Cible en vue

Sous le soleil qui s’élevait petit à petit, Mary gagna le trottoir et s’immobilisa, au cas où, comme Heather, Eden lui aurait menti. À tout moment, sa belle-mère risquait d’accourir, à bout de souffle et éperdue de remords, et de crier : « Tu le trouveras à tel ou tel motel ! » Ou : « Il a loué une chambre dans telle ou telle rue ! »

Devant la porte obstinément close, Mary se rendit compte qu’elle ne réussirait jamais à franchir à pied les deux kilomètres qui la séparaient du Pleasant Inn. Mais elle ne pouvait pas non plus rester sous le soleil qui incendiait sa peau claire, embrasait sa chevelure rousse, cuisait son cuir chevelu. N’ayant jamais pris de bain de soleil, elle n’utilisait pas de crème solaire et autorisait rarement sa chair à entrer en contact avec les rayons du soleil. Encore quelques minutes à feu vif et elle commencerait à roussir.

Lorsque Mary se mit en route vers Willow Highlands, le rire et les larmes, contraires promis par les romans qui encombraient son lourd sac à main, se livraient une lutte sans merci dans sa gorge. La route principale passait de l’autre côté de la colline, où elle se souvenait d’avoir aperçu un petit centre commercial. Il y avait une banque, où elle pourrait vérifier le solde de son compte avant de se rendre à l’hôtel. Un peu moins d’un kilomètre. De l’autre côté de la colline. En route.

En l’occurrence, l’escarpement tenait de la montée verticale plus que de la simple pente. Mary grimpait le trottoir blanc, haletante, les pieds cuisants dans ses bottes d’hiver, en se demandant vaguement comment les enfants de Golden Hills apprenaient à faire du vélo. Haut devant elle, elle vit un Mexicain d’âge moyen descendre une tondeuse à gazon du plateau d’une petite camionnette rouge garée près d’un terrain de jeu désert. Ignorant le regard étonné de l’homme, elle le salua de la main et, malgré le vacarme métallique, lui lança de façon tout à fait inepte :

— Fait chaud, hein ?

Les forces qui lui restaient lui permirent d’atteindre le milieu de la côte escarpée, où elle s’arrêta au bord d’une fontaine rocheuse étincelante, à l’abri d’un garage aux proportions monstrueuses. Willow Highlands, songea-t-elle en regardant autour d’elle, à bout de souffle. L’abondance splendide à laquelle aspire l’univers. Ah ! la beauté. Qu’aurait pensé Gooch de cet étrange paysage ? Il avait un jour rejoué pour Mary la conversation qu’il avait eue avec un immigrant originaire d’Afrique de l’Ouest dans un relais routier au nord de London. Le rêve de l’homme était d’élever ses enfants en Amérique pour que, en grandissant, ils apprennent à ne pas apprécier les choses à leur juste valeur.

Même si les Corvette et les Lincoln le faisaient saliver, Gooch, par nature (ou par la force des choses) n’était pas matérialiste. Dans ses moments de grande franchise, au cours des premières années de leur mariage, lorsque Mary acceptait encore de jouer le jeu, il disait avoir envie d’expériences nouvelles plutôt que de possessions. « On devrait sauter dans la voiture et rouler jusqu’en Colombie-Britannique », disait-il. Ou encore : « Un jour, on devrait remonter le Saint-Laurent pour suivre la migration des baleines. » Et : « Je rêve de t’emmener patiner sur le canal Rideau. » Il n’avait jamais parlé des forêts de séquoias ni de Big Sur, mais ces lieux faisaient peut-être effectivement partie de ses destinations de rêve. Au même titre que Washington, D.C. Ou Yellowknife. Ou New York. Ou Istanbul. Viens avec moi, Mary. Viens avec moi.

Assise au bord de la fontaine, des colonnes d’eau jaillissant dans son dos, Mary prit de longues et profondes inspirations, écouta le bruit blanc des tondeuses à gazon et des souffleuses à feuilles. Des journaliers besognaient pour le bénéfice des nantis. Quelque part, Gooch, en buvant à une gourde, le vaste océan bleu s’étendant sous ses yeux, cherchait la vérité — Dieu, peut-être — qui se cachait au bout de tous les voyages d’exploration. De quoi parlerait-il avec Dieu ? De la politique mondiale. Des grands classiques du cinéma. Mary espérait que Dieu allait préparer pour lui des toasts à la cannelle et qu’elle le laisserait refaire ses forces dans les vastes espaces sauvages et inviolables.

Lorsqu’elle tenta de se relever, Mary comprit qu’elle ne pourrait pas poursuivre son ascension. Son corps insistait tranquillement pour être nourri. Elle n’avait pas assez mangé et il se vengeait, s’enrayait, s’arrêtait et attendait, de la même façon qu’il avait roté, chié et eu des crampes lorsqu’elle mangeait trop.

Elle vit le Mexicain qu’elle avait déjà aperçu tenter de convaincre sa camionnette rouge, qui avait connu des jours meilleurs, de monter jusqu’au sommet de la colline. Elle comprit que, pendant qu’elle se reposait là sans bouger, il avait tondu la pelouse du parc tout entier.

— Attendez, fit-elle en agitant la main. Attendez, s’il vous plaît.

Il s’arrêta au bord du trottoir, au moment où elle essayait péniblement de soulever sa carcasse. Elle sourit.

— Vous pourriez me déposer à la banque, s’il vous plaît ?

L’homme, qui semblait ne pas comprendre, tressaillit lorsque Mary ouvrit la portière et lança son gros sac sur la banquette en disant :

— J’ai de quoi vous payer.

Elle tira cinquante dollars de sa liasse de billets et les mit dans les mains tachées de vert de l’homme. Il accepta l’argent, en proie à l’incompréhension.

— C’est de l’argent canadien, expliqua-t-elle, mais on pourra vous le changer à la banque.

Elle se hissa sur la banquette.

— Vous pouvez me déposer à la banque ? répéta-t-elle en gesticulant.

Il secoua la tête. Ses yeux exprimaient le regret de ne pas comprendre ou encore celui de s’être arrêté pour la faire monter.

Se rappelant que la banque se trouvait à côté d’un restaurant, elle risqua :

— Le poulet fou ? Le pollo ?

— Pollo ? demanda-t-il. El Pollo Loco ?

Il hocha la tête et mit la camionnette en prise. Incapable d’atteindre son sac, posé par terre, Mary fourra la liasse de billets dans la poche de son ensemble à motifs.

Ne pouvant pas communiquer avec le conducteur, elle regarda défiler les maisons, tandis qu’ils montaient, puis redescendaient la côte. La camionnette rouge crasseuse finit par rejoindre la route principale. À un feu de circulation, Mary aperçut des mots écrits sur la lunette arrière d’une Suburban de Chevrolet arrêtée devant eux. Ayant d’abord cru qu’il s’agissait d’un slogan, elle fut surprise de lire : Trent Bishop, 1972-2002. Toujours présent dans nos cœurs. Elle n’avait encore jamais vu un véhicule portant un message commémoratif et fut frappée par le deuil infatigable qu’il traduisait : à chacun de ses déplacements, qu’elle se rende au travail ou à l’épicerie, la brune âgée qui tenait le volant rappelait au monde entier qu’elle avait perdu un fils prénommé Trent, mais qu’elle l’emmenait partout avec elle, telle une photo sertie dans un médaillon, et qu’il ne serait jamais oublié.

En songeant à la grosse camionnette Ford au toit recouvert de ruban gommé qu’elle avait abandonnée à Toronto, elle se demanda si elle en viendrait un jour à se souvenir de son mariage de la même manière. À peindre sur la lunette arrière les mots : James et Mary Gooch, 1982- ?

Lorsqu’elle sortit du véhicule, Mary constata avec soulagement que l’homme ne tentait pas de lui rendre son argent. Il s’éloigna plutôt à vive allure, de crainte que cette femme, clairement loco, change d’avis.

Le guichet automatique était en vue, mais, à la même distance, il y avait aussi une pharmacie, et Mary entendit son appel. Différent de celui du Kenmore ou des restaurants-minute. Un ferme rappel plutôt que le chant de sirènes perfides. De la nourriture. Elle se dirigea vers le magasin. À chaque pas, elle avait l’impression de marcher sur des charbons ardents, le soleil la mettant au défi de s’arrêter, son courage poussant son corps vanné à poursuivre. Depuis le départ de Gooch, elle avait effectué plus de pas qu’au cours de toute l’année précédente. Et sans emprunter le sentier facile dont elle avait l’habitude. Au contraire, à chacun de ses pas, elle en rencontrait un nouveau, escarpé, et elle devait escalader des rochers, lestée non seulement de son corps, mais aussi du lourd sac à main en vinyle et du poids plus dense encore de son illumination grandissante.

La pharmacie, dont le parfum subtil lui sembla aussi familier que celui de la maison, était bondée de mères et d’enfants qui, à la sortie de l’école, étaient sans doute montés aussitôt dans des voitures en attente, car elle n’avait pratiquement vu personne dans les rues. Il y avait aussi deux ou trois hommes en complet foncé, une tasse de café en carton à la main, un téléphone pressé contre l’oreille, et des vieilles femmes qui, en se traînant les pieds, se dirigeaient vers le comptoir du fond pour attendre leurs médicaments. Mary s’appliquait à garder les yeux levés. Elle ne risquait pas de trouver Gooch en ce lieu, mais on ne savait jamais.

Au contraire de celle de Leaford, faite de mangeurs de maïs, et de celles des rues de Toronto, mosaïque de couleurs et de formes, la population de Golden Hills semblait se composer majoritairement de caucasiens athlétiques et musclés, liftés et bonifiés, liposucés et implantés. Et si grands. Mary avait beau avoir vécu avec l’un des hommes les plus grands du comté de Baldoon pendant vingt-cinq ans, elle fut frappée par la taille des habitants de Golden Hills, qui donnaient l’impression de vouloir rattraper les palmiers.

Devant la rangée de frigos, elle ouvrit une porte et prit quatre grosses bouteilles d’eau. Ses muscles fatigués refusèrent de supporter ce poids conjugué à celui du sac à main. Elle prit un chariot, y déposa l’eau, son sac à main et le sac en plastique renfermant son uniforme marine ; elle y ajouta aussi une douzaine de barres de protéines qui, à en croire l’emballage, étaient d’excellentes sources d’énergie, de nutriments et de protéines. Sentant la douleur entre ses yeux, elle trouva l’allée des analgésiques et choisit un flacon de comprimés extra-forts. Dans le rayon des produits saisonniers, elle ajouta quelques tubes d’écran solaire à ses emplettes.

Après avoir fait la queue devant la caisse, elle se rappela les billets dans sa poche et les sortit pour payer. La caissière secoua la tête en souriant poliment.

— Nous n’acceptons pas l’argent canadien, dit-elle.

Pour un peu, Mary aurait crié : « J’ai travaillé dans une pharmacie, moi aussi, et nous acceptions toujours les dollars américains ! Même que nous accordions une prime lorsqu’ils valaient plus que les nôtres ! » Elle remit les billets dans sa poche et sortit sa carte de crédit de son sac.

La caissière lui tendit les sacs en plastique, et Mary les déposa dans le chariot pour ensuite se diriger vers la porte. Ses muscles à bout, elle fut heureuse de s’appuyer sur le chariot et de le laisser transporter ses colis jusque dans le stationnement, aux abords paysagés de la banque. De là, il faudrait qu’elle trimballe tout sur le trottoir, mais elle fut soulagée de trouver un banc ombragé sur lequel prendre un peu de repos, boire et manger avant de poursuivre et d’élucider l’énigme de son compte en banque. Combien d’argent y restait-il ? À chaque pas, à chaque exhalaison, elle sentait les calories sortir.

Avant que les Gooch fassent l’acquisition de la moquette gris argenté, à l’époque où Mary achetait encore des magazines à la pelle, elle avait lu avec une indignation grandissante l’article d’une nutritionniste (que Gooch avait laissé ouvert sur la table de chevet de sa femme) qui exposait, avec une simplicité provocante, les raisons qui faisaient que, au moment même où le tiers-monde crevait de faim, les habitants du monde industrialisé engraissaient à un rythme affolant. En centrant sa démonstration sur l’équation entre les calories prises et les calories dépensées, la femme montrait l’évidence :

Au restaurant, on nous sert trop souvent des portions deux fois supérieures à nos besoins. Apport de calories. Nous confions nos tâches quotidiennes à des machines. Dépense de calories. Les restaurants ne fournissent pas toujours d’informations sur les matières grasses et les valeurs nutritives, ce qui empêche les clients de faire des choix éclairés. Apport de calories. Nous prenons la voiture lorsque nous pourrions marcher ou pédaler. Dépense de calories. Nous utilisons des ordinateurs pour communiquer. Nous regardons trop la télé. Nous remettons à plus tard ce que nous pourrions faire aujourd’hui.

Dans l’article, les affronts étaient si nombreux que Mary se demanda par où commencer lorsqu’elle s’attabla dans l’intention d’écrire à la rédactrice en chef. Gooch s’était rendu coupable du premier affront en laissant l’article bien en vue — comme si elle n’avait pas déjà lu un millier de papiers identiques, un million de témoignages de femmes décrivant pourquoi elles avaient engraissé —, mais cela, elle n’en parla pas dans sa lettre.

Le deuxième affront, aux yeux de Mary, avait trait à l’approche adoptée par la nutritionniste, qui faisait preuve de simplisme et d’un cruel manque d’empathie. De la même façon que les insensibles disaient Fallait pas fumer à propos des malades atteints du cancer du poumon ou Y avaient qu’à mettre une capote à propos des séropositifs, cette femme semblait admonester les personnes de l’espèce de Mary : Mangez moins et remuez un peu votre gros cul. Cependant, la question de l’obésité morbide, comme celle de l’anorexie (Mange plus pour éviter de crever, crétine), était beaucoup plus complexe. Nulle part dans l’article il n’était fait mention des gros chagrins. Du fait que manger est une panacée contre la perte. Pas un mot sur la souffrance de la solitude.

Dans un encadré en couleur, sous la légende « Se mettre en train », la femme suggérait aux personnes très grosses de commencer à faire de l’exercice en apesanteur, sous l’eau, où les muscles acquerraient de la vigueur, avant de s’attaquer à des tâches terrestres plus ardues. Comme si tout le monde avait une piscine. Comme si les obèses morbides mouraient d’envie d’enfiler un maillot de bain et d’étaler leurs marchandises en public. Mary avait gloussé, mais elle avait tourné la page pour pouvoir dire à Gooch qu’elle avait lu l’article jusqu’au bout, dans l’hypothèse où il lui demanderait ce qu’elle en avait pensé.

Et là… la gifle suprême. Une photographie de la femme, nutritionniste et auteur de Maman Cacao. Pourquoi les filles raffolent du chocolat, dont la parution était imminente. Au début de la quarantaine, sans doute, elle était blonde, grande et mince, vêtue d’un jean moulant, de bottes de cowboy et d’un t-shirt blanc immaculé gonflé par des seins fermes, et arborait un sourire moins vainqueur que vaniteux. Moins belle que Heather, mais tout de même jolie, mariée à un cardiologue et mère de deux adolescents, elle vivait dans une église convertie en maison au Vermont, où elle passait son temps à faire des tartes avec les fruits du verger familial et à tenir un blog hebdomadaire à succès. Une vraie vie de rêve.

Mary éplucha la notice biographique de l’auteur, mais elle ne trouva aucune mention de son obésité passée, rien qui laisse entendre qu’elle avait un jour été autre chose que la garce maigrichonne qui fixait Mary du haut de la clôture blanche sur laquelle elle était perchée. Cette femme faisait peut-être des tartes, mais elle ne les mangeait pas. De quel droit osait-elle parler ainsi ?

Dans la première partie de sa lettre à la rédactrice en chef, Mary rappelait à l’auteur que les motifs de la prise de poids était variés et complexes, que, pour de nombreuses raisons médicales, il est parfois difficile de perdre ses kilos en trop. Mais elle n’arriva pas à mener à bien la deuxième, qu’elle ratura et corrigea sans cesse. Les phrases au vitriol, la haine vive que lui inspiraient la silhouette de cette femme, ses jambes languissantes, ses bras sculptés, minaient sa crédibilité. Elle en avait moins contre le contenu de l’article, qui n’avait rien d’original ni de polémique, que contre son auteur qui, faute d’expérience personnelle, n’avait nullement le droit d’écrire des choses pareilles. De toute évidence, cette femme n’avait jamais trouvé l’obête sur son chemin.

Tête haute, cible en vue. Plan arrêté. Vérifier le solde du compte en banque. Aller au motel. Recharger le téléphone. Attendre un coup de fil — de Heather, d’Eden, de Gooch, peut-être de Joyce. Attendre, comme les Mexicains au bord de la route. Attendre. Et dormir. La réflexion lui vint sans angoisse ni incertitude, car elle savait que, en présence d’un plan plutôt que d’une liste, le sommeil viendrait et la libérerait.

Pour elle, les rêves éveillés avaient surtout été des cauchemars, des images de sa nourriture, des visions de ses réserves secrètes, la peur d’être prise sur le fait. Elle se surprit à traverser le stationnement sous le soleil incandescent en poussant le chariot comme un landau, perdue dans un fantasme mettant en scène Gooch. Elle imagina le corps massif de son mari penché sur le guichet automatique, songea à nouer ses bras autour de sa large poitrine et à chuchoter dans son dos : Je suis là, Gooch. Je suis là avec toi. Et lui, se retournant, disait : Mare. Oh, Mare.

Elle s’arrêta au bout du stationnement, sortit les sacs du chariot et faillit tomber à la renverse sur un petit enfant aux cheveux blond-blanc qui avait surgi derrière elle. Il vit les yeux surpris de Mary et se mit à hurler comme si elle venait de le frapper du revers de la main.

— Oh ! souffla-t-elle en parcourant les environs des yeux à la recherche d’une mère paniquée.

L’enfant cria deux fois plus fort et Mary lui sourit.

— Ne pleure pas, mon chou. On va la trouver, ta maman.

Elle posa ses sacs et tendit la main à l’enfant, qui l’accepta avec une aisance qui la troubla un peu. Elle sortit d’entre les voitures garées et aperçut la mère, une blonde grande et fine comme un roseau, qui remorquait deux autres enfants aux cheveux blond-blanc. Elle s’avança en criant :

— Joshua !

Le petit garçon se cramponna à la main de Mary, tandis que sa mère et ses frères s’approchaient, et plus fermement encore lorsque la mère étira un bras menaçant.

— Tu ne dois pas te sauver ! Tu ne dois pas te sauver de maman !

Mary se sentit troublée et coupable, comme la fois où elle était sortie de l’épicerie avec un plateau de brownies qu’elle avait caché sous le chariot pour ne pas que les autres clients le voient et que, au moment de passer à la caisse, elle avait négligé de mettre sur le tapis roulant.

— Je me suis retournée et il est apparu, expliqua-t-elle.

La femme, trop préoccupée par la punition à infliger à son rejeton, n’eut pas un regard pour Mary.

— Toi, mon vieux, tu peux dire adieu à ton Joyeux festin, dit-elle, les dents serrées.

Le petit garçon cria :

— Mais tu avais promis !

— Si tu étais gentil, précisa-t-elle en le détachant de Mary et en l’entraînant sans rien ajouter.

Mary revint vers les paquets qu’elle avait laissés sur le sol et les souleva non sans mal. Elle n’avait pas eu besoin de se pencher jusqu’à terre pour attraper les poignées, d’accord, mais elle se rendit compte qu’elle s’était baissée considérablement, plus qu’elle n’aurait pu le faire auparavant.

Elle s’assit sur le banc ombragé devant la banque, ainsi qu’elle se l’était promis, et trouva une des barres de protéines dans le sac. Elle déchira l’emballage et mangea la barre lentement, siffla la moitié d’une bouteille d’eau et se reposa encore un peu dans la brise légère, sous le soleil qui parcourait le paysage, jusqu’à ce qu’elle se sente de nouveau la force de se lever. Elle souleva ses sacs et se dirigea vers le guichet automatique, à l’autre bout de l’immeuble, mais, au moment de sortir la carte de son portefeuille, elle comprit soudain qu’elle avait pris le sac d’épicerie contenant son uniforme marine, ceux qui renfermaient les bouteilles d’eau, les barres de protéines, les tubes d’écran solaire et l’aspirine, mais pas son sac à main. Le gros sac à main en vinyle brun. Il était resté dans le chariot. C’était le dernier article qu’elle allait en sortir lorsque l’enfant avait détourné son attention.

Mue par l’adrénaline, elle contourna l’immeuble jusqu’à l’endroit où elle avait laissé le chariot. Il y était encore. Le sac, lui, avait disparu.

De retour dans la pharmacie. Elle suait à grosses gouttes dans son ensemble à motifs. Son énergie frénétique attira l’attention avant même que sa voix s’élève au-dessus de la rumeur des clients.

— Mon sac. Je l’ai laissé dans mon chariot. Quelqu’un l’a rapporté ?

La caissière secoua la tête et haussa les épaules. Quelques clients la contemplèrent avec compassion, les hommes parce qu’elle faisait pitié à voir, les femmes parce qu’elles savaient ce que représentait la perte d’un sac à main. Tout était dans ce sac. Ses articles de voyage. Ses romans non lus. Sa carte bancaire. Son passeport, son identité, définie par ses papiers. Son permis de conduire, sa carte de crédit, sa carte d’assurance-maladie. Son téléphone.

Après que la caissière eut consulté quelques collègues, qui avaient haussé les épaules à leur tour, Mary franchit la porte en clopinant et retourna vers l’endroit où elle était certaine d’avoir laissé son sac. Là. Le chariot. Là. Pas de sac. Et pas de sauveur surgissant d’entre les voitures, son sac à la main, comme elle-même l’avait fait avec l’enfant perdu, dont elle avait cherché la maman folle d’inquiétude.

Sac perdu. Mari envolé. Épouse déplacée. Debout dans le stationnement, Mary, immobile, laissa le soleil plomber sur sa tête.