Entracte

RÉVEILS

Tomas se redressa.

Aux premières heures du jour, il venait de sentir quelque chose déchirer le tissu de ce monde d’une manière qu’il n’avait plus connue depuis qu’il avait enfilé pour la première fois l’armure blanc et or du Seigneur Dragon. Il regarda autour de lui et vit que sa femme était réveillée elle aussi, et qu’elle le regardait avec de grands yeux ronds.

— Mon amour, que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle dans un souffle.

Il fut incapable de trouver ses mots pendant un moment.

— C’est Pug… Il n’est plus là, finit-il par répondre.

Aglaranna posa la main sur le bras de son époux.

— Comment ça ?

— Il y a toujours eu un lien entre nous, et maintenant, ce lien est rompu.

Il resta immobile pendant quelques secondes, avant d’ajouter :

— Et ce n’est pas tout.

— Quoi donc ? demanda-t-elle en observant son dos puissant que venait souligner la faible lueur de la lune qui filtrait à travers la fenêtre de leur chambre. (Il se dirigeait vers le coffre où il rangeait son armure.) Tomas ?

Il ouvrit le coffre et contempla l’héritage d’Ashen-Shugar, le Valheru dont il partageait les souvenirs.

— Je sens quelque chose.

— Quoi donc ? répéta-t-elle.

Tomas regarda son armure, puis son épouse avant de répondre :

— Il y en a un autre.

Dépouillé des derniers vestiges de son corps mortel, Draken-Korin somnolait sur son trône d’ébène. Il se réveilla et vit que tout avait été remis en état comme il l’avait ordonné. Chaque centimètre carré de la salle avait été nettoyé par ses fidèles hommes-tigres, et les torches allumées. Il se leva. Aussitôt, ceux qui se trouvaient dans la pièce se prosternèrent devant lui en signe d’obéissance abjecte, en posant le front sur le sol de pierre.

— J’ai faim ! rugit-il. Apportez-moi à manger. Je dois prendre des forces. (Il pencha la tête de côté, comme s’il tendait l’oreille.) Il y en a un autre.

Tandarae sentait le changement qui s’était produit dans le champ d’énergie de la planète. Quelque chose d’énorme venait juste d’avoir lieu. Il devait s’agir d’une catastrophe pour que ses effets puissent se faire sentir sur une telle distance.

Puis le ciel se déchira.

L’explosion projeta le maître de la connaissance à la renverse tandis qu’une imposante colonne de lumière rubis jaillissait à travers le toit du bâtiment abritant le portail. Une vague de chaleur balaya Tandarae. Si quelqu’un se trouvait à l’intérieur au moment de la détonation, il était sûrement mort.

Tandarae se releva, les jambes flageolantes, tandis que les habitants d’E’bar sortaient de chez eux pour contempler la lumière monstrueuse.

— Que s’est-il passé ? demanda Egun en venant trouver le maître de la connaissance.

— Il y a eu une explosion à l’intérieur du bâtiment qui abrite le portail.

— Par nos ancêtres, murmura le capitaine des Sentinelles. Je te cherchais. Le régent se trouvait là-bas.

— Plus maintenant, répondit Tandarae. Vois si tu peux trouver des membres de l’assemblée et demande-leur de se réunir. Des questions vont être posées, auxquelles nous n’avons pas de réponse. Trouve aussi les galasmanciens et demande-leur de regarder dans la salle du portail si c’est possible de le faire sans danger. Il faut que nous sachions ce qui est en train de se passer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le soldat.

— J’ai bien peur que ce soit un fanal, répondit le maître de la connaissance.

— Un fanal ?

Le capitaine hésita avant de poser la question :

— Mais pour quoi faire ?

— Ce pour quoi tous les fanaux sont faits, Egun : il sert à guider quelqu’un jusqu’ici.

— Qui ?

— C’est ce que je redoute de découvrir.

Au cœur de la Kesh occidentale s’étend un immense lac baptisé l’aire du Dragon. Peuplée de gens paisibles originaires d’Isalan, la région n’a pas changé depuis des siècles. Une chaîne de montagnes, les Gardiens, entoure le lac, à l’exception d’une rivière qui part vers le nord jusqu’à la mer. Au printemps, quand la glace et les neiges fondent dans les sommets, la rivière déborde, et les fermiers se réjouissent, car la terre arable sur ses rives est de nouveau fertile.

Les montagnes, l’inaccessibilité du lac et l’absence de richesses font que les conquérants, les envahisseurs migrants, les bandits et les gredins laissent cet endroit tranquille. C’est peut-être la région la plus paisible de tout Midkemia.

Un fermier du nom de Li Shun, qui fait pousser des pommes de terre, pousse sa petite brouette sur la route, à l’aube. Il emmène sa récolte au marché. Les pommes de terre d’hiver sont rares cette année, et il est sûr d’en tirer un bon prix.

Puis vient le bruit.

Il s’arrête. Tournant le dos à sa brouette, il redescend la route et sent son corps changer à chaque pas.

Loin au-dessus du lac, dans une prairie pleine de moutons, deux frères, Tai et Mak, assis près de leur feu de camp, veillent sur leurs troupeaux. Puis les deux frères se lèvent et laissent tomber leur houlette. Ils abandonnent derrière eux leur chien qui gémit et s’éloignent de leur campement. Leur corps change à chaque pas. Leur forme se fluidifie et devient bien plus large.

Dans un nid loin au-dessus de la prairie, une matriarche dragonne est roulée en boule autour de ses œufs. Comme le veut sa nature, elle veillera sur eux jusqu’à ce qu’ils éclosent. Elle commence à avoir faim, car elle n’a pas mangé depuis un mois, mais elle s’est gorgée d’assez de nourriture pour tenir encore un autre mois, jusqu’à ce que les trois coquilles d’œuf se brisent. Ensuite, elle chassera pour ses petits.

Puis, elle entend le bruit. Elle se lève et étend ses ailes, jette la tête en arrière et ajoute sa voix à ce bruit pour l’amplifier et le répéter.

Tout autour du monde, les dragons abandonnent leur forme humaine, qui n’est qu’une illusion. Les chasseurs dans les montagnes jettent leur arc. Un pêcheur en mer laisse son petit bateau couler car il devient trop gros pour que l’embarcation puisse le porter. Un garde à bord d’une caravane quitte son campement au milieu de la nuit et s’enfonce dans l’obscurité. Ses compagnons ne le reverront plus jamais.

Tout autour du monde, les voix des dragons reprennent le bruit et le répètent en ajoutant leur puissance à ces notes.

L’heure est venue.

C’est le chant qu’ils n’ont pas entendu de mémoire du plus vieux dragon vivant sur ce monde. Mais, instinctivement, ils le connaissent.

Dans l’obscurité à l’ouest de Novindus, un énorme dragon noir s’élance dans la nuit étoilée. Ses ailes puissantes claquent comme des coups de tonnerre tandis qu’il tournoie et s’élève en cherchant à répondre à un appel si ancien qu’il n’a pas besoin de mots pour le reconnaître.

Au soleil de midi à Rillanon, sur les plus hauts sommets méridionaux de l’île, un énorme dragon blanc pousse un cri rempli d’émotions si profondes qu’il n’a pas de nom pour elles. Puis il s’élance dans le firmament, tel un énorme nuage sur le bleu du ciel aux yeux du chasseur qui lève la tête à ce moment-là.

Tout autour du monde, l’appel est répété, et les dragons cachés parmi les humains y répondent. En quelques minutes, il est repris en écho par tous, qui lui répondent et le relaient. Dans de lointaines montagnes, dans de profondes cavernes, sur des plages isolées et au cœur de vallées désertes, des dragons se lèvent.

Dans une immense caverne sous une ville abandonnée, le plus grand de tous les dragons lève la tête et tend l’oreille. Autour d’elle, car il s’agit d’une femelle, des silhouettes encapuchonnées attendent, car voici venue l’heure du nexus, le tournant de toutes choses. Maintenant s’annoncent des jours incertains.

Lentement, la dragonne baisse sa tête couverte de joyaux et ferme les yeux. Ses compagnons se retournent pour veiller sur l’oracle des Aal qui somnole à présent, car elle est arrivée au bout du futur. Ceci est le moment où le temps lui-même va changer, et même la plus puissante devineresse dans toute l’histoire de l’univers ne sait pas ce que demain va apporter.