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ATTAQUE DE NUIT

Des clairons sonnèrent l’alarme.

Martin conDoin, fils du défunt duc de Crydee, laissa tomber la cuillère contenant la première bouchée de nourriture qu’il s’apprêtait à avaler depuis des heures. Sa chaise n’avait pas encore heurté le plancher qu’il avait déjà presque franchi le seuil de l’auberge qui lui servait de quartier général avancé. Il courut depuis le port jusqu’à la porte sud-ouest.

— Sergent, au rapport !

Le sergent Magwin, posté en haut de la tour, semblait bien petit à cette distance, mais sa voix portait loin.

— L’éclaireur est de retour, commandant !

— Ouvrez la porte ! ordonna Martin.

Un cavalier épuisé, portant le tabard de la garnison de Crydee, entra au petit galop par la porte partiellement ouverte et s’arrêta devant Martin tandis que l’on claquait le battant derrière lui. Le malheureux était couvert de sueur et de la poussière de la route, et son cheval était sur le point de s’effondrer.

— J’ai trouvé l’infanterie, commandant, dit-il après avoir salué son supérieur.

Il lui tendit un parchemin. Martin lut son contenu.

— Refuse-t-il vraiment de revenir ?

L’éclaireur mit pied à terre.

— Oui, commandant. Le capitaine de la colonne d’infanterie est de LaMut. Il a dit, je cite : « Mes ordres sont d’aller à Sarth à la rencontre du duc. Ce n’est pas un gamin de Crydee qui me fera faire demi-tour. » (Il baissa les yeux.) C’est là qu’il a écrit cette missive et qu’il me l’a donnée, commandant.

Martin fulmina en silence, puis répondit.

— C’est… parfait.

Brendan, le benjamin de Martin et son adjudant, arriva en courant du cœur de la ville. Il joua des coudes parmi la foule qui se pressait à proximité pour apprendre quelles nouvelles apportait l’éclaireur. Il était presque hors d’haleine lorsqu’il s’arrêta.

— Un petit groupe vient d’arriver de LaMut.

— Enfin une bonne nouvelle, marmonna Martin en regar­­dant autour de lui.

Les deux jeunes gens se ressemblaient comme des jumeaux avec leurs longs cheveux bruns qui tombaient jusqu’à leurs épaules et leur corps mince et agile. Ils n’avaient qu’un an d’écart, et les différences entre eux s’amenuisaient de mois en mois.

— Combien ?

— Quarante, répondit Brendan. La plupart sont des hommes de plus de cinquante ans, mais ils semblent en forme : ce sont des fermiers, des meuniers, des bûcherons. Une vingtaine d’entre eux sont des archers.

— Tant mieux, on a toujours besoin d’archers supplémentaires sur les remparts. Trouve-leur un logement.

— Ils ont amené cette vieille… (Il rit en écartant les bras en grand, comme s’il décrivait un poisson qu’il avait pêché.) … baliste grosse comme ça… Peut-être un peu plus grosse encore, mais je n’en ai jamais vu de pareille. Ils ont dit qu’elle se trouvait au-dessus de la porte de LaMut depuis… eh bien, du plus loin qu’on s’en souvienne. Certains soldats à la retraite qui sont descendus dans le Sud se sont dit qu’elle pourrait être utile.

Martin essaya de prendre l’air amusé, mais en vain.

— Dis-leur de l’amener ici. (Il regarda autour de lui et aperçut un petit terrain entre deux bâtiments, qui avait peut-être été un jardin en des jours meilleurs.) Qu’ils garent leur chariot là-bas. Il faudra peut-être monter la baliste sur les remparts.

Il balaya du regard l’intégralité de la muraille au-dessus de sa tête et confessa :

— Mais je ne sais pas où.

Ylith occupait une position unique au sein du royaume. Elle se nichait dans le coin nord-est d’un port presque parfait mais minuscule. De ce fait, l’imposante porte du port était aussi l’entrée principale de la ville. Au sud-est s’étendait une petite plage d’à peine quatre cents mètres de long entre l’extrémité des quais et les rochers bordant les falaises. De là, le littoral ne cessait de grimper abruptement jusqu’au promontoire appelé Questor Les Terrasses, à deux journées de voyage sur le dos d’un cheval rapide. Un petit village occupait le plateau au sommet du promontoire et abritait une garnison ; le duc l’avait vidée de ses soldats en partant pour le Sud, laissant le village uniquement protégé par le terrain environnant. De là, il n’existait aucun endroit sûr où débarquer à moins de s’enfoncer au cœur de la principauté, près de la ville de Sarth, qui attendait pour l’heure les renforts de Yabon.

Des bancs de sable et des récifs dissimulés juste sous la surface, au sud-est du port, fournissaient des défenses naturelles contre tout débarquement intempestif à proximité. Les hauts-fonds généraient un courant violent, et n’importe quel capitaine avisé évitait cette partie de la côte de peur de se faire drosser sur les rochers. Le premier point de débarquement sûr se situait à plus d’une demi-journée à cheval au sud d’Ylith.

Entre les remparts de la ville et les quartiers d’habitation s’étendait une place qui offrait aux archers sur la muraille un véritable champ de tir. Les stands et les étals que l’on installait traditionnellement au pied des remparts les jours de fête et de marché avaient été démontés avant même l’arrivée de Martin et des renforts de Crydee.

Trois routes se croisaient au centre de la place au sud-ouest de la porte du port : la grand-route des Cités Libres et du Natal qui longeait la baie en direction du sud, la route de Crydee qui partait vers le nord-ouest et enfin une petite route qui menait vers l’est et se transformait rapidement en chemin de ferme. C’était le cœur du commerce d’Ylith, le port florissant qui faisait office de passage vers Yabon.

La ville d’Ylith avait déjà été conquise une fois, lorsque le général à la tête de l’armée de la reine Émeraude s’était autoproclamé roi de la Triste Mer. Seule la trahison d’un de ses commandants au profit du royaume des Isles avait permis de déloger le tyran. Martin avait lu l’histoire de l’invasion de la reine Émeraude et savait qu’Ylith avait joué un rôle capital dans la protection de la principauté, de Yabon et des cols vers la Côte sauvage. Le royaume pouvait se remettre de la perte de Crydee, ou même de la perte du contrôle du rivage oriental de la Triste Mer entre Ylith et Sarth. Mais, si Ylith tombait, tout était perdu.

— Quelles nouvelles du Sud ? demanda Brendan.

— Mauvaises, répondit Martin en lui tendant le message.

— Il n’est pas sérieux ? se récria Brendan après l’avoir lu.

— Apparemment, si. (Martin jeta le parchemin dans la poussière et balaya les alentours du regard.) À sa place, je n’aurais pas envie d’expliquer à mon duc où se trouve son infanterie s’il s’attendait à la voir arriver à Sarth la semaine suivante.

— Tu préférerais lui expliquer comment tu as perdu tout Yabon ? rétorqua Brendan.

— En suivant les ordres, répondit sèchement Martin. Bon, normalement, le pirate qu’on a engagé délivrera mon message au duc avant l’arrivée de l’infanterie à Sarth. (Il calcula rapidement.) Si le prince ne lui a pas ordonné de poursuivre sa route jusqu’à Krondor ou de rester à Sarth, le duc pourrait être de retour ici avec ses régiments de cavalerie et d’infanterie légère dans dix jours.

— Cela fait beaucoup de « si », remarqua Brendan.

— Je sais, répondit Martin. Où en sommes-nous ?

Brendan savait exactement de quoi son frère parlait.

— Nous avons trois cents hommes de Crydee, plus les cinquante irréguliers que le duc de Yabon a laissés ici avec Bolton.

Le capitaine Bolton était le neveu du commandant de la garde du comte de LaMut. Les deux frères étaient convaincus qu’on l’avait laissé à Ylith dans l’espoir qu’aucun assaut n’aurait lieu si loin au nord. Quand Martin l’avait remis à sa place, le jeune homme sérieux avait montré qu’il était complètement dépassé par les événements, raison pour laquelle il avait pris cet air bravache lors de leur première rencontre.

— Environ deux cents hommes et adolescents sont arrivés au compte-gouttes depuis que tu as fait connaître la nouvelle de notre arrivée, mais ce sont ceux qui étaient trop mal en point pour répondre à l’appel du duc de Yabon. Ce sont principalement des vieillards, avec quelques anciens soldats et des gamins avides de se battre alors qu’ils n’ont pas quinze ans pour la plupart. Et ils nous ramènent trop peu de maudites armes.

— Bon, emploie-les à fabriquer des flèches. Ils iront lentement au début, mais s’il y a suffisamment de main-d’œuvre, on devrait s’en sortir de ce côté-là. Je préfère que les archers aient trop de flèches plutôt que pas assez.

— Le bois n’est pas un problème, et les forgerons peu­vent fabriquer les pointes, mais pour les empennes : on manque de plumes.

— Utilisez des plumes de poulet si nécessaire. Fabriquez des pièges pour les pigeons et les mouettes, répliqua sèchement Martin. Je m’en moque ! (Puis il ferma les yeux.) Désolé. Je…

Brendan posa la main sur le bras de son frère.

— Je sais.

D’un signe de tête, il lui rappela que l’éclaireur attendait toujours à côté d’eux. Martin le congédia en le remerciant et ordonna qu’on verrouille la porte de la cité. Puis il regarda vers le cœur de la ville.

— Où en est-on côté provisions ?

— Tout va bien, répondit Brendan en prenant avec son frère la direction de la maison du maire, qui leur servait de quartier général principal. La plupart des soldats étant partis dans le Sud, les fermes des environs peuvent nous fournir de quoi soutenir un siège, tant que nous garderons le contrôle de la porte et de la route du Nord.

Le château du vieux baron se dressait au loin sur la colline au nord-ouest de la ville. Martin n’avait fait que l’inspecter rapidement, mais il deviendrait le dernier bastion de la défense d’Ylith si la ville tout entière venait à tomber aux mains des Keshians. Le but de Martin était d’empêcher cela, car même s’il réussissait à garder le château au-dessus de la ville, Kesh de son côté aurait atteint son objectif en coupant en deux le royaume de l’Ouest. Si ça arrivait, aucune aide ne pourrait circuler dans l’une ou l’autre direction. Non seulement la région serait perdue, mais l’Ouest tout entier serait alors vulnérable.

Martin regarda autour de lui comme s’il cherchait l’inspiration. Son foyer, à Crydee, grouillait déjà de colons venus de l’extrême sud de l’Empire, cette région qu’on appelait la Confédération keshiane. Ils chassaient de manière agressive les occupants des fermes et des moulins, des mines et des villages de bûcherons. Le bétail avait été capturé, comme tout ce qui avait de la valeur, et un flot constant de réfugiés isliens entrait dans Ylith quotidiennement.

— Tu as l’air perdu dans tes pensées, lui fit remarquer Brendan.

Martin adressa un petit sourire à son frère.

— J’essaie juste d’imaginer ce que je ferais maintenant si j’étais le commandant keshian à Crydee.

Brendan haussa les épaules.

— Ça dépend des ordres qu’il a reçus, non ?

Martin hocha la tête.

— Nous n’avons vu aucun navire keshian si loin au nord. Queg doit les tenir occupés au sud.

Il voulait dire par là que Queg empêchait Kesh de passer à l’ouest de leur royaume insulaire. Officiellement, il n’existait aucun traité entre Queg et les Isles mais, dans les faits, ils étaient alliés contre l’expansion de Kesh vers le nord dans la Triste Mer. Une partie de la flotte islienne, celle qui ne mouillait pas à Port-Vykor et à Krondor, devait se trouver au large de la principauté, afin que Queg n’ait pas besoin de protéger son rivage oriental.

— Même s’ils ont bloqué toute la flotte princière à Krondor, certains navires isliens ont bien dû sortir de Port-Vykor et devaient être en mer quand cette guerre a commencé. Il y a probablement une ligne de navires entre Port-Vykor et Sarth, suffisamment pour tenir les Keshians à l’écart, rétorqua Brendan.

— Ce qui veut dire que Kesh n’amène pas ses renforts par la mer, acquiesça Martin.

— Donc, la seule armée qu’ils ont dans la région est celle qui nous a chassés de Crydee, conclut Brendan.

Martin s’accroupit.

— Supposons un instant que les navires que Kesh a dans le Sud soutiennent les assauts terrestres contre Finisterre, Port-Vykor et Krondor. Qu’est-ce que cela signifie pour nous dans le Nord ? (Il prit le couteau à sa ceinture et dessina un demi-cercle dans la terre.) Nous sommes ici, ajouta-t-il en plantant sa lame dans le sol. (Il désigna l’ouest sur sa carte improvisée.) S’ils amènent leurs troupes ici, nous pourrons les affronter du haut d’un de nos remparts, deux tout au plus, sans renfort et sans avoir à nous soucier du reste de nos défenses. (Il montra un point au sud de la porte du port.) Ici, on a un goulet d’étranglement naturel entre les quais et la porte. (Il se leva.) À moins de vouloir traverser à la nage depuis la rive orientale pour se lancer à l’assaut de la route…

Son expression changea brusquement. Il fit signe à son frère de le suivre et gravit en courant les marches vers le chemin de ronde.

De là-haut, il pouvait voir la poignée d’hommes postés sur la muraille. Tous essayaient d’avoir l’air vigilants et prêts à combattre, mais ils masquaient juste leur ennui, en vérité. Martin ne savait que trop bien à quel point monter la garde était fastidieux, car ses frères et lui avaient eu plus que leur part d’heures de guet. Leur père avait veillé à ce que tous les trois comprennent tous les aspects du métier de soldat. Un vieux dicton militaire disait : « La guerre, ce sont de longues périodes prolongées d’ennui, ponctuées de courtes explosions de violence et de terreur. » Jusqu’ici, Martin trouvait que ce dicton se vérifiait parfaitement.

Il parcourut du regard les quais sous les remparts et les faubourgs entre les quais et les murs de la ville.

— Comment attaquerais-tu cette ville ? demanda-t-il à son frère.

Brendan se pencha légèrement par un créneau, les mains posées sur les merlons de part et d’autre.

— Je n’en aurais pas envie.

— Je sais, mais si tu y étais obligé, comment t’y prendrais-tu ?

Son jeune frère ne répondit pas et continua à balayer des yeux le paysage au-delà des remparts. Son regard s’arrêta un moment sur le château au-dessus de la ville, puis s’abaissa vers la route de l’Ouest, et traversa le port jusqu’à la route du Sud.

— J’attaquerais par l’est, répondit-il enfin. C’est le point faible de la ville.

— Mais, pour ça, il te faudrait déposer tes troupes de l’autre côté de l’eau, sur le rivage occidental de la principauté. Or, tu n’as pas de navires, tu te rappelles ?

— Les Cités Libres ont des navires, rétorqua Brendan.

— Mais, en prenant la direction du sud pour attaquer Port-Natal, tu rends ton arrière-garde vulnérable. Nous pourrions t’attaquer.

» Mettons que tu arrives à passer outre les rangers qui te tirent dessus derrière chaque arbre, à vaincre les défenseurs de la ville et à mettre la main sur un nombre de navires suffisant, tu devras encore remonter vers le nord à la voile et passer entre les patrouilles de Queg. (Il se tut, songeur.) Malgré tout, je suis certain que ton instinct est juste. Il faut juste qu’on trouve comment ils comptent s’y prendre.

— Ce qui nous ramène à une flotte d’attaquants venue du Sud, reprit Brendan.

Martin secoua la tête.

— Laissons ce problème aux Keshians : à eux de trouver comment s’y prendre. Partons du principe qu’ils arriveront à débarquer sur le rivage occidental de la Triste Mer. Si j’étais leur commandant, je mettrais directement le cap sur Questor les Terrasses et je débarquerais sur la plage au nord de la ville.

— Tu ne serais plus qu’à une journée de marche forcée de ce vieux fort là-bas, confirma Brendan en désignant un point de l’autre côté de l’eau.

— Ce serait un excellent endroit de regroupement. Laissons de côté le pourquoi du comment et partons du principe que le commandant keshian est aussi intelligent que toi et voudra placer ses hommes là-bas. Sergent Ruther ! s’exclama Martin en se retournant.

— Commandant ? lui répondit-on en contrebas.

Le vieux sergent n’était pas forcément visible, mais il traînait toujours à portée de voix. Martin lui fit signe de les rejoindre sur le chemin de ronde. En dépit de son âge, le vieux soldat gravit les marches deux par deux pour arriver plus vite auprès du jeune homme en charge des opérations.

— Commandant ? répéta-t-il en arrivant.

— Que pouvez-vous me dire sur ce vieux fort ?

— On m’a dit qu’il est à l’abandon depuis près de cent ans. Il a été construit pour protéger la ville de violents pillards qui venaient des montagnes ou de plus loin sur la côte. Puis, les choses se sont calmées, et l’un des vieux barons a décidé qu’il n’était plus nécessaire de payer une deuxième garnison.

— Combien de temps pour se rendre là-bas et explorer les lieux ?

— Une heure pour s’y rendre, le fort est plus loin qu’il en a l’air, vu d’ici. C’est pas une petite falaise, au-dessus de la plage, et la route serpente à travers bois. Encore une heure pour faire le tour des lieux et une autre pour revenir. On sera rentrés pour le dîner, commandant.

— Occupez-vous-en, ordonna Martin.

Ruther descendit l’escalier en criant des ordres pour qu’un détachement l’accompagne. Au même moment, une sentinelle postée tout au bout à l’ouest s’exclama :

— La patrouille est de retour !

Martin se retourna et vit quatre cavaliers arriver au petit galop, une allure suffisamment pressante pour indiquer qu’ils ramenaient des nouvelles, mais pas assez rapide pour signaler un danger immédiat.

— Ouvrez la porte ! ordonna-t-il.

Les quatre cavaliers entrèrent. Ils étaient aussi sales que leurs montures. Les pluies soudaines de ce début d’été avaient rapidement séché, si bien que cavaliers et chevaux étaient couverts de boue comme de poussière. Le chef de la patrouille, un caporal nouvellement promu et prénommé Jackson, mit pied à terre en disant :

— On les a vus, commandant.

— Où ?

— Leur avant-garde se trouve à une demi-journée de cheval de l’autre côté du col. (Le jeune homme blond et longiligne se tut le temps de calculer.) On les a vus hier à l’aube, commandant, alors ils doivent être à une journée et demie, deux jours tout au plus, derrière nous.

— Combien d’hommes ont-ils emmenés ? s’enquit Brendan.

— Toute leur foutue armée, messire, répondit Jackson.

Il remercia le garde qui lui tendait une gourde d’eau et but longuement avant de reprendre :

— On dirait qu’ils ne ressentent pas le besoin de laisser des soldats derrière eux, comme s’ils se moquaient qu’on tente de leur reprendre Crydee par le sud.

— Bizarre, confirma Martin. Combien d’hommes allons-nous affronter, d’après vous, et quand ?

— Cinq cents cavaliers, si j’ai bien compté, plus un régiment de ces types du désert avec la fourrure de léopard sur leur heaume. Il y en a peut-être trois cents, de ceux-là. Il y a aussi la cavalerie lourde : des lanciers qui accompagnent le train des équipages. Et l’infanterie. Au moins un millier de Chiens Soldats, et deux fois plus d’irréguliers.

— Des engins de siège ? demanda Brendan.

— Je suppose qu’ils les ont démontés après qu’on a quitté Crydee et qu’ils les traînent derrière eux, messire. On s’est pas attardés pour voir s’ils se trouvaient à l’arrière parce que ces types au léopard nous collaient aux fesses. Deux d’entre eux nous ont poursuivis, mais ils n’ont pas insisté quand on a fait demi-tour pour rentrer ventre à terre.

Martin contempla la route au-delà de la porte. Il avait ordonné la construction de pièges et de barrières, tout en sachant que ce serait plus une nuisance qu’un véritable obstacle pour ses ennemis. Cependant, tout ce qui pouvait empêcher les Keshians de franchir cette colline en nombre et de mener une charge directe contre la porte était bon à prendre.

Son regard se posa de nouveau sur le vieux château qui surplombait la route du haut de la colline. Il avait rapidement examiné ses défenses une semaine plus tôt, en arrivant en ville. Il se demandait à présent s’il ne s’était pas un peu trop précipité.

— Trouve-moi Bolton, demanda-t-il à voix basse à son frère.

Le capitaine Bolton arriva en courant derrière Brendan moins de cinq minutes plus tard. C’était un mince jeune homme de l’âge de Martin. Le duc de Yabon lui avait confié la défense de la ville, alors qu’il n’avait pour seule expérience du terrain que le commandement d’une petite escouade de la garde personnelle du comte de LaMut. À la grande surprise des deux frères, il s’était avéré que le jeune homme ne ménageait pas ses efforts et apprenait vite. Son arrogance du début lui avait servi en fait à masquer ses doutes. Mais dès que Martin avait défini sa mission, Bolton s’était appliqué à accomplir la moindre tâche qu’on lui confiait. Même Brendan l’appréciait, en dépit du fait qu’ils étaient tous les deux épris de Lily, la fille du maire.

— Il faut que je sache s’il existe dans ce château la moindre issue secrète ou une porte permettant d’effectuer une sortie, lui dit Martin.

— Je ne sais pas, répondit Bolton, mais je vais le découvrir.

Martin hocha la tête, et Bolton s’en fut en courant vers l’écurie la plus proche de la porte. Brendan sourit en le regardant s’éloigner.

— Il est toujours volontaire.

— Comme beaucoup d’hommes, répondit Martin. Ils ne servent à rien jusqu’à ce qu’on leur confie une mission qui a du sens. C’est dans ces moments-là qu’on prend la vraie mesure d’un individu.

— À quoi penses-tu ? demanda Brendan en désignant le château de la tête.

— Si ce commandant keshian réussit à prendre le contrôle de cette crête, expliqua Martin en désignant le haut de la route et les clairières de part et d’autre, il lui suffira de remonter ses trébuchets pour tirer sur nos murailles jusqu’à ce qu’elles cèdent. Ensuite, une seule charge au bas de la colline, et la ville sera à lui.

— Alors, tu veux le frapper dans le cul ? dit Brendan d’un air sérieux.

— Si j’arrive à faire passer un assez gros détachement derrière lui, oui. Mais il va poster une ligne de défense à quatre cents mètres de chacun de ses flancs. Par contre, s’il existait un tunnel, ou un ancien chemin pour fuir, ou une porte permettant d’effectuer une sortie en bas de la colline… (Il haussa les épaules.) Ça vaut le coup de vérifier.

— Absolument.

Martin fit signe de refermer la porte de la ville.

— À la place du commandant keshian, j’enverrais des éclaireurs au sud de la route du col à la recherche de sentiers et de vieux chemins fermiers, afin d’infiltrer le plus d’hommes possible au sud de la ville sans qu’on les voie.

— Devrions-nous envoyer une patrouille vers le Natal ?

— Les rangers des Cités Libres devraient réussir à harceler les Keshians et à les empêcher de descendre trop au sud. Je suppose qu’on finira par les voir apparaître s’ils réussissent à s’infiltrer.

— Je suis content que ce soit toi qui doives réfléchir à tout cela, mon frère, lui confia Brendan. Je suis un peu dépassé, là.

— Tu t’en sortirais très bien si tu étais à ma place, répondit Martin avec un sourire las. (Il contempla la porte close comme s’il pouvait voir à travers, et au-delà des montagnes, jusqu’au campement keshian.) C’est juste cette attente qui me fatigue.

— Et le manque de sommeil, ajouta Brendan avec le sourire diabolique d’un petit frère. Non seulement tu restes debout jusqu’à pas d’heure pour planifier nos défenses, mais en plus, Bethany…

Martin brandit un index menaçant sous le nez de son frère sans lui laisser le temps de finir.

— Tais-toi !

Brendan recula en levant les mains, paumes vers l’extérieur, en un geste suppliant.

— J’allais seulement dire que tu passes beaucoup de temps à lui parler après le dîner.

Martin couvrit son frère d’un regard dubitatif, mais laissa couler.

— Elle est étonnante, dit-il avec une admiration évidente. Elle a fait des miracles avec les femmes et les enfants de cette ville. Deux tiers des femmes et la quasi-totalité des enfants vont partir demain pour le Nord afin de se réfugier à Zûn. Les femmes qui restent cuisineront, laveront les vêtements et s’occuperont des blessés.

— Je ne doute pas qu’elles défendront chèrement leur vie si les Keshians font tomber cette muraille.

Martin hocha la tête.

— Kesh n’est jamais tendre avec ceux qu’elle conquiert. Le viol et l’esclavage sont ce qu’on peut espérer de mieux, au-delà d’une mort rapide.

Les deux jeunes gens avaient lu des récits de guerre. Aucune nation ne pouvait se prétendre vertueuse quand elle était en proie à un conflit armé. Le royaume s’était montré tout aussi brutal en conquérant ses voisins, bien des siècles auparavant. Mais il s’agissait alors de guerres d’expansion, et les conquis étaient désormais des citoyens au même titre que les premiers conquérants qui avaient quitté le royaume insulaire de Rillanon.

Kesh la Grande, quant à elle, menait des guerres de subju­gation. Seuls les « Sang-Pur » se voyaient accorder la citoyenneté pleine et entière. Ceux qui servaient l’Empire et vivaient depuis des générations autour de l’immense lac appelé Gouffre d’Overn étaient considérés comme des citoyens inférieurs, même si certains occupaient des postes élevés dans l’administration. Tous les autres n’étaient que des sujets. Même les colons qui avaient déménagé vers des terres lointaines comme la Côte sauvage, le Natal (l’ancienne province de Bosania) et l’île de Queg étaient devenus moins que des sujets. Résultat, les légionnaires keshians et les Chiens Soldats réprimaient des rébellions depuis des siècles.

Le procédé était toujours le même. Quand Kesh conquérait une terre, elle l’occupait, et les autochtones étaient expulsés, tués ou réduits en esclavage.

C’était ce qui empêchait Martin de considérer la perte de Crydee comme un échec complet. Il avait abandonné le château de sa famille mais, s’il était resté, il serait mort ou serait peut-être devenu un otage avec demande de rançon à la clé. Il n’y avait aucune trêve possible avec Kesh. Leur seul espoir était de résister aux troupes qui allaient venir les attaquer et de tenir en attendant le retour de l’armée du duc de Yabon. À ce moment-là, Martin ramènerait les hommes de Crydee chez eux pour chasser les intrus keshians de chaque moulin, ferme, mine et village de pêcheurs qu’abritait le duché.

Brendan remarqua l’expression de son frère.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien, répondit Martin en poussant un long soupir. Tout. C’est juste que beaucoup de pensées se bousculent dans ma tête.

Il regarda autour de lui comme à la recherche d’une autre tâche qui réclamait son attention.

— Retourne te reposer un peu dans la maison du maire, lui dit Brendan. Parle à Bethany et dors un peu.

Martin relâcha ses épaules en acceptant de se détendre.

— C’est juste que…

— Je sais, répondit son frère en posant la main sur le bras de Martin. Si quelque chose survient, je m’en occuperai.

Puis il sourit et ajouta :

— Ou j’enverrai quelqu’un te chercher. Ça te va ?

— Oui, répondit Martin. Je ne l’avouerai à personne d’autre, mais je n’aurais pas pu réussir tout ça sans ton aide, petit frère.

— Je serais perdu sans toi pour nous diriger, Martin. Mais je donnerais tout pour que Hal soit là.

Martin approuva d’un hochement de tête sincère.

— Moi aussi. (Leur frère avait été préparé à gouverner et il était un bien meilleur meneur que ses deux cadets.) Il est vraiment doué pour ce genre de situation.

— Franchement, tu ne t’en tires pas trop mal.

— Je me demande ce qu’il fait en ce moment.

— Il essaie probablement de trouver un moyen de rentrer à la maison, répondit Brendan. Mais il a peu de chances de réussir, à mon avis. Kesh a probablement bloqué Roldem, ou alors Roldem est désormais allié avec Kesh, et Hal a été arrêté, ou il se cache.

— Tu réfléchis comme notre père, commenta Martin. Je n’ai pas songé un seul instant à ce qui pouvait bien se passer à Roldem.

La tristesse les submergea tous les deux pendant un moment. Ils avaient eu peu de temps pour vraiment faire le deuil de leur père.

Ce fut Martin qui mit un terme à cet instant en disant :

— Viens, on a du travail.

— On nous attaque !

Le cri d’alerte résonna sur la place silencieuse derrière la porte du port et fut relayé par toutes les sentinelles postées sur les remparts. Martin s’habilla et sortit de sa chambre dans la maison du maire avant même que la cloche ait cessé de sonner. Au bord de l’escalier, il manqua de se cogner dans Brendan, aussi pressé que lui.

Deux jeunes femmes les attendaient lorsqu’ils arrivèrent au rez-de-chaussée de la maison : Bethany, la fille du comte de Carse, et Lily, la fille du maire. Bethany partageait la chambre de Lily sur l’arrière de la demeure, et toutes les deux portaient une épaisse robe de chambre par-dessus leur chemise de nuit.

Elles n’eurent pas le temps de poser la moindre question.

— Habillez-vous et tenez-vous prêtes à partir pour le Nord si j’en donne l’ordre, leur dit Martin.

Il embrassa distraitement Bethany sur la joue et s’en fut rapidement tandis qu’elle restait là un moment. Elle regarda Lily et secoua la tête.

— Il veut que je me prépare à fuir ? Je ne crois pas, non. Tu viens ? demanda-t-elle en prenant la direction de la chambre de son hôtesse.

— Où ça ? demanda Lily.

Elle s’était tout de suite liée d’amitié avec Bethany, mais elle s’étonnait souvent des manières brusques de la jeune noble. Elle montait à cheval comme un homme, en portant un pantalon ! Elle savait manier les armes et ne s’intéressait pas aux beaux vêtements, aux bijoux, aux parfums ou aux cosmétiques. Malgré tout, Lily, plus jeune que Bethany, l’aimait beaucoup. À cause du rang de la jeune femme, le maire n’avait pas osé brider son comportement excentrique, une faiblesse que Lily ne manquait pas d’exploiter chaque fois qu’elle en avait l’occasion.

À voir sa tête, Bethany jugeait que la réponse à cette question était évidente. Lily écarquilla les yeux en comprenant que son amie allait ignorer les ordres de Martin. Puis elle hocha la tête et s’écria en souriant :

— Attends-moi !

L’attaque avait bel et bien commencé le temps que les deux jeunes femmes enfilent une tenue plus appropriée. Quelques habitants couraient encore vers le nord en emportant leurs biens les plus précieux dans un baluchon sur l’épaule ou dans un sac à dos. Mais il n’y avait aucun autre civil en vue au pied des remparts. Des colonnes de soldats s’alignaient de part et d’autre de la rue, en attendant l’ordre de gravir un escalier plutôt qu’un autre, de flanquer la porte ou de se tenir prêts à repousser les envahisseurs au cas où la porte viendrait à tomber.

Une lumière vacillante dans le ciel au-dessus de la porte indiquait la présence d’un feu. Bethany gravit en courant l’escalier sur sa droite.

Martin et Brendan discutaient. Le capitaine Bolton passa en courant entre les deux jeunes femmes.

— Excusez-moi… (Il s’arrêta.) Lily ?

Il jeta un coup d’œil à Bethany et ajouta :

— Demoiselle ?

Bethany portait sa tenue de voyage : une culotte d’équitation, une chemise en lin sous un gilet de cuir et des bottes de cavalier. Elle tenait également son arc composite, et un carquois plein de flèches lui battait la hanche.

— Ah, je ne pense pas que vous devriez être ici…, commença-t-il.

Mais Bethany posa fermement la main gauche sur le torse du jeune homme et le repoussa légèrement.

— Nous ne voudrions pas vous distraire de votre mission, capitaine.

Elle planta là le jeune homme aux yeux écarquillés et poursuivit majestueusement son chemin. Lily lança un rapide sourire à Bolton et le planta là également en courant pour rat­traper Bethany.

Martin se retourna juste au moment où Bethany arrivait. S’il fut surpris de la voir là, il n’en laissa rien paraître. Plusieurs expressions fugaces se succédèrent sur son visage, trahissant le débat interne qui l’animait, mais il décida finalement qu’il ne servirait à rien de lui donner des ordres.

— Des assaillants, expliqua-t-il sans qu’elle pose de question.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus le mur. En dépit de l’obscurité nocturne, elle aperçut des silhouettes sombres qui portaient des torches près des quais.

— Que font-ils ?

— Je n’en sais rien, mais je ne vais pas risquer la vie de mes hommes cette nuit pour le découvrir. Les quais et les faubourgs sont déserts. Tout ce qui valait la peine d’être récupéré a été amené à l’abri des remparts de la ville depuis des jours. Ils ne trouveront rien de valeur là-dehors, à part deux ou trois bateaux de pêche en train de pourrir.

— Ils allument des incendies, murmura Lily.

Brendan recula légèrement et regarda par-dessus l’épaule de son frère et de Bethany pour voir clairement la jeune fille.

— Lily, vous ne devriez pas être là, lui dit-il en hochant la tête.

— Oh ? fit-elle en feignant la surprise, les yeux écarquillés.

Brendan sourit.

— Mon frère ne le lui dira pas, ajouta-t-il en désignant Bethany d’un signe de tête, alors je ressens le besoin de le faire de sa part, même si je sais qu’il ne sert à rien de donner des ordres à Bethany.

Martin ignora ces badineries. Il leva les yeux vers la sentinelle postée dans la tour la plus proche et cria :

— Qu’est-ce que vous voyez ?

— La même chose que vous, commandant. Ils démarrent des incendies tout le long des quais.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demanda Brendan.

Martin jeta un coup d’œil à l’arc dans la main de Bethany.

— Si tu veux rester, tu dois faire deux choses pour moi : suivre mes ordres à la lettre et éviter de te faire tuer.

Elle l’embrassa.

— Dis-moi ce que je dois faire.

Il regarda autour de lui.

— Mets-toi là-bas, dit-il en désignant un créneau, et surveille quiconque longera le mur en face de toi. Tu vas devoir te pencher un peu, alors fais attention à ne pas tomber. Je ne veux pas avoir à ouvrir la porte pour te récupérer.

— Mais tu le ferais, rétorqua-t-elle en souriant.

Il ignora cette tentative de séduction, sachant que Bethany masquait ainsi sa propre peur à l’idée de se retrouver peut-être de nouveau sous les tirs ennemis.

— Tire sur quiconque approchera de la porte de l’autre côté du mur.

Martin se tourna vers les soldats réunis sur la place.

— Sergent Magwin !

— Commandant ! lui répondit-on aussitôt.

— Archers sur les remparts ! Formez une compagnie volante en face de la porte !

— Bien, mon commandant ! s’exclama le vieux sergent de Crydee.

— Sergent Ruther, reprit Martin un ton plus bas, en sachant que l’officier le plus gradé de Crydee avait certainement rejoint son commandant sur le chemin de ronde.

— Commandant ?

Martin se tourna vers le soldat aux cheveux gris.

— Les archers doivent abattre toute personne qui traversera le champ de tir à l’extérieur, surtout si elle amène une torche ou de l’huile près de la porte.

— Bien commandant, dit Ruther, qui entreprit aussitôt de transmettre les ordres de Martin.

La croissance des villes anciennes les amenait souvent à s’étendre au-delà de leurs remparts, surtout en période de paix. Il existait des faubourgs au-delà des murailles de nombre d’entre elles, comme Krondor, LaMut et toutes les grandes villes de l’Est. Dans certaines agglomérations, comme Salador, la vieille ville ceinte d’une muraille représentait le plus petit quartier. Mais les barons d’Ylith étaient tous des hommes prudents qui se rappelaient avec quelle facilité les soldats de la reine Émeraude avaient envahi les faubourgs et escaladé les remparts. Depuis, plus aucun bâtiment ne s’adossait à la muraille derrière le village de pêcheurs et les quais, créant ainsi un véritable champ de tir où les archers pouvaient abattre n’importe quel assaillant.

Ylith avait connu une longue période de paix entre l’invasion de la reine Émeraude et cette attaque keshiane, mais ses dirigeants avaient appris à rester vigilants. De plus, l’inclinaison naturelle du terrain et la courbe du port plaçaient la porte principale de la ville à un angle défavorable aux attaques. Il était difficile de positionner un bélier et de lui donner de l’élan pour défoncer la porte. Contrairement à celle de Crydee, la porte à double battant d’Ylith était imposante. Ses énormes charnières avaient des gonds de la taille d’un petit tronc d’arbre, avec des fixations de quatre-vingt-dix centimètres de chaque côté maintenues en place par d’énormes boulons en fer enfoncés dans le bois dur de trente centimètres d’épaisseur. Elle était aussi robuste que l’acier après avoir séché au soleil pendant des années, sans compter l’huile et les produits d’entretien utilisés pour la préserver. Les Keshians allaient devoir se poster en haut de la crête et lancer des pierres avec leurs trébuchets pour voir combien de temps cette partie de la muraille allait leur résister. Martin savait qu’elle pouvait subir des semaines de dégâts avant de céder, assez longtemps pour que des renforts arrivent du Sud.

Ce fut en réfléchissant à cela qu’il comprit.

— Je sais ce qu’ils font ! (Brendan et les filles le regardèrent d’un air interrogateur.) Ce n’est pas une attaque contre notre porte. Ils essaient d’empêcher le débarquement d’une flotte islienne.

Brendan parut perplexe, puis comprit à son tour.

— Les jetées !

— Brûlées jusqu’à la ligne de flottaison, acquiesça Martin.

— Les piliers sous l’eau déchireront la moindre coque qui s’en approchera, renchérit son frère.

Ils visualisèrent les trois longues jetées qui partaient des quais et imaginèrent les supports en bois de la taille d’un arbre saillant juste sous la surface.

— La marée risque d’amener les navires droit sur eux, ajouta Bethany.

— Ils seront obligés de jeter l’ancre au large et d’amener les soldats à terre à la rame ! dit Brendan.

Ce fut Lily qui posa la question critique :

— Je sais que ça risque de les ralentir, mais ils réussiront quand même à débarquer pour nous aider, n’est-ce pas ?

Martin balaya du regard le tableau en contrebas. Les flammes avaient commencé à lécher les bâtiments les plus proches des quais, si bien que la scène était visible de plus en plus clairement.

— Pas s’ils doivent subir… Le vieux fort !

— Eh bien, à quoi penses-tu ? demanda Brendan.

Le sergent Ruther avait inspecté le vieux fort la veille sur l’ordre de Martin. D’après son rapport, l’endroit était en ruine, mais ses murs encore robustes. Avec un peu de travaux, on pourrait facilement l’occuper et le défendre.

— Sergent Ruther ! s’époumona Martin.

— Commandant ?

Comme toujours, la réponse lui fut faite aussitôt et provenait d’en bas.

— Ouvrez la poterne et conduisez un détachement de cavalerie au vieux fort. Rassemblez une compagnie de fantassins qui doit les suivre. Je veux qu’à l’aube, des charpentiers et des maçons entament les réparations !

— Bien, commandant.

— Je croyais qu’on n’allait pas utiliser ce fort, intervint Brendan.

— On n’en aurait pas besoin si nous n’étions attaqués que d’un seul côté. (Il poussa un long soupir fatigué.) Il faut les empêcher de prendre la moindre position sur le rivage oriental.

— Tu crois qu’ils ont l’intention de s’en emparer ? s’étonna Brendan.

— C’est ce que je ferais si je voulais tenter un débarquement, répondit Martin. S’ils arrivent à mettre le pied de ce côté de l’embouchure du port et à installer des catapultes ou des trébuchets dans le fort, ils empêcheront nos renforts de débarquer et, quand ils seront prêts à passer à l’attaque, ils frapperont sur deux côtés à la fois. Nous serons alors obligés de défendre la porte est en plus de celle-ci, et nous n’avons pas assez d’archers, ni assez d’hommes, pour cela.

» Et si nous étions obligés d’effectuer une sortie pour repousser un assaut à l’est, il faudrait sortir par la porte nord et traverser des kilomètres de pâture et de haies, sans aucune ligne d’attaque claire jusqu’à ce qu’on atteigne cette plage…

— Sur laquelle leurs archers nous abattraient comme du gibier, conclut Brendan.

Martin envisagea toutes les possibilités pendant quelques instants.

— Sergent Ruther ?

Le vieux soldat réapparut à côté de Martin.

— Commandant ?

— Où en est-on côté archers ? Combien en avons-nous ?

— On parle de ceux qui peuvent tirer à l’arc, commandant, ou de ceux qui peuvent réellement atteindre leur cible ?

Martin hésita.

— Ceux qui peuvent tirer.

— Cent cinquante, à peu près, répondit Ruther.

— Prenez les trente meilleurs, plus la compagnie volante, et occupez le vieux fort pour superviser les travaux en personne. Faites suer sang et eau aux charpentiers et aux maçons s’il le faut, mais je veux ce fort en bon état pour hier. (Brusquement, il eut une idée.) Prenez cette baliste miniature avec vous. (Il désigna la baliste portable sur le chariot qui l’avait amenée de LaMut.) Pointez-la vers l’endroit où vous ferez le plus de dégâts aux Keshians s’ils tentent de s’emparer du lieu. J’ai le sentiment, ajouta-t-il en baissant la voix, qu’ils vont essayer de transporter des hommes sur la rive et de nous attaquer par l’est en même temps qu’ils frapperont cette porte.

— Bien, commandant, dit Ruther. Puis-je suggérer que de l’huile nous serait bien utile ?

— Prenez ce dont vous avez besoin, mais essayez de ne pas incendier…

Martin s’interrompit et se tut un long moment. Puis il reprit :

— Non. Prenez toute l’huile dont vous avez besoin et, si les choses devaient en arriver là, incendiez le fort, qu’il n’en reste plus rien. Si on le perd, au moins, les Keshians ne pourront pas l’utiliser.

Martin jeta un coup d’œil à son frère et au sergent, puis contempla le port et la mer au-delà.

— Kesh n’essaiera pas de débarquer des troupes dans des chaloupes si elles ne peuvent pas prendre position sur la plage. Si nous plaçons des archers dans les arbres sur les collines au-dessus du port, les troupes ennemies n’auront aucun endroit sûr pour se rassembler avant de lancer l’assaut. Plus de la moitié mourront avant d’atteindre la route.

Il hocha la tête.

— Bien vu, commandant, le complimenta Ruther.

Il tourna les talons et s’en fut en courant.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Brendan tandis que les flammes jaillissaient vers le ciel, engloutissant le faubourg tout entier.

Martin regarda vers l’ouest, en direction du feu, puis vers l’est, comme s’il essayait de voir au loin la menace qui risquait d’arriver de tous côtés. Enfin, il s’adossa à la muraille, en sentant déjà la chaleur de l’incendie derrière lui, et regarda vers le nord.

— On attend, en espérant que la nuit ne nous réserve pas d’autres surprises.