroites pour communiquer et qu’ils testent maintenant un procédé qui leur est aussi étranger qu’à nous. L’énergie, pour nous, est surtout visible sous forme de lumière. Voilà pourquoi je pense qu’ils essaient de nous fournir un moyen de communication.

— Et donc, c’est… ?

— Je crois qu’ils essaient de m’apprendre à lire, puisqu’ils jugent que je suis sourd.

Amirantha sourit.

— Bon, eh bien, on va te laisser à tes études et raconter à ton père tout ce que nous avons vu.

Il regarda Sandreena, qui était venue se placer juste à côté de lui, son ancien amant. Elle posa la main sur son bras. Amirantha salua Magnus et les Panthatians d’un signe de tête, puis activa la sphère. Le warlock et la guerrière disparurent.

Magnus tourna alors son attention vers l’ovale de lumière. Il était si concentré qu’il ne se rendit pas compte qu’on lui apportait un coussin. Il était occupé à étudier les ondulations de lumière, leur intensité et leurs couleurs, subtiles au sein du grand ovale blanc. Quand son thé arriva, il ne s’en rendit pas compte non plus. La boisson refroidit complètement tandis que le magicien continuait à étudier l’ovale pendant des heures.

Une cascade d’images défiait les sens de Magnus. Des sché­­mas subtils commencèrent à émerger lorsqu’il perçut la présence des Sven-ga’ri, comme une musique tactile dans sa tête, et qu’il laissa ses yeux se détendre, laissant les images défiler à la surface de l’ovale de lumière. Puis, après s’être mis en phase avec l’interaction d’émotions (la musique mentale, comme il l’appelait) et les schémas presque imperceptibles au sein de la lumière blanche, il commença à employer sa magie.

Mieux que n’importe quel magicien de l’histoire de Midkemia, y compris Pug, son propre père, Magnus pouvait libérer des torrents d’énergies destructrices capables de briser des pics de montagne, inverser le cours des marées ou commander aux vents pour abattre les tours des cités. Mais il pouvait aussi manipuler les fils les plus fins d’une tapisserie, capturer une goutte d’eau au cours de la tempête ou déplacer un chaton endormi d’un bout à l’autre d’une pièce sans le réveiller, en utilisant seulement son esprit.

Aussi adroitement qu’une couturière enfilant un fil extrê­mement fin sur le chas d’une aiguille extrêmement petite, il ouvrit son esprit et caressa les énergies. Doucement, il s’enfonça au sein de la matrice et poursuivit son exploration mentale avec une grande prudence.

Il fut pris d’émerveillement en découvrant un réseau d’énergies en trois dimensions semblable à un cristal. Il savait qu’il était à peine sous la surface de l’ovale blanc chatoyant, mais à cette échelle, les énergies paraissaient monstrueusement larges et complexes. C’était comme flotter à travers une cité de glace qui n’aurait pas de rues, mais des bâtiments disposés comme des boîtes énormes. Dans chacune de ces boîtes scintillait un million de pulsations de lumière par seconde.

Quelque part dans tout cela se trouvait un schéma prêt à dévoiler sa raison d’être. Magnus était disposé à le chercher aussi longtemps que nécessaire.

Il continua son exploration.

Les perceptions changeaient, les échelles s’agrandissaient et se contractaient, et Magnus avait l’impression de flotter dans un vaste univers composé d’énergie. Son corps était assis, immo­­bile, dans le jardin créé par les Panthatians pour les Sven-ga’ri, mais il se voyait aussi physiquement présent dans cet univers. C’était comme s’il volait par le seul effort de sa volonté au sein d’immenses étendues, tout en sachant qu’elles étaient en réalité aussi petites que l’espace entre les plus petits grains de sable sur la plage ou aussi infimes que l’espace entre les gouttes de pluie. Il ouvrait son esprit et sentait les énergies circuler dans un sens ou dans l’autre, vers le haut ou vers le bas, à droite ou à gauche, selon un schéma qui se trouvait toujours juste hors de portée de son entendement.

Selon ses propres estimations, il n’avait exploré qu’une toute petite partie du champ d’énergie, mais une cohérence commençait tout doucement à émerger. Au début, il rejeta cette idée en pensant qu’il interprétait mal ce qu’il voyait, mais plus le temps passait et plus ses hypothèses se vérifiaient. Très vite, il eut la certitude que sa théorie était la bonne.

Une profonde fatigue lui tomba brusquement dessus, ainsi qu’une sensation de froid. Il n’avait aucune idée du temps qu’il avait passé à explorer la matrice d’énergie. Pour faciliter cette exploration, il avait créé l’illusion d’une ville, avec d’innombrables caves et sous-niveaux, des bâtiments qui s’élevaient jusqu’à des hauteurs impossibles et des rues sans limite. Il avait superposé cette illusion sur la matrice pour se donner des repères : par où il avait commencé et à quel endroit il avait effectué son dernier sondage. Sur un coup de tête, il avait même fabriqué de petites enseignes comme celles que l’on accrochait aux portes des taver­­nes, avec des symboles lui permettant facilement de voir où il était par rapport aux autres parties de la matrice déjà explorées. Derrière « l’entrée », il avait créé un marché, un endroit où il pouvait revenir et renouveler son exploration et habilement retirer sa conscience. C’était ce qui lui permettait de se rapprocher au plus près de la compréhension de ce à quoi il était confronté, cette cité virtuelle d’énergie.

Mais, tout d’un coup, il se retrouva frigorifié, trempé et frissonnant. Il battit des paupières et se rendit compte qu’il faisait noir. Debout à côté de lui, un Panthatian tenait une grosse toile pour le protéger le plus possible de la pluie froide.

Magnus essuya son visage mouillé et sentit sous ses doigts des poils sur ses joues.

— Combien de temps suis-je resté ici ? demanda-t-il au Panthatian.

Apparemment, la créature ne parlait pas le keshian, mais une voix derrière lui répondit :

— Toute une journée, toute une nuit, le lendemain et encore une nuit, sans bouger.

Magnus voulut se retourner et s’aperçut que son corps était raide et peu coopératif. Il découvrit Tak’ka debout sous la pluie. Le président de la nation panthatian ajouta :

— Nous avions peur que vous soyez emprisonné à l’intérieur par magie, mais nous ne savions pas comment vous atteindre.

Magnus gémit un petit peu en dépliant les jambes.

— Vous avez fait ce qu’il fallait en choisissant d’attendre. Apparemment, j’ai perdu la notion du temps. J’ai cru n’y avoir passé que quelques minutes, peut-être une heure. (Il éprouva les prémices d’une migraine lorsqu’il se releva.) Il faudra que je fasse attention la prochaine fois.

— Avez-vous découvert quelque chose ?

— Je n’en suis pas sûr. Je distingue un schéma et j’en ai déduit une explication possible, mais je ne suis pas prêt à affirmer la validité de ce jugement. J’ai besoin de plus d’explications.

— Venez vous reposer. Vous êtes visiblement frigorifié et vous avez besoin de chaleur et de nourriture.

— Vous êtes très aimable. Compte tenu du passé, je ne m’attendais pas à tant de générosité.

— Nous sommes les gardiens des Sven-ga’ri, et je crains que nos protégés soient en danger à cause de ce qui se trame dans l’ombre. J’ai bien besoin de votre force et de vos connaissances pour m’aider à les préserver.

Magnus hocha la tête comme s’il était d’accord, mais il commençait déjà à penser qu’avant la fin de cette exploration, préserver les Sven-ga’ri risquait d’être la dernière chose que son père et lui souhaiteraient.

Il suivit son hôte vers la chaleur et la nourriture promises.

Magnus savoura un repas chaud et fit sécher ses vêtements au-dessus d’un petit brasero pendant qu’il prenait un bain. Lorsqu’il enfila de nouveau sa robe désormais sèche, il était déjà à moitié endormi. Il s’allongea sur le grabat qu’on lui avait fourni et sombra épuisé dans le sommeil en une poignée de secondes.

Après s’être reposé une bonne partie de la nuit, au cours des heures qui précèdent l’aube, il se mit à rêver.

Il flottait dans la matrice, encore, sauf que cette fois, il ne voyait pas de l’énergie mais des objets solides, aux couleurs vives ou assourdies. Certains passaient en clignotant d’un état à l’autre, lumineux d’abord, puis obscurci l’instant d’après. Des lignes blanc et argent, comme des cordes interminables, s’étiraient le long des vastes avenues qui se croisaient entre les structures.

— Une ville, chuchota-t-il.

— Une illusion, répondit une voix derrière lui.

En se retournant, il découvrit une silhouette à la fois étrange et familière, un homme à la barbe brune, vêtu d’une robe de bure noire, qui tenait à la main un bâton en bois. Il était chaussé de sandales et avait la taille ceinturée d’une simple corde.

— Macros, chuchota-t-il.

— Façon de parler, répondit le spectre.

Magnus n’avait jamais rencontré son grand-père, mort avant sa naissance. Par contre, il avait rencontré un Dasati à qui l’on avait greffé les souvenirs du sorcier défunt. Mais le Macros dasati était malade, d’un âge avancé, et mourant.

Devant Magnus se tenait un Macros dans la force de l’âge. Il semblait ne pas avoir plus de quarante ans et paraissait calme et détendu. Pourtant, Magnus percevait sa puissance cachée juste sous la surface.

— Je rêve, dit le jeune magicien.

— Oui, répondit Macros. Mais, comme tous les rêves, celui-ci est un moyen d’accéder à des pensées que tu n’avais pas encore explorées. C’est l’état parfait dans lequel tu es réceptif à un contact qu’autrement tu n’aurais peut-être pas reconnu. De plus, personne ne peut t’espionner maintenant.

— M’espionner, vraiment ?

Le spectre de Macros sourit.

— Tu devines qui sont tes adversaires, du moins d’une certaine façon. Mais, en même temps, tu ignores tout des forces qui cherchent à vous détruire, toi et ton père. Le temps est primordial, mais, en ce lieu, le temps est une illusion, comme la vue et l’ouïe, car nous sommes dans le rêve.

Il s’avança jusqu’à se retrouver à côté de Magnus, puis il le prit par le coude et le fit se retourner, d’une main douce mais ferme.

— Viens avec moi, et tu découvriras beaucoup de choses, mais seulement des choses que tu connais déjà.

Magnus se laissa guider, ce qui ne l’empêcha pas de protester :

— Je ne comprends pas.

— Je ne suis pas Macros, ça, tu le sais déjà. Je ne suis que son image, un souvenir de lui qui a pris forme et qui est capable de tenir une conversation.

— Un souvenir qui appartient à qui ?

— Kalkin, que tu appelles également Ban-ath.

— Un souvenir, vraiment ?

— Le souvenir d’un dieu est chose puissante, tout comme le rêve d’un dieu. Tu partages le rêve d’un dieu et tu parles avec le souvenir d’un dieu. Avançons, veux-tu ?

Macros pointa du doigt, et ils s’élevèrent brusquement vers l’une des lignes d’énergie.

— Agrippe la ligne et ne te laisse pas trop distancer, recommanda Macros en lâchant le bras de Magnus. Même un dieu ne contrôle pas le degré de lucidité d’un rêve.

Magnus leva la main en même temps que Macros, ou son illusion. Brusquement, il se sentit propulsé en avant à une vitesse incroyable. Pourtant, il n’avait pas la sensation de bouger ; c’était le décor qui l’entourait qui était devenu tout flou.

— Dans quelques instants, je te dirai de lâcher, annonça Macros. Tu ne dois pas hésiter.

Quelques instants passèrent, puis Macros lui demanda de lâcher, et Magnus obéit aussitôt.

Ils flottaient devant ce qui ressemblait à une forteresse monstrueuse, créée par un esprit dément. Il n’y avait pas de sol en dessous, si bien qu’un immense mur s’étirait devant eux dans toutes les directions.

— Prenons un peu de perspective, commenta Macros. (Tout à coup, le mur se réduisit à la taille d’une simple pièce.) Dans le rêve, tout est possible. Au sein de la matrice, ce que tu as vu juste avant est proche de la vérité.

Magnus examina le mur, qui semblait taillé dans une espèce de pierre rouge, avec quatre portes en son milieu, séparées les unes des autres par un seul bloc de pierre carré. Deux larges fenêtres avec des barreaux en fer rouge étaient placées à un angle de quarante-cinq degrés au-dessus des coins supérieurs de chaque porte, si bien que chaque section ressemblait vaguement à un visage avec une bouche et deux yeux. Se poursuivant le long de la ligne qui partait de chaque porte et traversait chaque fenêtre, le sommet du mur s’ornait d’une tourelle couronnée de créneaux et de merlons.

— On dirait quatre châteaux écrasés les uns contre les autres, commenta Magnus.

— Mais oui, c’est vrai, pouffa Macros. C’est une image créée par ton esprit pour te permettre de comprendre. Aucune analogie avec le monde réel ne rendrait justice à ce que cette chose est vraiment.

— Comment l’appelle-t-on ?

— Elle porte de nombreux noms. La barrière enflammée. Le mur de feu. Le terminus. L’ultime barrière.

— Quelle est sa fonction ?

— Je ne peux te le dire, car tu ne le sais pas, et je ne sais que ce que toi, tu sais.

— Donc, j’avais conscience de l’existence de cette barrière, et pourtant…

— Ton esprit dans le rêve appréhende ce que tu as réussi à deviner par déduction. Tu n’as pas vu la barrière, alors tu en as créé une image, mais elle n’a peut-être aucune ressemblance avec la barrière réelle. Au bout du compte, tu le sauras uniquement quand tu l’auras atteinte.

— J’ai tellement de questions, dit Magnus. Et pourtant…

— Tu n’arrives pas à les formuler, parce que ton esprit n’a pas encore de réponses à y apporter. Quand tu m’as vu, tu as compris que je n’étais pas ton grand-père, et que Kalkin rêvait, et le reste aussi. Pour trouver plus de réponses au sein de ton propre esprit, tu devras chercher des réponses dans le monde réel. Pour trouver plus de réponses de la part de Kalkin, ma foi, il te faudra le chercher, lui. Mais ton père t’a parlé du dieu des Filous. Même si tu lui parles, tu n’obtiendras peut-être pas de réponses fiables.

Brusquement, le spectre de Macros disparut.

Magnus ouvrit les yeux. L’aube était levée.

Il s’assit et s’étira en bâillant. Après le petit déjeuner, il lui faudrait de nouveau se confronter au mystère de la matrice. Peut-être pourrait-il aller suffisamment loin cette fois-ci pour atteindre l’ultime barrière et même la franchir.

Sandreena et Amirantha prenaient leur petit déjeuner lorsqu’un élève vint les prévenir :

— Pug est rentré et demande que vous veniez le voir lorsque vous aurez terminé votre repas.

Amirantha regarda Sandreena.

— Tu as terminé ?

Mais la jeune femme se leva avant qu’il ait eu le temps de finir sa question. Il se leva pour la suivre.

— Je suppose que ça veut dire oui ! marmonna-t-il.

Ils traversèrent d’un pas rapide la Villa Beata presque entiè­rement reconstruite, en passant dans de grands jardins récemment replantés. Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent devant le bureau de Pug. Sandreena frappa à la porte en bois, puis l’ouvrit.

Amirantha et la jeune femme étaient tous les deux émerveillés par la façon dont Pug avait réaménagé son bureau depuis la destruction de la première villa. L’ancien était petit et sombre, avec une unique fenêtre, alors que celui-ci possédait un grand mur entièrement composé de panneaux du verre le plus fin et traité à l’aide d’une magie très subtile. Quand le soleil entrait à flots dans la pièce, il faisait frais grâce à un ingénieux système de canalisation dans le plafond qui chassait l’air chaud, auquel venait s’ajouter un peu de magie.

— Bonjour, dit Pug. J’espérais vous donner de bonnes nou­vel­­les de l’Académie, mais elles sont mitigées, au mieux. Qu’avez-vous découvert sur cette île, Magnus et vous ?

Amirantha avait pris l’habitude de porter des tenues moins flamboyantes depuis qu’il habitait sur l’île du Sorcier. Ce jour-là, il portait une tenue confortable composée d’une ample tunique blanche et d’un pantalon gris foncé. Quand elle ne portait pas d’armure, Sandreena paraissait toujours étonnamment délicate pour une femme si grande et si musclée. Elle portait une ample blouse de lin bleu, un pantalon simple mais de bonne facture et une paire de sandales. Ils s’assirent sur les chaises que Pug leur désigna d’un geste de la main. Puis Amirantha interrogea du regard Sandreena, qui hocha la tête pour l’encourager à parler le premier.

— Nous avons trouvé des Panthatians, Pug. Mais, d’après Magnus, ils ne ressemblent à aucun de ceux que vous avez pu croiser par le passé.

— Vraiment ? fit Pug en s’appuyant au dossier de sa chaise. À ce stade, plus rien ne devrait me surprendre, pourtant. Continue.

Sandreena prit le relais.

— Ils se sont montrés aimables et accueillants, malgré les nombreuses pertes que vous leur avez infligées, Magnus et vous. Ils semblent très… « Doux » est le seul mot qui me vienne à l’esprit pour les décrire, même si leurs guerriers ont combattu les démons avec beaucoup d’ardeur.

— Des démons ?

— Laisse-moi revenir au début.

Amirantha raconta brièvement leur périple sur l’île des Hommes-Serpents, puis rentra dans les détails après avoir narré la bataille contre les démons.

Sandreena ponctua ce récit de quelques anecdotes qu’il avait oubliées, et Pug posa quelques questions. Mais, au bout d’une demi-heure, le magicien estima qu’il était suffisamment renseigné.

— Avez-vous vu le moindre prêtre serpent ?

— Non, répondit Amirantha. On nous en a parlé, et j’ai eu l’impression qu’ils rendent visite à leurs cousins de temps en temps, mais j’ignore où ils se cachent depuis que Magnus et toi avez détruit leur précédent repaire. J’ai jugé qu’il n’était pas très diplomate de poser la question au dénommé Tak’ka.

— La bonne nouvelle, c’est que nous avons identifié cette menace, soupira Pug. Les prêtres serpents sont de retour. Mais nous ignorons où ils se trouvent. (Il se leva.) Au moins, nous savons qu’ils ne sont pas sur cette île, c’est déjà quelque chose.

Sandreena et Amirantha suivirent Pug hors de son bureau, puis dans un couloir, avant d’arriver dans une vaste salle de réunion qui n’était autre qu’un grand patio couvert et ouvert à toutes les brises. Une table carrée était disposée en son centre et pouvait être agrandie grâce à un certain nombre de disposi­­tifs ingénieux, selon le nombre de personnes qui assistaient à une réunion.

Sept individus étaient déjà assis lorsque Pug et ses deux compagnons arrivèrent. Le seul visage familier pour les deux experts en démons était le grand-maître Creegan de l’ordre du Bouclier des Faibles. C’était le mentor de Sandreena au sein de l’Ordre.

Pug fit signe à Amirantha et Sandreena de prendre deux chaises vides. Lui préféra rester debout.

— Ceux d’entre vous qui se connaissent n’ont pas besoin que je les présente. Si vous ne connaissez pas les autres, je préfère que cela reste ainsi, compte tenu des difficultés actuelles. On ne peut vous contraindre à révéler quelque chose que vous n’avez pas besoin de savoir. (Il prit une profonde inspiration.) Jusqu’ici, nous avons identifié cinq traîtres parmi des agents haut placés du Conclave. Je suis certain qu’il y en a d’autres. Poursuivez votre enquête. La confiance est une donnée précieuse en ce moment ; vous devrez en user avec sagesse et parcimonie. (Il fit signe à l’homme le plus proche de lui sur sa droite.) Qu’avez-vous découvert à Roldem ?

L’homme relata rapidement les efforts entrepris à Roldem pour empêcher la fuite d’autres informations et découvrir qui était à l’origine des actions entreprises contre le Conclave.

— Pour l’heure, nous n’avons pas de meilleur suspect que messire John Worthington, conclut-il. Soit il se trouve à l’origine de toutes les actions menées à la fois contre les intérêts de la Couronne et du Conclave, soit il reçoit ses ordres d’une personne plus haut placée, mais j’ignore qui.

Pug n’eut pas le temps de s’adresser au voisin du premier interlocuteur, car celui qui était assis le plus loin de lui intervint :

— Je sais que ce n’est pas encore mon tour, Pug, mais je suis presque parvenu à la même conclusion concernant Kesh la Grande. Le suspect potentiel est messire Harfum, un neveu de l’empereur.

— Messire William Alcorn, lâcha aussitôt le grand-maître Creegan. C’est la même chose à Rillanon, expliqua-t-il en regardant ses voisins.

Pug hocha la tête.

— Alors, notre priorité numéro un est de découvrir ce qui relie ces trois hommes. (Il fit signe aux deux premiers interlocuteurs de s’en aller.) Maître Creegan, restez, je vous prie.

Les derniers agents racontèrent rapidement à Pug comment ils tentaient d’identifier de possibles espions au sein de l’Académie, ainsi que dans d’autres endroits moins influents et moins critiques. Lorsque chacun finissait son récit, Pug hochait la tête, et l’agent se levait et s’en allait. Lorsqu’il ne resta plus que les trois derniers membres du Conclave, Pug se tourna vers eux.

— Creegan, vous êtes nos yeux et nos oreilles dans les temples. Qu’avez-vous appris ?

L’ancien mentor de Sandreena soupira.

— Peu de choses, en vérité. Les temples sont plus difficiles à infiltrer que le Conclave, car les dieux veillent jalousement sur leur domaine. Plusieurs des ordres guerriers, en revanche, semblent avoir été légèrement compromis. Aucun prêtre n’est suspect, mais il s’est avéré que certains serviteurs importants, ainsi que des administrateurs convers n’étaient pas dignes de confiance. Leurs interrogatoires sont en cours.

— De quels ordres parlons-nous ? demanda Sandreena.

— Des plus actifs : les Gardiens, les Chasseurs, le Bras et le Marteau.

Pug parut perdre courage en entendant cela.

— S’ils ont infiltré ces ordres à un niveau significatif, alors nos ennemis sont dangereux.

— Extrêmement dangereux, renchérit Creegan.

Voyant qu’Amirantha semblait ne pas suivre, il expliqua :

— Bien sûr, ces ordres et les dieux qu’ils servent portent sûrement un nom différent sur votre terre natale. (Il leva la main gauche et commença à énumérer les noms un par un.) Les Gardiens de la Loi servent Astalon, le dieu de la Loi. Les Chasseurs sont des fidèles de Guis-Wa, le dieu de la connaissance interdite. Le Bras de la Vengeance sert Kahooli le Vengeur, et le Marteau sert Tith-Onanka, le dieu de la guerre. La plupart, et notamment le Bras et les Chasseurs, sont des ennemis qui pour rien au monde n’accepteraient de travailler ensemble en connaissance de cause.

— Je vois. Et le Bouclier ? demanda Amirantha en regardant Creegan d’un air entendu.

— Notre ordre vérifie toujours soigneusement la provenance de nos employés. Nous utilisons la magie pour déterminer s’ils sont pleins de duplicité. Et contrairement à d’autres ordres, ce sont nos propres membres qui s’occupent des affaires quotidiennes telles que la cuisine, la lessive et le ménage dans nos temples, nos autels et nos lieux de résidence. Le Marteau et les Chasseurs, eux, considèrent que chacun de leurs membres doit être un prêtre-guerrier et se concentrer uniquement sur ses devoirs. Pour cela, ils engagent beaucoup de serviteurs extérieurs à leur ordre. C’est ce qui les rend vulnérables. Cependant, même les ordres que je juge laxistes dans leur processus de recrutement font preuve d’une certaine précaution. Pour que des espions puissent infiltrer leurs rangs, il a fallu qu’une magie puissante dissimule leur duplicité.

— Envoyez-leur un message, dit Pug. Tâchez de les convaincre de faire le ménage dans leur propre organisation. Impliquez les Ishapiens si besoin est. (Il se leva.) Cette réunion est terminée.

— Les autres ordres écouteront les Ishapiens, approuva Creegan, mais ils ne vont pas aimer ça.

— Ils apprécieront encore moins de voir leur monde en ruine aux pieds des Terreurs.

Creegan jeta un coup d’œil à Amirantha, salua Sandreena d’un signe de tête, puis tourna les talons et s’en alla.

— Bien, si vous avez sur vous la sphère que Magnus vous a donnée, j’aimerais visiter cet endroit dont vous m’avez parlé tous les deux et voir ce que fait mon fils.

— Voulez-vous qu’on vous accompagne ? demanda Sandreena.

— Non, reposez-vous quelques jours. Vous avez beaucoup voyagé. Je reviendrai avec Magnus le moment venu.

Amirantha sortit l’orbe de transport de la poche de sa tunique et le donna à Pug qui leur dit « à bientôt ». Puis il appuya sur le bouton et disparut.

Amirantha bâilla.

— J’aurais bien envie de faire une sieste. Tu veux te joindre à moi ?

— Ce temps-là est révolu depuis longtemps, espèce d’escroc. (Sandreena sourit.) Repose-toi. On se verra au dîner, si ça te fait plaisir.

— Oui, ça me ferait très plaisir, répondit-il, surpris de découvrir que c’était la vérité. À tout à l’heure, alors.

Amirantha regarda la guerrière s’en aller et songea que, de toutes les femmes avec qui il avait couché, c’était la seule qu’il n’arrivait pas à chasser de ses pensées. Il poussa un soupir résigné et prit la direction de sa propre chambre.

Pug apparut à côté de son fils. Magnus était de toute évidence plongé dans une sorte de transe, puisqu’il ne faisait pas attention à la bruine. Il était trempé jusqu’aux os en dépit des efforts d’un Panthatian qui tenait un parapluie de fortune pour le protéger du plus gros de la pluie. Cela voulait dire qu’il était là depuis un certain temps. Connaissant son fils, Pug supposa que c’était depuis le tout début de la matinée. C’était l’été dans le nord, mais l’hiver ici dans le sud. La pluie était donc glaciale.

En le voyant, le Panthatian faillit lâcher son parapluie.

— Oh, vous m’avez fait peur ! dit-il dans un keshian tout à fait compréhensible.

— Toutes mes excuses, répondit Pug avec un petit geste de la main. Tenez, donnez-moi ça. Je suis son père.

La créature reptilienne parut soulagée.

— Il s’est réveillé avant l’aube et il est venu ici après avoir pris son petit déjeuner. C’est le deuxième jour, et nous ne voulons pas le déranger.

Pug effleura son fils avec sa magie, puis le laissa tranquille.

— Vous pourriez le frapper sur la tête avec un caillou que ça ne le dérangerait pas, expliqua-t-il en prenant le parapluie.

Ce faisant, il se rendit compte qu’en dépit des bonnes inten­tions du Panthatian, les bourrasques de vent réduisaient à néant l’efficacité du parapluie. Malgré tout, il continua à le tenir au-dessus de la tête de son fils.

— Je suis La’th, annonça le Panthatian. Je vais dire à Tak’ka que vous êtes là. Je suis sûr qu’il voudra vous souhaiter la bienvenue en personne.

Après le départ de la créature, Pug réfléchit à l’ironie de la situation : un Panthatian lui souhaitant la bienvenue. Pendant la plus grande partie de sa vie d’adulte, cette race, ou du moins ses représentants qu’il avait rencontrés, avaient essayé d’exterminer l’humanité.

Pendant qu’il attendait, Pug étudia le tableau qui s’offrait à lui. Magnus était assis sur un coussin trempé face à un ovale d’énergie qui flottait à un mètre du sol. En voyant cet ovale et les Sven-ga’ri derrière, il comprit pourquoi Magnus avait omis de créer un bouclier magique pour se protéger des éléments, alors qu’il s’agissait d’un sort relativement facile. Il aurait fallu que le bouclier soit assez grand pour englober ce qui semblait être un immense parc au sommet du plus haut bâtiment de cette ville. Dès lors, il aurait eu du mal à déployer ses autres sorts. Ou alors, il aurait fallu un bouclier qui n’englobait que lui, mais cela aurait certainement déformé les informations ou les indices que lui rapportait son examen.

Pug envoya en douceur son esprit dans la matrice de lumière à la recherche de son fils. Trouver Magnus, c’était comme trouver sa propre main. En tant que père et fils, ils étaient liés comme jamais Pug ne l’avait été avec quelqu’un d’autre dans sa vie. Tomas, son ami d’enfance, et Miranda, sa défunte épouse, étaient sa famille de cœur, et il pouvait les retrouver presque aussi facilement, mais Magnus était sa chair et son sang, son dernier enfant survivant.

Ce douloureux état de fait paralysa Pug un bref instant tandis qu’il pensait aux autres enfants qu’il avait perdus : William, son fils aîné, mort en héros pour défendre Krondor, et Gamina, sa fille adoptive, décédée au cours de ce même conflit. Caleb, son plus jeune fils, avait été tué avec son épouse Marie au cours de l’attaque qui avait également coûté la vie à Miranda. Caleb, si fort et toujours prêt à servir le Conclave, et le seul à ne pas avoir de pouvoirs magiques.

Pug chassa cet accès de tristesse, ne souhaitant pas qu’il le mène inexorablement à sa peur de la malédiction infligée par la déesse de la Mort : il verrait mourir avant lui tous ceux qu’il aimait. Il avait des petits-fils adoptifs, Tad, Zane et Jommy, qu’il avait tenus à distance d’un point de vue émotionnel, de peur que les aimer ne signe leur arrêt de mort. Mais il n’était pas tout à fait sûr d’avoir réussi à étouffer l’affection qu’ils lui inspiraient.

Préférant ne pas partir dans une direction aussi morbide, il suivit son instinct pour retrouver l’emplacement métaphorique de son fils au sein de la matrice. Il s’immisça légèrement pour lui faire savoir qu’il était là.

— Père, j’ai senti ta présence quand tu es arrivé, lui dit Magnus dans son esprit.

Pug s’émerveilla une fois de plus face à l’homme et au magi­­cien que son fils était en train de devenir. Des magiciens, il en avait connu d’autres dans sa longue vie : Kulgan, son mentor ; Shimon, Hochopepa et d’autres Très-Puissants tsurani de l’assemblée des magiciens sur le monde de Kelewan, aujourd’hui disparu ; Macros et sa fille Miranda. Chacun possédait des pouvoirs spécifiques et surpassait les autres dans un domaine ou dans l’autre. Kulgan était un adepte de ce que l’on appelait désormais la Voie de la magie inférieure, une distinction faite par les Tsurani. Les Très-Puissants, eux, empruntaient la Voie de la magie supérieure. Mais, du point de vue de Pug, les Voies supérieure et inférieure n’étaient que des étiquettes vaines en ce qui concernait Magnus, car ce dernier excellait en tout, quel que soit le type de magie qu’il cherchait à apprendre. Il avait entrepris l’étude des domaines même les plus impénétrables, comme le démonisme d’Amirantha, et il était à présent capable d’exercer un certain contrôle sur les démons.

Pug chassa l’émerveillement qu’il ressentait face à l’apti­­tude de son fils pour la télépathie, un don qu’il partageait avec Gamina, sa sœur adoptive, et que lui-même n’avait jamais réussi à vraiment maîtriser.

— Amirantha et Sandreena m’ont parlé de cet endroit et de ses habitants. C’est surprenant.

Effectivement, et pourtant ils ont fait preuve d’hospitalité et de cordialité. Ce sont des êtres très sages, père. Je pense qu’ils savent que des forces maléfiques sont à l’œuvre et qu’ils se mettraient en danger en refusant de nous aider.

Pug sentit une autre présence à proximité.

— Je crois que notre hôte est là. Je reviens tout de suite.

Pug retira sa conscience de la matrice et découvrit un Panthatian âgé, vêtu d’une élégante robe rouge bordée de noir et complètement trempé par la pluie qui redoublait d’intensité.

— Vous êtes Pug, dit le Panthatian.

— Vous êtes Tak’ka, répondit Pug.

— Je mentirais en disant que vous êtes le bienvenu ici, mais nous sommes conscients que l’apparition de votre fils et maintenant la vôtre sont l’œuvre du destin, et nous l’acceptons. Vous avez trop de notre sang sur les mains pour que je puisse vous offrir davantage que de la tolérance et un minimum de confort. Même si le fait que votre fils insiste pour rester sous cette pluie battante et bientôt glaciale me laisse à penser que le confort matériel n’est pas des plus importants.

Pug ne put dissimuler son amusement. Si le Panthatian n’avait pas le sens de l’humour, alors il était ironique de nature.

— Oh, nous apprécions le confort, et je vous remercie pour votre tolérance. Peut-être qu’à un moment donné, nous pourrons discuter de nos différends passés, ou du moins de ceux que j’ai avec vos parents aux tendances plus meurtrières. Mais, pour l’heure, l’attitude de Magnus montre qu’il y a une certaine urgence, et je m’en remets à lui. Pour ce qui est du froid et de l’humidité, nous avons connu bien pire, et je suis certain que nous y survivrons. Mais nous ne dirons pas non à une serviette quand nous en aurons terminé.

Pug n’aurait su dire si la créature était amusée, car il ne savait pas déchiffrer les expressions faciales des Panthatians. Mais Tak’ka répondit :

— Nous pouvons au moins faire ça pour vous. La’th ici présent va rester afin de pourvoir à vos besoins si vous en aviez.

Sur ce, le vieux Panthatian tourna les talons et quitta le jardin au sommet de la tour. Pug espérait bien avoir l’occasion de discuter avec ce leader panthatian apparemment pacifique. Il comprenait si mal ces créatures fabriquées par magie, ces jouets de la Valheru Alma-Lodaka, devenue une déesse pour cette race.

Mais, pour l’heure, Pug préférait se consacrer à son fils. Il retourna donc dans la matrice.

Le temps perdit toute importance. Pug comprit qu’ils risquaient de tomber d’épuisement s’ils ne vérifiaient pas de temps en temps comment allait leur corps dans le monde réel. Puis il se demanda comment juger qu’il était temps de vérifier, étant donné les circonstances.

Il regardait Magnus sonder la muraille. Il jouait les simples observateurs puisque c’était son fils qui avait commencé cette exploration et semblait s’être habilement frayé un chemin au sein du champ d’énergie. Il faisait aussi bien, ou peut-être même mieux, que son père ne l’aurait fait.

Pug s’était déplacé virtuellement au sein de la matrice jusqu’à l’endroit où Magnus sondait l’énorme construction qui ressemblait à un château. On aurait dit une barrière protectrice entièrement construite à partir de prodigieuses quantités d’énergie.

Le père et le fils essayèrent d’en faire le tour et comprirent très vite que sa taille et sa forme n’étaient qu’une illusion. « Autour » ou « derrière » n’existaient pas. Partout où ils cessaient de « marcher », ils se retrouvaient toujours face à la barrière rouge. Après en avoir beaucoup discuté la veille au soir, Pug observait Magnus qui tentait à présent de pénétrer la barrière. La solution la plus évidente avait été de « regarder » à travers une fenêtre, mais en vain. Il n’y avait rien derrière la « fenêtre ». Pug en déduisit qu’il s’agissait d’une espèce de mécanisme qui avait pour avantage de regarder de l’intérieur vers l’extérieur, permettant à quelqu’un ou à quelque chose au sein de la matrice d’observer les faits et gestes de Pug et de Magnus. Mais impossible d’imaginer qui ou ce que pouvait être cet observateur.

À présent, Magnus sondait le « verrou » de la porte. Pug avait du mal à en comprendre le concept. Ils avaient devant eux une matrice d’énergie visiblement érigée dans le but de servir de moyen de communication. Mais elle semblait protégée de telle sorte que ceux qui l’avaient placée là voulaient s’assurer que seule une personne en particulier ou un groupe de gens seraient capables de la déverrouiller. Cela semblait vouloir dire que les informations qu’elle contenait étaient sensibles.

Pug se lança dans une investigation de son côté afin d’explorer les limites de la matrice pendant que Magnus continuait à sonder la barrière interne. Lorsque enfin, il fut persuadé qu’il commençait à appréhender la nature de cet étrange artefact, il contacta doucement Magnus, qui accepta d’en sortir.

En un clin d’œil, ils prirent conscience qu’ils étaient sous la pluie, trempés et frigorifiés. Ils coururent jusqu’à l’entrée du jardin où La’th les attendait toujours, même s’il semblait sur le point de s’assoupir. Il se redressa en sursaut et leur tendit à chacun une serviette.

— Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?

Le père et le fils échangèrent un regard.

— Une boisson chaude nous ferait du bien, répondit Pug. Du café, du thé, du cho-cha, quoi que vous ayez.

— Nous avons du thé, répondit le Panthatian qui descendit aussitôt l’escalier en courant.

— Ce qui m’inquiète, confia Pug à Magnus, c’est l’incalculable quantité d’énergie contenue dans cette chose.

— Moi aussi, acquiesça Magnus. Quand elle est apparue, je me suis dit que cette construction, cette matrice, était une espèce d’extension des Sven-ga’ri. Je suis convaincu qu’il s’agit pour eux d’une tentative de communiquer avec nous. Mais je ne comprends pas pourquoi, après tout ce temps. Et pourquoi ici, plutôt que dans le massif du Quor ?

— Quand nous déverrouillerons cette barrière, et si nous sommes capables de communiquer avec ces êtres, alors nous aurons peut-être la réponse à ces questions. J’imagine que leur perception du temps est différente de la nôtre, et qu’il leur a peut-être fallu longtemps pour mesurer quel genre d’êtres nous sommes, et comment mieux nous joindre. Quant à savoir pourquoi ici plutôt que là-bas, je n’ai absolument aucune hypothèse à formuler.

Pug se tut lorsque le Panthatian revint avec deux tasses de thé chaud au goût à la fois amer et corsé. Les deux magiciens en furent très reconnaissants à leur hôte.

— Tu en es où avec cette barrière ? demanda Pug à son fils.

Magnus but une gorgée de thé, et Pug en profita pour dévi­sager son fils pendant un moment. Contrairement à son fils aîné, William, qui lui ressemblait beaucoup, ou à son dernier-né, Caleb, qui ressemblait à sa mère, Magnus ne tenait presque pas de lui ou de Miranda. Mais il avait autour des yeux certains traits qui rappelaient la magicienne. L’expression songeuse qu’il affichait à cet instant lui était très familière.

— C’est complexe, évidemment. Elle change constamment, mais je commence à repérer un schéma, des séquences de pulsations qui se répètent et qui empêchent de sonder superficiellement pour voir ce qui se cache au-delà de cette muraille. C’est comme un verrou qui aurait des rouages en mouvement à l’intérieur. Il existe quelque part une clé synchronisée sur ce verrou, mais toute autre clé ou toute tentative de forcer la serrure ne feront que la bloquer, la rendant inutile.

— Mais la matrice n’est apparue que lorsque tu es venu ici, environ une journée après ton arrivée ? demanda Pug après réflexion.

— À peu près, oui, approuva Magnus.

— On peut donc raisonnablement en conclure que tu es censé être en possession de cette clé ou capable de crocher la serrure, tu es d’accord ?

Magnus sourit.

— Si les rôles étaient inversés, père, que répondrais-tu à cette question ?

Pug sourit à son tour.

— Qu’il s’agit là d’une supposition irraisonnée. Peut-être que l’arrivée de n’importe quel magicien aurait déclenché l’apparition de la matrice.

— Ou de n’importe quelle créature qui ne soit pas un Panthatian, renchérit Magnus.

— Ou la présence de démons sur l’île, ou d’un vol de mouettes au-dessus du jardin…

— On devrait y retourner, dit Magnus. Il reste encore quelques heures avant la tombée de la nuit et, s’il fait froid maintenant, ça sera carrément glacial après le coucher du soleil. En plus, j’ai l’impression d’être presque prêt à « crocher la serrure », comme tu dis.

Pug suivit son fils à l’endroit où se trouvait le coussin à présent totalement détrempé et inutile. Il regarda Magnus s’asseoir dessus quand même et entrer en transe.

Une brusque inquiétude lui noua le ventre. Son dernier enfant survivant était sur le point de s’embarquer dans une quête magique potentiellement très dangereuse. Il dressa rapidement l’inventaire de ses propres sorts de protection et se rendit compte qu’il était devenu négligent ces derniers temps.

Il avait bien failli mourir à cause de son arrogance en affron­­tant le démon Jakan, qui avait alors revêtu l’apparence de la reine Émeraude. Cette expérience de mort imminente avait été très dure et lui avait servi de leçon quand il s’agissait de se prémunir de dangers potentiellement mortels.

Pug décida de ne pas se joindre à la quête de son fils et commença plutôt à bâtir un sortilège de protection pour tous les deux. De tous les enchantements qu’il connaissait, celui-ci était le plus difficile, car comment se protéger sans avertissement ? La cible d’une attaque pouvait très bien mourir avant d’avoir eu le temps de déployer ses défenses, dans l’intervalle juste avant qu’elle ne se rende compte du danger. Impossible de protéger quelqu’un d’une flèche, d’un coup d’épée, du feu ou d’un jet de pierre sans avertissement préalable. Pour la magie, en revanche, il y avait toujours un rassem­blement d’énergie momentané, qui durait parfois moins de quelques secondes avant qu’un sort ne soit lancé.

C’était ce détail qui donna à Pug l’idée d’un sort de protection : une coquille qui les engloberait, lui et toute personne à proximité, Magnus en l’occurrence, afin de les protéger de tous les dégâts magiques qu’il était capable d’anticiper. En tant que maître de son art, inégalé sur ce monde, à part peut-être par son fils, il lança un sort qui couvrait toute forme d’énergie, de feu ou autre décharge capable de tuer instantanément les personnes vulnérables. Toute la difficulté du tour, comme aurait dit Nakor, consistait à le déployer à l’instant où l’attaque était lancée. C’était là-dessus que Pug se concentrait. À la seconde où il détecterait une magie malveillante, le bouclier apparaîtrait. C’était dans cette seconde que se situerait la différence entre la vie et la mort. Par contre, il ne pouvait lancer ce sort défensif qu’à un seul endroit, comme sur ce toit, dans ce jardin, par exemple.

Pug termina de façonner son sortilège et mit en place le « fil de détente », puis poussa un long soupir. Tant qu’il restait là sans bouger, Magnus et lui avaient de bonnes chances de survivre à un piège susceptible d’être anticipé.

C’étaient ceux qu’il ne pouvait prévoir qui l’inquiétaient.